Qui est-il? Un exilé. Terme qu'il ne faut pas confondre, pas mélanger, avec tous les autres mots que les gens emploient à tort et à travers: émigré, expatrié, réfugié, immigré, silence, ruse. L'exil est un rêve de retour glorieux. L'exil est une vision de la révolution: Elbe, pas Sainte-Hélène. Cest un paradoxe sans fin : regarder devant soi en regardant toujours derrière soi. L'exilé est une balle jetée très haut en l'air. Elle reste là, gelée dans le temps, transformée en photographie; négation du mouvement, suspendu de façon impossible au-dessus de sa terre natale, l'exilé attend le moment inévitable où la photo doit se remettre en mouvement, et la terre réclamer son bien. Telles sont les choses qu'imagine l'Imam. Sa maison est un appartement en location. C'est une salle d'attente, une photo, de l'air.
L'épais papier mural, des rayures vert olive sur un fond couleur crème, a légèrement passé au soleil, suffisamment pour faire ressortir les rectangles et les ovales plus vifs qui indiquent les endroits où étaient accrochés des tableaux. L'Imam est l'ennemi des images. Quand il est entré les tableaux ont glissé sans bruit des murs et quitté la pièce furtivement, fuyant d'eux-mêmes la colère de sa muette désapprobation. Quelques images, cependant, ont eu le droit de rester. Sur la cheminée il conserve quelques cartes postales conventionnelles de son pays, qu'il appelle simplement Desh : une montagne qui se découpe au-dessus d'une ville; une pittoresque scène villageoise sous un grand arbre; une mosquée. Mais dans sa chambre, sur le mur qui fait face à la couchette dure où il se repose, est accrochée une icône plus puissante, le portrait d'une femme d'une force exceptionnelle, célèbre pour son profil de statue grecque et ses cheveux noirs aussi longs qu'elle est grande. Une femme puissante, son ennemie, son autre : il la garde près de lui. Exactement comme, là-bas dans les palais de son omnipotence elle garde son portrait à lui sous son manteau royal ou dissimulé dans le médaillon qu'elle porte autour du cou. C'est l'Impératrice, et son nom est - quoi d'autre? - Ayesha. Sur cette île, l'Imam exilé, et là-bas à Desh, Elle. Tous deux complotent la mort de l'autre.
Les rideaux, un épais velours doré, restent fermés toute la journée, sinon le mal pourrait se glisser dans l'appartement : l'étrange, l'Extérieur, la nation étrangère. Le fait douloureux qu'il se trouve ici et pas Là-bas, l'endroit qui mobilise toutes ses pensées. Dans les rares occasions où l'Imam sort prendre l'air de Kensington, au centre d'un carré formé par huit jeunes hommes portant des lunettes noires et des costumes où l'on distingue des bosses, il croise les mains devant lui et les fixe des yeux, pour qu'aucun élément, aucune particule de cette ville haïe - cette fosse d'iniquités qui l'humilie en lui offrant un refuge, ce qui l'oblige à un sentiment de reconnaissance malgré sa luxure, son avarice et sa vanité -ne puisse lui tomber, comme une poussière, dans l'œil. Quand il quittera cet exil détesté pour revenir triomphalement dans cette autre ville aux pieds de la montagne de carte postale, il dira avec fierté qu'il est resté dans l'ignorance totale de cette Sodome dans laquelle il a été obligé d'attendre; ignorant, et par conséquent non souillé, non altéré, pur.
Et une autre raison pour laquelle les rideaux restent fermés c'est bien sûr parce que les yeux et les oreilles qui l'entourent ne sont pas tous amicaux. Les immeubles orange ne sont pas neutres. Quelque part de l'autre côté de la rue il y a des téléobjectifs, du matériel vidéo, des micros hypersensibles; et toujours le risque des tireurs d'élite. Au-dessus et en dessous et à côté de l'Imam les appartements sont occupés par ses gardes, qui parcourent les rues de Kensington déguisés en femmes couvertes de voiles avec des becs d'argent; mais on n'est jamais assez prudent. Pour l'exilé, la paranoïa est une condition préalable de survie.
