par Jean-Paul Roux.
Une étude du chiisme doit tenir compte de plusieurs faits : il n’est pas spécifiquement iranien ; il a une longue histoire ; loin d’être unifié, il se subdivise en maints rameaux ; tous les mouvements religieux ou toutes les sectes qui se réclament de lui ou qu’on lui attribue ne relèvent pas de lui. Elle implique aussi qu’on l’oppose au sunnisme dont il est sorti, contre lequel il s’est dressé, qu’il a manqué vaincre, mais qui en définitive l’a emporté puisqu’il est professé de nos jours par 85 à 89 % des musulmans.
Des liens non exclusifs avec l’Iran
Me tromperais-je en disant que, à l’évocation du chiisme, deux idées s’imposent à nous : d’une part celle de l’Iran, d’autre part celle d’une doctrine intransigeante, violente, rétrograde ?
La première peut en partie se justifier parce que des liens étroits et forts existent entre ce pays et la religion professée par la grande majorité de sa population, quelque 80 à 82 %. Elle n’en est pas moins erronée. Le chiisme a pris naissance en pays arabe, s’est exprimé en arabe, a ses principaux lieux saints sur un sol arabe ; ceux qui l’ont institué, dirigé, qu’il vénère et auxquels il se réfère furent des Arabes. Quelques-unes de ses grandes réalisations politiques se constituèrent loin de l’Iran et sans lui, tel le califat fatimide, né en notre actuelle Tunisie et transféré au Xe siècle au Caire où il atteignit une haute prospérité : c’est lui qui fonda la grande métropole, y ouvrit la prestigieuse université d’Al-Azhar et y construisit maints de ses plus grandioses monuments. Enfin, aujourd’hui encore, il y a un peu plus de chiites hors des frontières de la République islamique iranienne qu’en son sein : population de l’Azerbaïdjan du Caucase, ex-soviétique, importantes minorités en Inde, au Pakistan, en Syrie, au Liban, en Afghanistan, en Arabie même – pour ne pas parler de la Turquie où leur nombre n’a jamais pu être établi de façon précise, mais où ils constituent entre 15 et 40 % de la population.
La seconde idée est entièrement fausse et elle est fâcheuse : d’abord elle donne à l’Iran ce qui revient à d’autres – pensons aux talibans d’Afghanistan, aux attentats de l’Algérie – le privilège d’un islamisme pur, dur et agressif, alors qu’il est modéré dans ses doctrines en tous les sens du terme ; elle choque les chiites non iraniens, souvent parmi les plus tolérants des musulmans, parfois hostiles à la charia, la loi coranique. Certes l’Iran a adopté cette dernière et entend s’y tenir, ce qui, en face des agressions athées, laïques, marxistes ou libérales, l’oblige à se montrer autoritaire, intransigeant, voire dictatorial. Mais il y a diverses interprétations de la loi dans le chiisme – il en va de même au sein du sunnisme qui compte quatre écoles juridiques – et qui, globalement, n’en donne pas la version la plus sévère. Ensuite, le caractère de l’Iranien ne le porte pas au rigorisme : il est avant tout poète, rêveur, enthousiaste dans la joie comme dans la tristesse, prêt à exagérer tous ses sentiments et, j’oserais dire, à être volontiers laxiste – ce qui lui permet de savoir faire la part des choses, de trouver quelques arrangements avec le ciel. Quant aux excès et aux violences que l’on a observés depuis la chute du régime impérial, je ne crois pas qu’ils soient imputables au pays ou à sa religion, mais qu’ils sont inhérents à toute révolution.
Chiisme et sunnisme
Il ne saurait être question de décrire ici ce dernier : ce serait exposer toute la religion musulmane. Il suffira de rappeler que le terme est formé sur l’arabe sunna qui signifie « tradition » et implique l’acceptation de l’histoire telle qu’elle est, en rejetant toute innovation, toute déviation, en faisant passer le maintien de l’unité et de la paix interne avant la revendication de justice sociale ou l’aspiration à une religion personnelle – d’où sa méfiance envers le mysticisme. Il se fonde sur le Coran qui est livre révélé par Dieu, parole de Dieu, à suivre à la lettre, puis sur les hadith, dits et actes du Prophète, rassemblés au IXe siècle de notre ère – c’est-à-dire après que ceux qui seront les chiites se furent détachés du rameau commun –, et enfin sur la décision de la communauté adoptée par consensus général, la idjma. En ce sens et parce qu’il est majoritaire, on peut dire qu’il représente l’orthodoxie musulmane, bien que les chiites ne se considèrent pas pour autant comme schismatiques ou hétérodoxes.
