Le soufisme : quand la spiritualité libère la femme
Rédigé par Carole Latifa Ameer | Vendredi 16 Mars 2018
L’image de la femme dans l’islam est souvent dégradée par des pratiques séculaires, toujours d’actualité dans certains pays, assombrissant un riche patrimoine culturel et spirituel où le féminin est magnifié puisque partie intégrante du divin.
Plonger dans le patrimoine et l’enseignement soufi, la mystique de l’islam, permet d’envisager le statut de la femme en islam sous un autre jour.
Retour à l’être adamique
Le soufisme est la voie qui permet le retour originel, le retour de la créature au Créateur. Le grand mystique du XIIIe siècle Jalâl al-dîn Rûmî commence son ouvrage majeur, le Mesnevi, ainsi : « Écoute le ney comme il se lamente / Cette plainte est une histoire de séparation. » La séparation génère le désir du retour dans le monde divin, avant l’incarnation de l’esprit dans le corps, dans la matière, un retour dans un monde non sexué car non matérialisé. C’est un retour à l’être adamique qui n’est ni homme ni femme.
Dans le premier verset coranique de la sourate 4 (Les Femmes), Dieu dit : « Ô vous, les humain ! Vénérez votre Seigneur, qui vous a créés d'un seul être, puis de celui-ci Il a créé son épouse, et Il a fait naitre de ce couple un grand nombre d'hommes et de femmes. » Dans la religion islamique, Ève est tirée de l’être adamique et non pas de l’homme ni de sa côte. Il est important de souligner que dans le Coran c’est non pas Ève qui tente Adam mais Satan : « Le démon les fit trébucher et il les chassa du lieu où ils se trouvaient » (s. 2, v. 36).
Ces repères théologiques sont fondamentaux car la place de la femme découle du Texte. Si elle est tentatrice dans le Texte, cela peut lui être imputé en tant qu’être social. Or, dans le Coran, ce n’est pas le cas. Le Coran apporte un message qui constitue une libération pour la femme, au regard des autres traditions du Livre.
Les états successifs de l’âme
Dans le soufisme, ce retour à Dieu, à l’état originel, est rendu possible par le jeu de dévoilements successifs de Dieu (le hadith prophétique souligne que Dieu se cache sous 70 000 voiles). L’âme connaît donc une succession d’états (hâl) et franchit par niveau (maqâm) sa progression spirituelle. Ces différentes étapes de l’âme sont ainsi symbolisées, chez certains mystiques, par le passage du féminin esclave au masculin libéré des désirs.
Le second distique du Mesnevi de Jalâl Al-dîn Rûmî dit : « Depuis que j’ai été coupé de la roselière / Fascinés par mon chant triste, hommes et femmes gémissent de chagrin. » La Roselière est le pays d’origine du roseau et symbolise l’état originel de l’humain.
Dans la tradition soufie de la mevleviyya, la confrérie créée d’après l’enseignement de Jalâl al-dîn Rûmî, ce distique fait référence non pas à l’état sexué mais au stade d’évolution de l’âme (al nafs) de l’être humain : elle est d’abord esclave (aspect féminin) puis libérée (aspect masculin) de ses mauvais désirs. Si bien qu’il y a des hommes qui sont femmes et des femmes hommes (voir Kudsi Erguner, La Fontaine de la séparation, éd. Le bois d’Orion, 2001, p. 226.)
Réconcilier l’être social et l’être spirituel
Quand l’âme des désirs (de la violence, de l’égo, de l’écrasement, de la chair, du pouvoir…) se pacifie et l’être spirituel s’efface dans l’Un (l’état de fâna), c’est la fin de la dualité et notamment de la dualité homme-femme. L’être ainsi réalisé, l’être de perfection dans le soufisme porte le nom d’insân al-kâmil et il s’agit d’un être sans distinction sexuée.
L’être spirituel, dans le soufisme et les autres traditions, tend à vouloir réaliser l’unité alors que l’être social continue à agir dans la dualité, notamment homme-femme. Il est important de réconcilier l’être social et l’être spirituel pour ne pas vivre dans un monde totalement duel, schizophrène où l’on œuvre de temps en temps à notre élévation spirituelle sans changer notre façon d’agir dans la vie quotidienne.