Une fable, que lui a racontée l'un de ses favoris, un Américain converti, une ancienne vedette du hit-parade, connue maintenant sous le nom de Bilal X. Dans une certaine boîte de nuit où l'Imam a l'habitude d'envoyer ses lieutenants écouter certaines autres personnes appartenant à certaines factions opposées, Bilal rencontra un jeune homme de Desh, une sorte de chanteur lui aussi, et ils se mirent à parler. Il se trouva que ce Mahmood avait eu particulièrement peur. Récemment, il s'était mis à la colle avec une gori, une grande femme rouge et opulente, et il se trouva que l'ancien amant de sa Renata bien-aimée était le patron en exil de la SAVAK, les services de torture du Shah d'Iran. Le numéro un, le Grand Panjandrum lui-même, pas quelque petit sadique doué pour arracher les ongles des orteils ou brûler les paupières, mais le grand haramzada en personne. Le jour qui suivit l'installation de Mahmood et de Renata dans leur nouvel appartement, Mahmood reçut une lettre. D'accord, mangeur de *****, tu baises ma femme, je voulais juste te dire bonjour. Le lendemain une deuxième lettre arriva. À propos, petite bite, j'ai oublié de te dire, voilà ton nouveau numéro de téléphone. Or Mahmood et Renata venaient de demander leur inscription sur la liste rouge mais on ne leur avait pas encore communiqué leur nouveau numéro. Quand il arriva quelques jours plus tard, c'était exactement le même que celui de la lettre, et Mahmood perdit tous ses cheveux d'un seul coup. Les voyant sur l'oreiller, il croisa les mains devant Renata et la supplia : « Ma chérie, je t'aime mais tu es trop dangereuse pour moi, je t'en prie, va-t'en, n'importe où, loin, loin. » Quand on raconta cette histoire à l'Imam il secoua la tête et dit, cette putain, qui la touchera maintenant, malgré son corps lascif? Son corps est marqué plus gravement qu'avec la lèpre; c'est ainsi que les êtres humains se mutilent eux-mêmes. Mais la vraie morale de la fable c'était la nécessité d'une vigilance étemelle. Londres était une ville dans laquelle l'ancien patron de la SAVAK avait des relations haut placées à la compagnie du téléphone et où l'ex-chef cuisinier du Shah tenait un restaurant prospère à Hounslow. Une ville si accueillante, un tel refuge, ils acceptent tout le monde. Il faut garder les rideaux fermés.
Les appartements du troisième au cinquième étage de cet ensemble de résidences sont, pour le moment, la seule patrie de l'Imam. Voici les fusils et les radios à ondes courtes et les pièces dans lesquelles des jeunes hommes en costume s'assoient et parlent fébrilement dans plusieurs téléphones. On ne voit de l'alcool nulle part, ni des jeux de cartes ou de dés, et la seule femme est celle du portrait accroché au mur de la chambre du vieil homme. Dans cette patrie de substitution, que le saint insomniaque considère comme sa salle d'attente ou son salon de transit, le chauffage central tourne au maximum nuit et jour, et les fenêtres restent hermétiquement fermées. L'exilé ne peut oublier, et doit par conséquent simuler, la chaleur sèche de Desh, le pays d'hier et de demain où même la lune est chaude et dégouline comme un chapati frais et beurré, ô cette partie du monde tant désirée où le soleil et la lune sont masculins mais où leur chaude lumière sucrée porte des noms féminins. La nuit l'exilé écarte les rideaux et la lune étrangère se coule dans la pièce, et sa froideur lui transperce les yeux comme un clou. Il grimace, plisse les yeux. Vêtu d'une robe ample, les sourcils froncés, menaçant, éveillé : tel est l'Imam.
L'exil est un pays sans âme. En exil les meubles sont laids, chers, tous achetés en même temps dans le même magasin et bien trop vite : des canapés argentés et brillants avec des accoudoirs comme des ailerons de vieilles Buick DeSoto Oldsmobile, des bibliothèques vitrées qui ne contiennent pas de livres mais des dossiers bourrés de coupures de presse. En exil quand quelqu'un tire de l'eau dans la cuisine la douche devient brûlante, aussi quand l'Imam prend son bain les membres de sa suite doivent se souvenir de ne pas remplir une bouilloire ni rincer une assiette sale, et quand rimam va aux toilettes ses disciples se sauvent de la douche brûlante. En exil on ne fait pas de cuisine; les gardes du corps à lunettes noires vont acheter des plats à emporter. En exil toute tentative d'enracinement est vue comme une trahison : c'est un aveu d'échec.
L'Imam est le centre d'une roue.