Le chiisme, ou le « parti d’Ali »
Le chiisme est primitivement l’expression d’un mouvement politique, d’un parti. Quand Mahomet meurt en 632, dix ans après l’Hégire – son émigration de La Mecque à Médine qui marque la naissance officielle de la religion qu’il a prêchée, l’islam, et inaugure l’ère musulmane – rien n’est prévu pour sa succession. Certes, la révélation est terminée et nulle autre n’aura lieu après lui – ce que contestent certains chiites. Mais Mahomet n’est pas seulement prophète. Il est chef d’une communauté et d’un État, devenu en un siècle un immense empire, qui doivent être dirigés. Il importe donc de désigner comme successeur, calife, celui en aura la responsabilité : à la fois le plus digne ou le plus capable, et l’un de ceux qui furent les plus proches et les plus attachés à Mahomet. On élit successivement Abu Bakr, Omar, Osman, puis, seulement en 656, après trois candidatures malheureuses, après vingt-cinq ans d’attente, Ali. Aurait-il dû être choisi plus tôt, comme le pensent les chiites ? En effet, il ne manque pas de titres. Il est cousin du Prophète : son père a élevé Mahomet quand celui-ci est devenu orphelin ; il est l’un des premiers convertis ; il a épousé Fatima, fille de Mahomet et, par elle, à lui qui n’avait pas de fils, il a donné ses deux seuls petits-enfants mâles, Hasan et Husain.
Son élection ne fait pas l’unanimité, et d’aucuns l’accusent même d’avoir trempé dans l’assassinat de son prédécesseur, Osman. Le gouverneur de Damas, Muawiyya, chef de la famille des Omeyyades, fidèle à Osman et désireux d’accéder au pouvoir, se soulève. Son armée rencontre celle d’Ali à Siffin sur les rives de l’Euphrate en 658. Ce dernier est sur le point de l’emporter quand les Syriens brandissent des feuillets du Coran au bout de leurs lances et réclament un arbitrage, qu’Ali accepte. Il ne lui est pas favorable et une partie des siens l’abandonne parce qu’il n’a pas su défendre ses droits, ses hommes et « ceux qui sortent », kharadja, terme à l’origine du nom qu’on leur donna de kharédjites. Ils sont peu après exterminés à la bataille de Nahravan par Ali lui-même, et leurs survivants s’en vengent en l’assassinant (661), puis s’en vont chercher refuge dans les régions les plus éloignées. Leurs descendants y demeurent encore, en petit nombre, dans le sultanat d’Oman – où on les nomme ibadites –, en Tunisie, dans l’île de Djerba, en Algérie, dans le Mzab.
C’est après la bataille de Siffin que l’on commence à désigner le mouvement politique favorable à Ali et à ses descendants sous le nom de shia Ali, « le parti d’Ali », dont nous avons fait le chiisme, lequel n’est vraiment structuré qu’au IXe siècle. Il implique, dès ses origines, une fidélité à la famille du Prophète, à ses descendants, une revendication de justice bafouée par les premiers musulmans et plus encore par ceux qui fondèrent avec Muawiyya, à Damas, une monarchie califale héréditaire, les Omeyyades, contraire à ce qui était une monarchie élective. Hasan, le fils aîné d’Ali, reconnaît l’autorité omeyyade et vit paisiblement à Médine, mais il meurt, empoisonné ou non (670), et son jeune frère Husain, devenu chef de la famille, rompt avec la dynastie damasquine dès que le calife associe au pouvoir son fils Yazid (678), jugé impie, débauché, ivrogne, et appelé à devenir la bête noire des chiites. Ce Yazid aura pourtant ses fidèles, ou du moins des gens qui voudront se rattacher à lui, les Yezidis, dont l’origine est en fait obscure et qui semblent tout à fait aberrants. On a supposé que c’étaient des clients des Omeyyades hostiles aux Abbassides, organisés en secte au XIe siècle par un certain Hadi (vers 1075-1165) qui leur fit connaître alors un moment de prospérité. La plus marquante de leurs singularités est une réhabilitation de Satan, ce qui leur a valu le nom d’« adorateurs du diable ».
