Par Abd-al-Haqq Guiderdoni
Le monde musulman a rencontré la science moderne, au XIXème siècle, sous la forme d’un double défi, à la fois matériel et intellectuel. La défense de l’empire ottoman face à la poussée militaire des pays occidentaux, puis le succès de la colonisation, ont rendu nécessaire l’acquisition de la technologie occidentale, et donc de la science qui en est la fondation. Cette pression de la science moderne sur l’islam demeure encore très forte.
L’Occident apparaît comme le modèle de progrès qu’il faut rattraper, ou au moins suivre, en formant techniciens et ingénieurs, et en assurant le transfert massif des technologies indispensables au développement. Mais la rencontre entre l’islam et la science moderne a surtout suscité une réflexion d’ordre philosophique et doctrinal, en quelque sorte provoquée par un événement inaugural, la fameuse conférence « L’Islamisme et la Science » donnée par Ernest Renan (1823—1892) à la Sorbonne en 1883. Dans la perspective positiviste qui était la sienne, Renan y critiquait l’incapacité radicale des musulmans à produire des découvertes scientifiques, et leur inaptitude supposée à la pensée rationnelle. Cette conférence fut ressentie comme une provocation par les intellectuels musulmans de l’époque qui étaient en contact avec l’intelligentsia occidentale.
Ces intellectuels, dont Jamâl-al-Dîn Al-Afghânî (1838—1897) fut le précurseur, défendirent alors l’idée que l’islam n’avait pas connu de rupture entre religion et science, alors que le christianisme, surtout le catholicisme, avait vécu une longue période de conflit avec celle-ci. Pour eux la science moderne n’est rien d’autre que la « science islamique » autrefois développée par le monde musulman de l’époque classique (celui des califats umayyade et abbasside), et finalement transmise à l’Occident, dans l’Espagne du XIIIème siècle, grâce à des traductions qui permirent ensuite la Renaissance et les Lumières. Pour ces intellectuels à l’origine du courant « moderniste » de l’islam, il n’y a rien de mauvais, en principe, dans la science. Seules les distorsions imposées à la science par la vision matérialiste et positiviste des philosophes et scientifiques anti-religieux de l’Occident demeurent inacceptables. La science moderne n’a pu naître dans le monde musulman, pourtant très avancé à une certaine époque, à cause des « superstitions » ajoutées à la religion d’origine, qui ont incité au fatalisme quiétiste plus qu’à l’action. A l’issue de cette prise de conscience de l’engourdissement (jumûd) des sociétés musulmanes, les modernistes appellent à la renaissance (nahdah), par la réforme (içlâh) de la pensée islamique.
Cette position, très répandue dans le monde musulman, pose un certain nombre de problèmes, que l’on peut résumer en disant qu’il s’agit de savoir si la réforme doit conduire à « moderniser l’islam » ou à « islamiser la modernité ».
Les intellectuels musulmans qui travaillent sur les rapports de la science et de la religion puisent leur réflexion dans l’épistémologie de l’islam. En effet, la tradition islamique insiste sur la recherche de la « connaissance » (‘ilm), un mot qui revient plus de 800 fois dans le Coran et dans de nombreuses traditions prophétiques comme « la recherche de la connaissance est une obligation religieuse », ou « cherchez la connaissance jusqu’en Chine ». Cette connaissance a trois aspects : le savoir religieux transmis par la révélation, la connaissance du monde acquise par l’investigation et la méditation, et enfin, le savoir d’ordre spirituel accordé par Dieu. Les différentes attitudes face au rapport entre science et religion procèdent des éclairages différents qui peuvent être donnés à ces trois aspects. C’est le même mot (âyât) qui désigne à la fois les signes de Dieu dans le cosmos et les versets du texte coranique. De nombreux passages, appelés « versets cosmiques » (âyât kawniyya) par les commentateurs, attirent l’attention du lecteur sur les phénomènes de la nature, où celui-ci doit apprendre à déchiffrer l’œuvre du Créateur. La perspective fondamentale de l’islam est celle de l’affirmation de l’unicité divine (tawhîd), qui assure l’unicité de la connaissance, dans la mesure où tout savoir véritable reconduit à Dieu. En conséquence, il ne saurait y avoir de désaccord entre les données produites par la connaissance du monde et celles qui sont apportées par la révélation, ni cette « double vérité » (duplex veritas) condamnée dans l’Occident médiéval et faussement attribuée aux philosophes musulmans.
L’idée fondamentale de l’unicité de la connaissance apparaît dans les positions de deux acteurs majeurs de l’histoire de la pensée musulmane, dont les œuvres sont encore très lues aujourd’hui. Abû Hâmid Al-Ghazâlî (1058—1111) défend, dans le Libérateur de l’erreur (al-Munqidh min ad-Dalâl), que la certitude rationnelle est accordée par don divin. S’il y a désaccord apparent entre les résultats de la falsafah (la philosophie et la science d’inspiration hellénique) et les enseignements de la tradition religieuse, c’est parce que les philosophes ont appliqué leur investigation en dehors de son domaine de validité, et ont été amenés à énoncer des propositions fausses. Abû-l-Walîd Muhammad Ibn Rushd (1126—1198) affirme, sous la forme du long avis jurisprudentiel (fatwâ) que constitue son livre Le Traité décisif (Kitâb Façli-l-Maqâl), que la pratique de la philosophie et de la science est une obligation religieuse canonique. Pour lui, s’il y a désaccord apparent entre philosophie et révélation, ce sont les textes religieux qui doivent être soumis à interprétation (ta’wîl), sous peine de tomber dans l’impiété en faisant dire à Dieu des choses manifestement fausses. Les différentes positions des musulmans contemporains face à la science se répartissent selon trois courants principaux, qui suivent toujours, d’une façon ou d’une autre, cette ligne de l’unité de la connaissance.
Commentaire