Le mouvement rayonne à partir de lui, toute la journée. Son fils, Khalid, entre dans son sanctuaire en portant un verre d'eau, il le tient dans la main droite, la paume sous le verre. L'Imam boit de l'eau constamment, un verre toutes les cinq minutes, pour se purifier; avant qu'il la boive, l'eau est elle-même purifiée dans un appareil de filtrage américain. Tous les jeunes hommes qui l'entourent connaissent bien sa célèbre Monographie de l'Eau, qui, d'après l'Imam, communique sa pureté au buveur, ainsi que sa fluidité et sa simplicité, et le plaisir ascétique de son goût. « L'Impératrice, fait-il remarquer, boit du vin. » Du bourgogne, du bordeaux, du vin du Rhin qui mêlent leur corruption enivrante à l'intérieur de ce corps beau et souillé. Ce péché suffit à la condamner pour l'éternité sans espoir de rachat. Le portrait accroché au mur de la chambre montre l'Impératrice Ayesha tenant, à deux mains, un crâne rempli d'un liquide rouge sombre. L'Impératrice boit du sang, mais l'Imam est un homme d'eau. « Ce n'est pas par hasard que les peuples de nos terres chaudes rêvèrent l'eau, proclame la Monographie, L'eau, qui préserve la vie. Aucun être civilisé ne peut la refuser à un autre. Une grand-mère, aux membres raidis par l'arthrite, se lèvera immédiatement pour aller au robinet si un petit enfant va vers elle et lui demande, pani, nani. Gare à ceux qui la blasphèment. Qui la pollue, dilue son âme. »
L'Imam s'est souvent mis en rage en repensant à l'Aga Khan défunt, après avoir lu le texte d'une interview pendant laquelle le chef des Ismailis buvait d'un excellent Champagne. Oh, monsieur, ce Champagne n 'est que pour la galerie. Il se change en eau dès qu'il touche mes lèvres. Démon, a l'habitude de tempêter l'Imam. Apostat, blasphémateur, charlatan. Quand l'avenir viendra, de tels individus seront jugés, dit-il à ses hommes. L'eau régnera et le sang coulera comme du vin. Telle est la nature miraculeuse de l'avenir des exilés : ce qui est dit dans l'impuissance d'un appartement surchauffé devient le destin des nations. Qui n'a pas rêvé ce rêve, être roi pour un jour? - Mais l'Imam rêve de plus qu'un jour; il sent, sortant de la pointe de ses doigts, les fils arachnéens avec lesquels il contrôlera le mouvement de l'histoire.
Non : pas l'histoire.
Son rêve est plus étrange.
*
* *
Son fils, le porteur d'eau Khalid, s'incline devant son père comme un pèlerin dans un lieu saint, il l'informe que le garde de service à l'extérieur du sanctuaire est Salman Farsi. Bilal s'occupe de l'émetteur radio et transmet le message du jour, sur la fréquence attribuée, à Desh.
L'Imam est un calme massif, une immobilité. C'est une pierre vivante. Ses énormes mains noueuses, d'un gris de granit, reposent lourdement sur les bras de son fauteuil à haut dossier. Sa tête, qui semble trop grande pour le corps en dessous, roule pesamment au bout d'un cou d'une maigreur étonnante que l'on aperçoit à travers les poils épars de sa barbe poivre et sel. Les yeux de l'Imam sont embrumés;
ses lèvres ne bougent pas. C'est une force pure, un être primordial; il bouge sans mouvement, agit sans faire, parle sans proférer de son. C'est le prestidigitateur et l'histoire est son numéro.
Non, pas l'histoire : quelque chose de plus étrange.
On apprend l'explication de cette énigme, en ce moment même, par le biais de certaines ondes subreptices, sur lesquelles la voix de Bilal, l'Américain converti, chante la chanson sacrée de l'Imam. Bilal le muezzin : sa voix entre dans la radio amateur à Kensington et ressort dans le Desh de rêve, transmuée en discours tonitruant de l'Imam lui-même. Il commence rituellement par insulter l'Impératrice, avec la liste de ses crimes, de ses meurtres, de ses chantages, de ses rapports sexuels avec des lézards, et ainsi de suite, et il en arrive à l'appel nocturne de l'Imam qui demande à son peuple de se lever contre le mal qui habite l'État de l'Impératrice. « Nous ferons une révolution, proclame l'Imam par la voix de Bilal, une révolte dirigée non seulement contre un tyran mais contre l'histoire. » Car il existe un ennemi au-delà d'Ayesha, et c'est l'Histoire elle-même. L'Histoire c'est le vin de sang qu'on ne devrait plus boire. L'Histoire c'est ce qui enivre, la création et le bien du Diable, du grand Chaytan, le plus grand des mensonges - le progrès, la science, le droit - contre lesquels l'Imam s'est dressé. L'Histoire est une déviation de la Voie, la connaissance est une illusion, parce que la somme des connaissances a été achevée le jour où Al-Lah a fini sa révélation à Mahound.