L’être spirituel qui suit l’enseignement soufi, qui est directement rattaché à celui du Prophète Muhammad, va, en tant qu’être social, agir différemment. Le soufisme est une spiritualité, qui, à travers son enseignement, peut élever l’âme et guérir le corps socia
L’occultation des femmes, une dérive sociale
L’islam et sa mystique n’imposent aucune occultation du féminin. Mais les pratiques sociales ont perverti la place de la femme au sein même de l’organisation de l’islam. Même dans l’organisation du soufisme actuel, la femme est occultée. À quelques rares exceptions près, telle la confrérie alawiyya d’origine algérienne où la mixité et la parité ont été récemment acquises.
En effet, le milieu soufi actuel, à l’image du milieu islamique, est un milieu machiste où il n’y a pas ou peu de femmes dans les organes de prises de décisions. « L’occultation de la femme est une perversion déguisée sous les vêtements de la religion », dénonce le sociologue tunisien Laroussi Amri dans un excellent ouvrage sur les femmes soufies. L’occultation de la femme est une dérive sociale faite au nom de la religion.
Les législateurs interprètent le Texte sacré à leur manière et c’est cette interprétation, parfois falsifiée, qui sert de caution à l’occultation des femmes. Or l’interprétation n’est que le miroir de celui qui interprète, de son être social, et peut s’avérer par conséquent très éloignée du Texte sacré qui détient, lui, la Vérité.
Cette occultation a été progressive, au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la période de la révélation prophétique. Les hagiographies regorgent pourtant d’exemples de saintes femmes soufies. Elles sont très nombreuses au IIe et au IIIe siècle de l’Hégire (622), puis commencent à disparaitre dès le Xe siècle.
Les paraboles du divin féminin
Celle qui est la plus connue et la plus citée est incontestablement l’Irakienne Rabi’a Al ‘Adawiyya de Bassorah au VIIIe siècle. Rabi’a vient d’une famille modeste et se retrouve orpheline. Elle est vendue comme esclave puis libérée. Selon certaines sources, elle aurait joué de la flûte et aurait été courtisane, vie de plaisirs qu’elle aurait abandonnée pour se consacrer intégralement à l’amour divin. Il est rapporté qu’elle tenait des assemblées dans sa modeste hutte, qu’elle avait des disciples hommes, qu’elle était consultée par des savants ou des politiques.
Au moins jusqu’au XIVe siècle, les femmes donnent des sermons, sont maîtres spirituelles. Il est intéressant de noter que le grand penseur mystique Ibn Arabi, au XIIIe, siècle a été le disciple préféré d’une femme à Séville, Fatima bint ibn Muthanna. Nul hasard si Ibn Arabi voyait en la femme le support de contemplation de Dieu le plus accompli.
Dans les poèmes des grandes figures du soufisme, sources d’enseignement, les prénoms féminins (Laila, Lubna, Nizham,) sont utilisés pour symboliser l’essence divine. Cette symbolique, chez Ibn ‘Arabi, se retrouve dans un ouvrage poétique majeur, L’Interprètes des désirs, où de nombreuses paraboles évoquent le divin féminin. Cette tradition perdure jusqu’à la période contemporaine, notamment dans le Diwân, recueil poétique du cheikh Al-Alawi.
Une spiritualité qui prône l’égalité
Quand on regarde de plus près le Coran, rien n’interdit aux femmes de prendra leur place dans la société, dans l’organisation de l’islam, dans les organes de prises de décisions. Le Texte coranique, à plusieurs reprises, insiste sur l’égalité hommes-femmes (notamment dans s. 9, v. 71 ; s. 16, v. 97 ; s. 33, v. 35). L’islam est une spiritualité qui permet à la femme de prendre sa place dans la société à égalité de l’homme.
Si l’islam a libéré la femme du VIIe siècle (mettant fin à des pratiques antéislamiques parfois cruelles et souvent misogynes), l’islam est une spiritualité qui peut libérer la femme au XXIe siècle. La spiritualité islamique est une guérison. Et lorsqu’une tradition, même si elle se réclame à tort de l’islam, rend la société malade, pourquoi continuer à reproduire des vieux schémas aux origines souvent antéislamiques ?
L’adage soufi dit : « Le soufi est le fils de l’instant. » Cela sous-entend de nombreux niveaux de compréhension, mais cela signifie notamment que le soufisme, en revivifiant le message prophétique, s’adapte à l’évolution de la société.
Les remèdes sont dans le Coran, les remèdes sont en nous. À nous de les utiliser et aux femmes de sortir de l’occultation et de prendre leur place dans l’espace public non seulement islamique mais aussi professionnel et social.
Carole Latifa Ameer
Carole Latifa Ameer est directrice artistique et chercheuse indépendante en pensée et culture...