Husain gêne. Le calife Yazid décide d’envoyer contre lui une expédition de représailles, non sans lui recommander d’agir avec discernement et modération. La rencontre a lieu à Kerbela. Le malheur veut que Husain et l’un des fils d’Hasan périssent au cours de cette bataille qui ne dure que quelques heures et eût pu apparaître comme une vulgaire querelle de clans. Le scandale est énorme. Le successeur du Prophète tue son petit-fils et son arrière-petit-fils ! Depuis ce jour du 2 muharram 61 de l’Hégire (680), tous les ans, le monde chiite commémore ce drame en une grande journée de deuil, l’Ashura.
Le chiisme et les douze imans
Dans les années qui suivent, les rébellions de protestation de la famille d’Ali sont nombreuses et toujours réprimées. La plus importante, en 750, permet le renversement de la dynastie omeyyade, mais non l’arrivée au pouvoir des Alides. Une autre famille, celle des Abbassides, en tire bénéfice.
Les chiites cependant, tout en se livrant à une vive propagande, s’organisent sous la direction des petits-fils d’Husain : les imams, guides de la communauté, personnages qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui dirigent la prière à la mosquée et portent le même nom dans une acception bien différente. Bientôt ils verront en eux, ou en l’un d’eux, le mahdi, le « bien conduit par Dieu », presque déjà le Sauveur, celui qui reviendra à la fin des temps pour établir enfin la justice. La notion de mahdi n’est pas spécifiquement chiite : les sunnites attendent aussi un retour apocalyptique, le plus souvent celui de Jésus-Christ, mais elle prendra chez eux une importance capitale, donnera à leur religion une dimension prophétique, la projettera vers l’avenir, leur fera attendre une justice en définitive plus importante que l’ordre. La rupture avec le sunnisme a une autre conséquence : toute la législation religieuse des califes, toutes les traditions acceptées par eux après examen sont en général écartées par les chiites, ce qui transforme la rupture politique en rupture religieuse.
Les imams se succèdent les uns aux autres, de père en fils, par consensus général. Or, dans le deuxième tiers du VIIIe siècle, Zayid, le frère du cinquième imam, veut le supplanter et y perd la vie. Ses partisans se séparent du parti d’Ali, jusqu’alors unifié, et constituent la secte des Zeyidites, surtout bien représentée au Yémen où ses membres forment plus de la moitié de la population. Une autre fracture, beaucoup plus grave, a lieu quelques années plus tard. En 775, l’imam désigné, Isma’il, décède avant son père, Jafar al-Sadiq. La plupart des chiites acceptent comme successeur de Jafar le frère d’Isma’il, Musa, mais une forte minorité le refuse, prétendant qu’Ismaël n’est pas mort et que, devenu invisible, il continue à diriger sa communauté. Elle porte le nom d’ismaéliens ou de septimaniens, Sabiya, parce qu’elle ne reconnaît que sept imams.
Les autres restent fidèles à la descendance de Musa jusqu’en 874. Cette année-là, le douzième imam, Muhammad al-Mahdi, disparaît mystérieusement. Les chiites qui se réfèrent à lui, dont ceux d’Iran, parlent alors de la Grande Occultation, destinée à durer jusqu’à la fin des temps. On les nomme imamites ou duodécimains.
Les rameaux du chiisme
Bien qu’on puisse discerner deux tendances principales dans leur pensée – nommées akhbari et usuli , ils restent fidèles à eux-mêmes, sans nouvelle dissidence jusqu’au XIXe siècle. C’est seulement en 1844 que Sayyid Ali Muhammad provoque un schisme en se disant épiphanie divine. Il prend le titre de Bab, « la porte », et son mouvement fut connu comme babisme. Il sera exécuté en 1850. L’un de ses disciples, Baba’ullah, fondera alors le behaïsme, religion qui prône l’unité de tous les hommes, un gouvernement mondial : on peut le considérer comme séparé de l’islam, et il obtint quelques succès en Europe et en Amérique.