L'épais papier mural, des rayures vert olive sur un fond couleur crème, a légèrement passé au soleil, suffisamment pour faire ressortir les rectangles et les ovales plus vifs qui indiquent les endroits où étaient accrochés des tableaux. L'Imam est l'ennemi des images. Quand il est entré les tableaux ont glissé sans bruit des murs et quitté la pièce furtivement, fuyant d'eux-mêmes la colère de sa muette désapprobation. Quelques images, cependant, ont eu le droit de rester. Sur la cheminée il conserve quelques cartes postales conventionnelles de son pays, qu'il appelle simplement Desh : une montagne qui se découpe au-dessus d'une ville; une pittoresque scène villageoise sous un grand arbre; une mosquée. Mais dans sa chambre, sur le mur qui fait face à la couchette dure où il se repose, est accrochée une icône plus puissante, le portrait d'une femme d'une force exceptionnelle, célèbre pour son profil de statue grecque et ses cheveux noirs aussi longs qu'elle est grande. Une femme puissante, son ennemie, son autre : il la garde près de lui. Exactement comme, là-bas dans les palais de son omnipotence elle garde son portrait à lui sous son manteau royal ou dissimulé dans le médaillon qu'elle porte autour du cou. C'est l'Impératrice, et son nom est - quoi d'autre? - Ayesha. Sur cette île, l'Imam exilé, et là-bas à Desh, Elle. Tous deux complotent la mort de l'autre.
Les rideaux, un épais velours doré, restent fermés toute la journée, sinon le mal pourrait se glisser dans l'appartement : l'étrange, l'Extérieur, la nation étrangère. Le fait douloureux qu'il se trouve ici et pas Là-bas, l'endroit qui mobilise toutes ses pensées. Dans les rares occasions où l'Imam sort prendre l'air de Kensington, au centre d'un carré formé par huit jeunes hommes portant des lunettes noires et des costumes où l'on distingue des bosses, il croise les mains devant lui et les fixe des yeux, pour qu'aucun élément, aucune particule de cette ville haïe - cette fosse d'iniquités qui l'humilie en lui offrant un refuge, ce qui l'oblige à un sentiment de reconnaissance malgré sa luxure, son avarice et sa vanité -ne puisse lui tomber, comme une poussière, dans l'œil. Quand il quittera cet exil détesté pour revenir triomphalement dans cette autre ville aux pieds de la montagne de carte postale, il dira avec fierté qu'il est resté dans l'ignorance totale de cette Sodome dans laquelle il a été obligé d'attendre; ignorant, et par conséquent non souillé, non altéré, pur.
Et une autre raison pour laquelle les rideaux restent fermés c'est bien sûr parce que les yeux et les oreilles qui l'entourent ne sont pas tous amicaux. Les immeubles orange ne sont pas neutres. Quelque part de l'autre côté de la rue il y a des téléobjectifs, du matériel vidéo, des micros hypersensibles; et toujours le risque des tireurs d'élite. Au-dessus et en dessous et à côté de l'Imam les appartements sont occupés par ses gardes, qui parcourent les rues de Kensington déguisés en femmes couvertes de voiles avec des becs d'argent; mais on n'est jamais assez prudent. Pour l'exilé, la paranoïa est une condition préalable de survie.