Rédigé par Carole Latifa Ameer | Vendredi 16 Mars 2018
L’image de la femme dans l’islam est souvent dégradée par des pratiques séculaires, toujours d’actualité dans certains pays, assombrissant un riche patrimoine culturel et spirituel où le féminin est magnifié puisque partie intégrante du divin.
Plonger dans le patrimoine et l’enseignement soufi, la mystique de l’islam, permet d’envisager le statut de la femme en islam sous un autre jour.
Retour à l’être adamique
Le soufisme est la voie qui permet le retour originel, le retour de la créature au Créateur. Le grand mystique du XIIIe siècle Jalâl al-dîn Rûmî commence son ouvrage majeur, le Mesnevi, ainsi : « Écoute le ney comme il se lamente / Cette plainte est une histoire de séparation. » La séparation génère le désir du retour dans le monde divin, avant l’incarnation de l’esprit dans le corps, dans la matière, un retour dans un monde non sexué car non matérialisé. C’est un retour à l’être adamique qui n’est ni homme ni femme.
Dans le premier verset coranique de la sourate 4 (Les Femmes), Dieu dit : « Ô vous, les humain ! Vénérez votre Seigneur, qui vous a créés d'un seul être, puis de celui-ci Il a créé son épouse, et Il a fait naitre de ce couple un grand nombre d'hommes et de femmes. » Dans la religion islamique, Ève est tirée de l’être adamique et non pas de l’homme ni de sa côte. Il est important de souligner que dans le Coran c’est non pas Ève qui tente Adam mais Satan : « Le démon les fit trébucher et il les chassa du lieu où ils se trouvaient » (s. 2, v. 36).
Ces repères théologiques sont fondamentaux car la place de la femme découle du Texte. Si elle est tentatrice dans le Texte, cela peut lui être imputé en tant qu’être social. Or, dans le Coran, ce n’est pas le cas. Le Coran apporte un message qui constitue une libération pour la femme, au regard des autres traditions du Livre.
Les états successifs de l’âme
Dans le soufisme, ce retour à Dieu, à l’état originel, est rendu possible par le jeu de dévoilements successifs de Dieu (le hadith prophétique souligne que Dieu se cache sous 70 000 voiles). L’âme connaît donc une succession d’états (hâl) et franchit par niveau (maqâm) sa progression spirituelle. Ces différentes étapes de l’âme sont ainsi symbolisées, chez certains mystiques, par le passage du féminin esclave au masculin libéré des désirs.
Le second distique du Mesnevi de Jalâl Al-dîn Rûmî dit : « Depuis que j’ai été coupé de la roselière / Fascinés par mon chant triste, hommes et femmes gémissent de chagrin. » La Roselière est le pays d’origine du roseau et symbolise l’état originel de l’humain.
Dans la tradition soufie de la mevleviyya, la confrérie créée d’après l’enseignement de Jalâl al-dîn Rûmî, ce distique fait référence non pas à l’état sexué mais au stade d’évolution de l’âme (al nafs) de l’être humain : elle est d’abord esclave (aspect féminin) puis libérée (aspect masculin) de ses mauvais désirs. Si bien qu’il y a des hommes qui sont femmes et des femmes hommes (voir Kudsi Erguner, La Fontaine de la séparation, éd. Le bois d’Orion, 2001, p. 226.)
Réconcilier l’être social et l’être spirituel
Quand l’âme des désirs (de la violence, de l’égo, de l’écrasement, de la chair, du pouvoir…) se pacifie et l’être spirituel s’efface dans l’Un (l’état de fâna), c’est la fin de la dualité et notamment de la dualité homme-femme. L’être ainsi réalisé, l’être de perfection dans le soufisme porte le nom d’insân al-kâmil et il s’agit d’un être sans distinction sexuée.
L’être spirituel, dans le soufisme et les autres traditions, tend à vouloir réaliser l’unité alors que l’être social continue à agir dans la dualité, notamment homme-femme. Il est important de réconcilier l’être social et l’être spirituel pour ne pas vivre dans un monde totalement duel, schizophrène où l’on œuvre de temps en temps à notre élévation spirituelle sans changer notre façon d’agir dans la vie quotidienne.