Une étude du chiisme doit tenir compte de plusieurs faits : il n’est pas spécifiquement iranien ; il a une longue histoire ; loin d’être unifié, il se subdivise en maints rameaux ; tous les mouvements religieux ou toutes les sectes qui se réclament de lui ou qu’on lui attribue ne relèvent pas de lui. Elle implique aussi qu’on l’oppose au sunnisme dont il est sorti, contre lequel il s’est dressé, qu’il a manqué vaincre, mais qui en définitive l’a emporté puisqu’il est professé de nos jours par 85 à 89 % des musulmans.
Des liens non exclusifs avec l’Iran
Me tromperais-je en disant que, à l’évocation du chiisme, deux idées s’imposent à nous : d’une part celle de l’Iran, d’autre part celle d’une doctrine intransigeante, violente, rétrograde ?
La première peut en partie se justifier parce que des liens étroits et forts existent entre ce pays et la religion professée par la grande majorité de sa population, quelque 80 à 82 %. Elle n’en est pas moins erronée. Le chiisme a pris naissance en pays arabe, s’est exprimé en arabe, a ses principaux lieux saints sur un sol arabe ; ceux qui l’ont institué, dirigé, qu’il vénère et auxquels il se réfère furent des Arabes. Quelques-unes de ses grandes réalisations politiques se constituèrent loin de l’Iran et sans lui, tel le califat fatimide, né en notre actuelle Tunisie et transféré au Xe siècle au Caire où il atteignit une haute prospérité : c’est lui qui fonda la grande métropole, y ouvrit la prestigieuse université d’Al-Azhar et y construisit maints de ses plus grandioses monuments. Enfin, aujourd’hui encore, il y a un peu plus de chiites hors des frontières de la République islamique iranienne qu’en son sein : population de l’Azerbaïdjan du Caucase, ex-soviétique, importantes minorités en Inde, au Pakistan, en Syrie, au Liban, en Afghanistan, en Arabie même – pour ne pas parler de la Turquie où leur nombre n’a jamais pu être établi de façon précise, mais où ils constituent entre 15 et 40 % de la population.
La seconde idée est entièrement fausse et elle est fâcheuse : d’abord elle donne à l’Iran ce qui revient à d’autres – pensons aux talibans d’Afghanistan, aux attentats de l’Algérie – le privilège d’un islamisme pur, dur et agressif, alors qu’il est modéré dans ses doctrines en tous les sens du terme ; elle choque les chiites non iraniens, souvent parmi les plus tolérants des musulmans, parfois hostiles à la charia, la loi coranique. Certes l’Iran a adopté cette dernière et entend s’y tenir, ce qui, en face des agressions athées, laïques, marxistes ou libérales, l’oblige à se montrer autoritaire, intransigeant, voire dictatorial. Mais il y a diverses interprétations de la loi dans le chiisme – il en va de même au sein du sunnisme qui compte quatre écoles juridiques – et qui, globalement, n’en donne pas la version la plus sévère. Ensuite, le caractère de l’Iranien ne le porte pas au rigorisme : il est avant tout poète, rêveur, enthousiaste dans la joie comme dans la tristesse, prêt à exagérer tous ses sentiments et, j’oserais dire, à être volontiers laxiste – ce qui lui permet de savoir faire la part des choses, de trouver quelques arrangements avec le ciel. Quant aux excès et aux violences que l’on a observés depuis la chute du régime impérial, je ne crois pas qu’ils soient imputables au pays ou à sa religion, mais qu’ils sont inhérents à toute révolution.
Chiisme et sunnisme
Il ne saurait être question de décrire ici ce dernier : ce serait exposer toute la religion musulmane. Il suffira de rappeler que le terme est formé sur l’arabe sunna qui signifie « tradition » et implique l’acceptation de l’histoire telle qu’elle est, en rejetant toute innovation, toute déviation, en faisant passer le maintien de l’unité et de la paix interne avant la revendication de justice sociale ou l’aspiration à une religion personnelle – d’où sa méfiance envers le mysticisme. Il se fonde sur le Coran qui est livre révélé par Dieu, parole de Dieu, à suivre à la lettre, puis sur les hadith, dits et actes du Prophète, rassemblés au IXe siècle de notre ère – c’est-à-dire après que ceux qui seront les chiites se furent détachés du rameau commun –, et enfin sur la décision de la communauté adoptée par consensus général, la idjma. En ce sens et parce qu’il est majoritaire, on peut dire qu’il représente l’orthodoxie musulmane, bien que les chiites ne se considèrent pas pour autant comme schismatiques ou hétérodoxes.
