Cheikh Khaled Bentounès
De tout temps l’homme a essayé d’appréhender, de réfléchir à son destin afin de donner un sens à sa vie, à sa mort inéluctable, et de répondre à l’angoisse provoquée par ses interrogations sur l’après-mort.
En effet, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’aventure humaine, nous trouvons trace de croyances et de rites car l’homme est mû par un besoin inné chez lui de relier ses réflexions à une dimension sacrée, religieuse ou spirituelle. Cet héritage lointain de l’humanité n’est-il pas l’expression de la quête permanente chez l’homme à vouloir connaître l’inconnaissable ? Dans sa vision partielle de la vérité, l’homme a adoré les éléments de la nature, créé des idoles, divinisé des hommes comme lui, inventé des rites magiques, des concepts, des théologies... Mais, au fond, cela n’est il pas l’émanation du désir constant de réaliser en lui l’état de l’unité transcendantale, lien qui rattache sa vie par-delà la mort à l’éternité, source de toute manifestation ? « Mais plus vaste encore sont les propos sur l’homme, car l’homme est un problème pour l’homme » a dit le soufi At-Tawhidî [1].
Cela est incontestable : l’homme n’a élaboré sa pensée que par rapport à sa vision, son interrogation du monde et de l’univers. Ainsi sont nées les civilisations humaines et avec elles la conscience universelle. L’homme s’est distingué de l’animal par son intelligence, par sa capacité à s’adapter, à concevoir des règles de vie, des lois, des philosophies et des vertus morales. C’est le passage de l’homme biologique à l’être spirituel, porteur de cette conscience universelle qui permît l’épanouissement de la société humaine. Les croyances et les religions furent le foyer-laboratoire où naquirent les différentes cultures avec leurs multiples richesses. La religion, dans ce qu’elle a d’essentiel, de spirituel, n’a de sens que si elle relie l’homme à l’absolu. Elle l’invite par une expérience vivante et intime, réconciliant le corps et l’esprit, à s’éveiller aux réalités subtiles. Elle lui permet d’atteindre l’équilibre et l’épanouissement de son être. Pour se parfaire en l’homme, elle a besoin d’un cheminement balisé, fruit de l’expérience, de la sagesse et de la connaissance de ceux qui l’ont devancée. En effet, c’est par cette transmission fidèle et complète qu’il se rattache aujourd’hui à cet héritage précieux et fécond. C’est le lieu de ressourcement ou se perpétue la transmission de la tradition vivante d’une génération à une autre.
A notre époque la confusion est grande entre spiritualité et religion. Et il s’avère même que certains religieux craignent, voire condamnent le spirituel. Car celui-ci libère l’homme par une réflexion profonde et une méditation attentive du dogmatisme étroit de la dialectique et de la casuistique théologique. Cet enseignement permet de retrouver en nous la connaissance qui structure et nourrit la conscience. Cela nous conduit à expérimenter un état d’être en harmonie avec la réalité qui nous entoure.
En ce sens, la tradition soufie prêche la voie du juste milieu entre le temporel et le spirituel, entre la loi (shar’ia) et la vérité (haqiqa). Si la première est un moyen d’adoration, une aide et un garde-fou permettant à l’homme de vaincre ses passions, d’atténuer son égoïsme et d’ouvrir son cœur à la générosité et au respect d’autrui, la seconde lui permet de vivre l’intime expérience de la présence divine. Par ailleurs, la loi (ou shar’ia) en elle même s’avère impuissante et dénuée de sens si elle se pratique sous la contrainte : « pas de contrainte en religion... » affirme clairement le Coran (Sourate 2, verset 256). Elle n’a de sens que si elle repose sur la foi (iman) qui rattache notre conscience à l’unité transcendantale. Elle est une force, une énergie qui pousse l’homme vers la certitude, la réalisation de son être d’étape en étape, de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers l’extérieur. Créant ainsi un double mouvement qui relie le relatif à l’absolu, l’individualité de l’être au principe éternel et à l’essence première de toute manifestation (« Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. Il connaît parfaitement toute chose » (Sourate 57, verset 3). Et c’est cela précisément qui donne à la formule de l’unité (tawhid), de la profession de foi musulmane (pas de Divinité autre que Dieu et Mohammed est le messager de Dieu), sa véritable dimension. Ce double témoignage, affirmation fondamentale de tout croyant, ne fait qu’attester l’unicité divine en toute chose, en confirmant le lien indéfectible de l’homme en tant que dépositaire et messager de cette vérité (khâlifa). Ainsi, pour le soufisme, l’humanité depuis Adam jusqu’à nos jours n’a de sens que dans la reconnaissance et le renouvellement de ce pacte primordial scellé dans la pré-éternité entre l’homme et Dieu. Il serait vain de rechercher dans l’expérience de la vie une finalité autre qu’être le témoin sous quelque forme que ce soit de la relation du tout avec l’Un.