L’être spirituel qui suit l’enseignement soufi, qui est directement rattaché à celui du Prophète Muhammad, va, en tant qu’être social, agir différemment. Le soufisme est une spiritualité, qui, à travers son enseignement, peut élever l’âme et guérir le corps socia
L’occultation des femmes, une dérive sociale
L’islam et sa mystique n’imposent aucune occultation du féminin. Mais les pratiques sociales ont perverti la place de la femme au sein même de l’organisation de l’islam. Même dans l’organisation du soufisme actuel, la femme est occultée. À quelques rares exceptions près, telle la confrérie alawiyya d’origine algérienne où la mixité et la parité ont été récemment acquises.
En effet, le milieu soufi actuel, à l’image du milieu islamique, est un milieu machiste où il n’y a pas ou peu de femmes dans les organes de prises de décisions. « L’occultation de la femme est une perversion déguisée sous les vêtements de la religion », dénonce le sociologue tunisien Laroussi Amri dans un excellent ouvrage sur les femmes soufies. L’occultation de la femme est une dérive sociale faite au nom de la religion.
Les législateurs interprètent le Texte sacré à leur manière et c’est cette interprétation, parfois falsifiée, qui sert de caution à l’occultation des femmes. Or l’interprétation n’est que le miroir de celui qui interprète, de son être social, et peut s’avérer par conséquent très éloignée du Texte sacré qui détient, lui, la Vérité.
Cette occultation a été progressive, au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la période de la révélation prophétique. Les hagiographies regorgent pourtant d’exemples de saintes femmes soufies. Elles sont très nombreuses au IIe et au IIIe siècle de l’Hégire (622), puis commencent à disparaitre dès le Xe siècle.
Les paraboles du divin féminin
Celle qui est la plus connue et la plus citée est incontestablement l’Irakienne Rabi’a Al ‘Adawiyya de Bassorah au VIIIe siècle. Rabi’a vient d’une famille modeste et se retrouve orpheline. Elle est vendue comme esclave puis libérée. Selon certaines sources, elle aurait joué de la flûte et aurait été courtisane, vie de plaisirs qu’elle aurait abandonnée pour se consacrer intégralement à l’amour divin. Il est rapporté qu’elle tenait des assemblées dans sa modeste hutte, qu’elle avait des disciples hommes, qu’elle était consultée par des savants ou des politiques.
Au moins jusqu’au XIVe siècle, les femmes donnent des sermons, sont maîtres spirituelles. Il est intéressant de noter que le grand penseur mystique Ibn Arabi, au XIIIe, siècle a été le disciple préféré d’une femme à Séville, Fatima bint ibn Muthanna. Nul hasard si Ibn Arabi voyait en la femme le support de contemplation de Dieu le plus accompli.
Dans les poèmes des grandes figures du soufisme, sources d’enseignement, les prénoms féminins (Laila, Lubna, Nizham,) sont utilisés pour symboliser l’essence divine. Cette symbolique, chez Ibn ‘Arabi, se retrouve dans un ouvrage poétique majeur, L’Interprètes des désirs, où de nombreuses paraboles évoquent le divin féminin. Cette tradition perdure jusqu’à la période contemporaine, notamment dans le Diwân, recueil poétique du cheikh Al-Alawi.
Une spiritualité qui prône l’égalité
Quand on regarde de plus près le Coran, rien n’interdit aux femmes de prendra leur place dans la société, dans l’organisation de l’islam, dans les organes de prises de décisions. Le Texte coranique, à plusieurs reprises, insiste sur l’égalité hommes-femmes (notamment dans s. 9, v. 71 ; s. 16, v. 97 ; s. 33, v. 35). L’islam est une spiritualité qui permet à la femme de prendre sa place dans la société à égalité de l’homme.
Si l’islam a libéré la femme du VIIe siècle (mettant fin à des pratiques antéislamiques parfois cruelles et souvent misogynes), l’islam est une spiritualité qui peut libérer la femme au XXIe siècle. La spiritualité islamique est une guérison. Et lorsqu’une tradition, même si elle se réclame à tort de l’islam, rend la société malade, pourquoi continuer à reproduire des vieux schémas aux origines souvent antéislamiques ?
L’adage soufi dit : « Le soufi est le fils de l’instant. » Cela sous-entend de nombreux niveaux de compréhension, mais cela signifie notamment que le soufisme, en revivifiant le message prophétique, s’adapte à l’évolution de la société.
Les remèdes sont dans le Coran, les remèdes sont en nous. À nous de les utiliser et aux femmes de sortir de l’occultation et de prendre leur place dans l’espace public non seulement islamique mais aussi professionnel et social.
Carole Latifa Ameer
Carole Latifa Ameer est directrice artistique et chercheuse indépendante en pensée et culture...
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