Le chiisme, ou le « parti d’Ali »
Le chiisme est primitivement l’expression d’un mouvement politique, d’un parti. Quand Mahomet meurt en 632, dix ans après l’Hégire – son émigration de La Mecque à Médine qui marque la naissance officielle de la religion qu’il a prêchée, l’islam, et inaugure l’ère musulmane – rien n’est prévu pour sa succession. Certes, la révélation est terminée et nulle autre n’aura lieu après lui – ce que contestent certains chiites. Mais Mahomet n’est pas seulement prophète. Il est chef d’une communauté et d’un État, devenu en un siècle un immense empire, qui doivent être dirigés. Il importe donc de désigner comme successeur, calife, celui en aura la responsabilité : à la fois le plus digne ou le plus capable, et l’un de ceux qui furent les plus proches et les plus attachés à Mahomet. On élit successivement Abu Bakr, Omar, Osman, puis, seulement en 656, après trois candidatures malheureuses, après vingt-cinq ans d’attente, Ali. Aurait-il dû être choisi plus tôt, comme le pensent les chiites ? En effet, il ne manque pas de titres. Il est cousin du Prophète : son père a élevé Mahomet quand celui-ci est devenu orphelin ; il est l’un des premiers convertis ; il a épousé Fatima, fille de Mahomet et, par elle, à lui qui n’avait pas de fils, il a donné ses deux seuls petits-enfants mâles, Hasan et Husain.
Son élection ne fait pas l’unanimité, et d’aucuns l’accusent même d’avoir trempé dans l’assassinat de son prédécesseur, Osman. Le gouverneur de Damas, Muawiyya, chef de la famille des Omeyyades, fidèle à Osman et désireux d’accéder au pouvoir, se soulève. Son armée rencontre celle d’Ali à Siffin sur les rives de l’Euphrate en 658. Ce dernier est sur le point de l’emporter quand les Syriens brandissent des feuillets du Coran au bout de leurs lances et réclament un arbitrage, qu’Ali accepte. Il ne lui est pas favorable et une partie des siens l’abandonne parce qu’il n’a pas su défendre ses droits, ses hommes et « ceux qui sortent », kharadja, terme à l’origine du nom qu’on leur donna de kharédjites. Ils sont peu après exterminés à la bataille de Nahravan par Ali lui-même, et leurs survivants s’en vengent en l’assassinant (661), puis s’en vont chercher refuge dans les régions les plus éloignées. Leurs descendants y demeurent encore, en petit nombre, dans le sultanat d’Oman – où on les nomme ibadites –, en Tunisie, dans l’île de Djerba, en Algérie, dans le Mzab.
C’est après la bataille de Siffin que l’on commence à désigner le mouvement politique favorable à Ali et à ses descendants sous le nom de shia Ali, « le parti d’Ali », dont nous avons fait le chiisme, lequel n’est vraiment structuré qu’au IXe siècle. Il implique, dès ses origines, une fidélité à la famille du Prophète, à ses descendants, une revendication de justice bafouée par les premiers musulmans et plus encore par ceux qui fondèrent avec Muawiyya, à Damas, une monarchie califale héréditaire, les Omeyyades, contraire à ce qui était une monarchie élective. Hasan, le fils aîné d’Ali, reconnaît l’autorité omeyyade et vit paisiblement à Médine, mais il meurt, empoisonné ou non (670), et son jeune frère Husain, devenu chef de la famille, rompt avec la dynastie damasquine dès que le calife associe au pouvoir son fils Yazid (678), jugé impie, débauché, ivrogne, et appelé à devenir la bête noire des chiites. Ce Yazid aura pourtant ses fidèles, ou du moins des gens qui voudront se rattacher à lui, les Yezidis, dont l’origine est en fait obscure et qui semblent tout à fait aberrants. On a supposé que c’étaient des clients des Omeyyades hostiles aux Abbassides, organisés en secte au XIe siècle par un certain Hadi (vers 1075-1165) qui leur fit connaître alors un moment de prospérité. La plus marquante de leurs singularités est une réhabilitation de Satan, ce qui leur a valu le nom d’« adorateurs du diable ».