Une fable, que lui a racontée l'un de ses favoris, un Américain converti, une ancienne vedette du hit-parade, connue maintenant sous le nom de Bilal X. Dans une certaine boîte de nuit où l'Imam a l'habitude d'envoyer ses lieutenants écouter certaines autres personnes appartenant à certaines factions opposées, Bilal rencontra un jeune homme de Desh, une sorte de chanteur lui aussi, et ils se mirent à parler. Il se trouva que ce Mahmood avait eu particulièrement peur. Récemment, il s'était mis à la colle avec une gori, une grande femme rouge et opulente, et il se trouva que l'ancien amant de sa Renata bien-aimée était le patron en exil de la SAVAK, les services de torture du Shah d'Iran. Le numéro un, le Grand Panjandrum lui-même, pas quelque petit sadique doué pour arracher les ongles des orteils ou brûler les paupières, mais le grand haramzada en personne. Le jour qui suivit l'installation de Mahmood et de Renata dans leur nouvel appartement, Mahmood reçut une lettre. D'accord, mangeur de *****, tu baises ma femme, je voulais juste te dire bonjour. Le lendemain une deuxième lettre arriva. À propos, petite bite, j'ai oublié de te dire, voilà ton nouveau numéro de téléphone. Or Mahmood et Renata venaient de demander leur inscription sur la liste rouge mais on ne leur avait pas encore communiqué leur nouveau numéro. Quand il arriva quelques jours plus tard, c'était exactement le même que celui de la lettre, et Mahmood perdit tous ses cheveux d'un seul coup. Les voyant sur l'oreiller, il croisa les mains devant Renata et la supplia : « Ma chérie, je t'aime mais tu es trop dangereuse pour moi, je t'en prie, va-t'en, n'importe où, loin, loin. » Quand on raconta cette histoire à l'Imam il secoua la tête et dit, cette putain, qui la touchera maintenant, malgré son corps lascif? Son corps est marqué plus gravement qu'avec la lèpre; c'est ainsi que les êtres humains se mutilent eux-mêmes. Mais la vraie morale de la fable c'était la nécessité d'une vigilance étemelle. Londres était une ville dans laquelle l'ancien patron de la SAVAK avait des relations haut placées à la compagnie du téléphone et où l'ex-chef cuisinier du Shah tenait un restaurant prospère à Hounslow. Une ville si accueillante, un tel refuge, ils acceptent tout le monde. Il faut garder les rideaux fermés.
Les appartements du troisième au cinquième étage de cet ensemble de résidences sont, pour le moment, la seule patrie de l'Imam. Voici les fusils et les radios à ondes courtes et les pièces dans lesquelles des jeunes hommes en costume s'assoient et parlent fébrilement dans plusieurs téléphones. On ne voit de l'alcool nulle part, ni des jeux de cartes ou de dés, et la seule femme est celle du portrait accroché au mur de la chambre du vieil homme. Dans cette patrie de substitution, que le saint insomniaque considère comme sa salle d'attente ou son salon de transit, le chauffage central tourne au maximum nuit et jour, et les fenêtres restent hermétiquement fermées. L'exilé ne peut oublier, et doit par conséquent simuler, la chaleur sèche de Desh, le pays d'hier et de demain où même la lune est chaude et dégouline comme un chapati frais et beurré, ô cette partie du monde tant désirée où le soleil et la lune sont masculins mais où leur chaude lumière sucrée porte des noms féminins. La nuit l'exilé écarte les rideaux et la lune étrangère se coule dans la pièce, et sa froideur lui transperce les yeux comme un clou. Il grimace, plisse les yeux. Vêtu d'une robe ample, les sourcils froncés, menaçant, éveillé : tel est l'Imam.
L'exil est un pays sans âme. En exil les meubles sont laids, chers, tous achetés en même temps dans le même magasin et bien trop vite : des canapés argentés et brillants avec des accoudoirs comme des ailerons de vieilles Buick DeSoto Oldsmobile, des bibliothèques vitrées qui ne contiennent pas de livres mais des dossiers bourrés de coupures de presse. En exil quand quelqu'un tire de l'eau dans la cuisine la douche devient brûlante, aussi quand l'Imam prend son bain les membres de sa suite doivent se souvenir de ne pas remplir une bouilloire ni rincer une assiette sale, et quand rimam va aux toilettes ses disciples se sauvent de la douche brûlante. En exil on ne fait pas de cuisine; les gardes du corps à lunettes noires vont acheter des plats à emporter. En exil toute tentative d'enracinement est vue comme une trahison : c'est un aveu d'échec.
L'Imam est le centre d'une roue.