Cette affirmation semble exclure tous ceux dont la foi ne repose pas sur le monothéisme et pourtant l’émir Abd El- Kader [2] nous dit dans ses écrits (le Livre des Haltes) : « S’il te vient à l’esprit que Dieu est ce que professent les différentes écoles islamiques, chrétiennes, juives, zoroastriennes ou ce que professent les polythéistes et tous les autres, sache en effet, Il est cela et qu’Il est, en même temps, autre que cela ! ». Car dans la vision spirituelle soufie, toute adoration, consciente ou inconsciente, est vouée à Dieu : la création le manifeste à travers son existence même. Elle est tournée toute entière vers le retour à sa source comme la goutte d’eau qui tombe du ciel est vouée au retour vers l’océan « et vers Dieu est le retour » (Sourate 88, verset 25).
Malgré la généralisation des connaissances et l’accroissement du savoir, l’homme moderne demeure insatisfait, empli d’interrogations quant à sa condition et incertain quant à son devenir. Saturé d’informations, de connaissances livresques et menant une vie désacralisée dont le sens se perd tous les jours, l’homme vit une déchirure. Elle se perçoit dans la contradiction entre l’attrait du monde matériel, quantitatif, et l’appel vers un idéal aux vertus spirituelles, qualitatives. C’est par ce déséquilibre et par l’absence de réponse à cet appel incessant venant des profondeurs de la conscience, que l’homme et la femme d’aujourd’hui se jettent aveuglément dans la première expérience spirituelle qui se présente à eux. Malheureusement, celle-ci se termine souvent par une désillusion. C’est l’attrait des sectes dont les méthodes brisent leur personnalité, les rendant passifs et malléables, ou celui des voies du new-age faites de syncrétisme et de "melting-pot", cultivant l’ego narcissique, avec ses appétits et ses pulsions les plus basses. Pour d’autres, c’est le refuge dans l’intégrisme pur et dur qui « satanise » l’autre en rejetant sur lui toute la responsabilité des maux qu’ils endurent, allant jusqu’à déclencher l’apocalypse s’ils le pouvaient.
Une grande part de responsabilité incombe aujourd’hui à certains leaders religieux. Par un immobilisme asphyxiant, par une méconnaissance des valeurs profondes contenues dans toute tradition, ou tout simplement par intérêt, ils ont détourné les principes universels des religions. Ils ont transformé l’amour du prochain, la fraternité, la générosité, la recherche du bien commun comme finalité, le combat de l’injustice comme devoir, en un ritualisme dogmatique fermé et contraignant où la lettre a pris le pas sur l’esprit. Comment peut-on prétendre encore aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, que le salut demeure la propriété exclusive de certaines églises ou religions ? Comment peut-on considérer les autres voies ou traditions comme, au mieux, des sagesses ou des philosophies ? Enfin, comment peut-on affirmer que ces voies n’assurent pas à leurs fidèles le salut éternel ? Une religion quelle qu’elle soit, amputée de sa spiritualité, se fige, se réduit et empêche la conscience d’évoluer vers l’être universel. Ni les sectes, ni les pseudo-voies basées sur des théories douteuses, émotionnelles ou imaginaires qui profitent de la souffrance, de la désorientation, de la misère humaine pour vendre à prix fort des paradis "clef en mains", des nirvanas aux lendemains qui déchantent, ni l’enfermement religieux et sectaire dû à une soi-disant élection divine pré-déterminée ne peuvent répondre à ce besoin légitime et profond de spiritualité que recherche la société humaine d’aujourd’hui.
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