Husain gêne. Le calife Yazid décide d’envoyer contre lui une expédition de représailles, non sans lui recommander d’agir avec discernement et modération. La rencontre a lieu à Kerbela. Le malheur veut que Husain et l’un des fils d’Hasan périssent au cours de cette bataille qui ne dure que quelques heures et eût pu apparaître comme une vulgaire querelle de clans. Le scandale est énorme. Le successeur du Prophète tue son petit-fils et son arrière-petit-fils ! Depuis ce jour du 2 muharram 61 de l’Hégire (680), tous les ans, le monde chiite commémore ce drame en une grande journée de deuil, l’Ashura.
Le chiisme et les douze imans
Dans les années qui suivent, les rébellions de protestation de la famille d’Ali sont nombreuses et toujours réprimées. La plus importante, en 750, permet le renversement de la dynastie omeyyade, mais non l’arrivée au pouvoir des Alides. Une autre famille, celle des Abbassides, en tire bénéfice.
Les chiites cependant, tout en se livrant à une vive propagande, s’organisent sous la direction des petits-fils d’Husain : les imams, guides de la communauté, personnages qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui dirigent la prière à la mosquée et portent le même nom dans une acception bien différente. Bientôt ils verront en eux, ou en l’un d’eux, le mahdi, le « bien conduit par Dieu », presque déjà le Sauveur, celui qui reviendra à la fin des temps pour établir enfin la justice. La notion de mahdi n’est pas spécifiquement chiite : les sunnites attendent aussi un retour apocalyptique, le plus souvent celui de Jésus-Christ, mais elle prendra chez eux une importance capitale, donnera à leur religion une dimension prophétique, la projettera vers l’avenir, leur fera attendre une justice en définitive plus importante que l’ordre. La rupture avec le sunnisme a une autre conséquence : toute la législation religieuse des califes, toutes les traditions acceptées par eux après examen sont en général écartées par les chiites, ce qui transforme la rupture politique en rupture religieuse.
Les imams se succèdent les uns aux autres, de père en fils, par consensus général. Or, dans le deuxième tiers du VIIIe siècle, Zayid, le frère du cinquième imam, veut le supplanter et y perd la vie. Ses partisans se séparent du parti d’Ali, jusqu’alors unifié, et constituent la secte des Zeyidites, surtout bien représentée au Yémen où ses membres forment plus de la moitié de la population. Une autre fracture, beaucoup plus grave, a lieu quelques années plus tard. En 775, l’imam désigné, Isma’il, décède avant son père, Jafar al-Sadiq. La plupart des chiites acceptent comme successeur de Jafar le frère d’Isma’il, Musa, mais une forte minorité le refuse, prétendant qu’Ismaël n’est pas mort et que, devenu invisible, il continue à diriger sa communauté. Elle porte le nom d’ismaéliens ou de septimaniens, Sabiya, parce qu’elle ne reconnaît que sept imams.
Les autres restent fidèles à la descendance de Musa jusqu’en 874. Cette année-là, le douzième imam, Muhammad al-Mahdi, disparaît mystérieusement. Les chiites qui se réfèrent à lui, dont ceux d’Iran, parlent alors de la Grande Occultation, destinée à durer jusqu’à la fin des temps. On les nomme imamites ou duodécimains.
Les rameaux du chiisme
Bien qu’on puisse discerner deux tendances principales dans leur pensée – nommées akhbari et usuli , ils restent fidèles à eux-mêmes, sans nouvelle dissidence jusqu’au XIXe siècle. C’est seulement en 1844 que Sayyid Ali Muhammad provoque un schisme en se disant épiphanie divine. Il prend le titre de Bab, « la porte », et son mouvement fut connu comme babisme. Il sera exécuté en 1850. L’un de ses disciples, Baba’ullah, fondera alors le behaïsme, religion qui prône l’unité de tous les hommes, un gouvernement mondial : on peut le considérer comme séparé de l’islam, et il obtint quelques succès en Europe et en Amérique.
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