Le mouvement rayonne à partir de lui, toute la journée. Son fils, Khalid, entre dans son sanctuaire en portant un verre d'eau, il le tient dans la main droite, la paume sous le verre. L'Imam boit de l'eau constamment, un verre toutes les cinq minutes, pour se purifier; avant qu'il la boive, l'eau est elle-même purifiée dans un appareil de filtrage américain. Tous les jeunes hommes qui l'entourent connaissent bien sa célèbre Monographie de l'Eau, qui, d'après l'Imam, communique sa pureté au buveur, ainsi que sa fluidité et sa simplicité, et le plaisir ascétique de son goût. « L'Impératrice, fait-il remarquer, boit du vin. » Du bourgogne, du bordeaux, du vin du Rhin qui mêlent leur corruption enivrante à l'intérieur de ce corps beau et souillé. Ce péché suffit à la condamner pour l'éternité sans espoir de rachat. Le portrait accroché au mur de la chambre montre l'Impératrice Ayesha tenant, à deux mains, un crâne rempli d'un liquide rouge sombre. L'Impératrice boit du sang, mais l'Imam est un homme d'eau. « Ce n'est pas par hasard que les peuples de nos terres chaudes rêvèrent l'eau, proclame la Monographie, L'eau, qui préserve la vie. Aucun être civilisé ne peut la refuser à un autre. Une grand-mère, aux membres raidis par l'arthrite, se lèvera immédiatement pour aller au robinet si un petit enfant va vers elle et lui demande, pani, nani. Gare à ceux qui la blasphèment. Qui la pollue, dilue son âme. »
L'Imam s'est souvent mis en rage en repensant à l'Aga Khan défunt, après avoir lu le texte d'une interview pendant laquelle le chef des Ismailis buvait d'un excellent Champagne. Oh, monsieur, ce Champagne n 'est que pour la galerie. Il se change en eau dès qu'il touche mes lèvres. Démon, a l'habitude de tempêter l'Imam. Apostat, blasphémateur, charlatan. Quand l'avenir viendra, de tels individus seront jugés, dit-il à ses hommes. L'eau régnera et le sang coulera comme du vin. Telle est la nature miraculeuse de l'avenir des exilés : ce qui est dit dans l'impuissance d'un appartement surchauffé devient le destin des nations. Qui n'a pas rêvé ce rêve, être roi pour un jour? - Mais l'Imam rêve de plus qu'un jour; il sent, sortant de la pointe de ses doigts, les fils arachnéens avec lesquels il contrôlera le mouvement de l'histoire.
Non : pas l'histoire.
Son rêve est plus étrange.
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Son fils, le porteur d'eau Khalid, s'incline devant son père comme un pèlerin dans un lieu saint, il l'informe que le garde de service à l'extérieur du sanctuaire est Salman Farsi. Bilal s'occupe de l'émetteur radio et transmet le message du jour, sur la fréquence attribuée, à Desh.
L'Imam est un calme massif, une immobilité. C'est une pierre vivante. Ses énormes mains noueuses, d'un gris de granit, reposent lourdement sur les bras de son fauteuil à haut dossier. Sa tête, qui semble trop grande pour le corps en dessous, roule pesamment au bout d'un cou d'une maigreur étonnante que l'on aperçoit à travers les poils épars de sa barbe poivre et sel. Les yeux de l'Imam sont embrumés;
ses lèvres ne bougent pas. C'est une force pure, un être primordial; il bouge sans mouvement, agit sans faire, parle sans proférer de son. C'est le prestidigitateur et l'histoire est son numéro.
Non, pas l'histoire : quelque chose de plus étrange.
On apprend l'explication de cette énigme, en ce moment même, par le biais de certaines ondes subreptices, sur lesquelles la voix de Bilal, l'Américain converti, chante la chanson sacrée de l'Imam. Bilal le muezzin : sa voix entre dans la radio amateur à Kensington et ressort dans le Desh de rêve, transmuée en discours tonitruant de l'Imam lui-même. Il commence rituellement par insulter l'Impératrice, avec la liste de ses crimes, de ses meurtres, de ses chantages, de ses rapports sexuels avec des lézards, et ainsi de suite, et il en arrive à l'appel nocturne de l'Imam qui demande à son peuple de se lever contre le mal qui habite l'État de l'Impératrice. « Nous ferons une révolution, proclame l'Imam par la voix de Bilal, une révolte dirigée non seulement contre un tyran mais contre l'histoire. » Car il existe un ennemi au-delà d'Ayesha, et c'est l'Histoire elle-même. L'Histoire c'est le vin de sang qu'on ne devrait plus boire. L'Histoire c'est ce qui enivre, la création et le bien du Diable, du grand Chaytan, le plus grand des mensonges - le progrès, la science, le droit - contre lesquels l'Imam s'est dressé. L'Histoire est une déviation de la Voie, la connaissance est une illusion, parce que la somme des connaissances a été achevée le jour où Al-Lah a fini sa révélation à Mahound.
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