Politiste, arabisante, spécialiste de l’Irak, du Moyen-Orient et du monde arabe, Myriam Benraad est docteure en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) et chercheuse à l’Institut de (IREMAM, 7310 AMU/CNRS, 2013-). Elle est actuellement maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Limerick, en Irlande
Source: Middleeasteyes 02 février 2018
Middle East Eye : Comment expliquez-vous la polysémie du mot « jihad », qui évoque autant des images guerrières qu’un vocabulaire religieux avec son sens d’« effort sur soi » dans l’islam ?
Myriam Benraad : Il y a bel et bien polysémie du terme mais également indétermination manifeste. Dans les sources sacrées, avant l’élaboration jurisprudentielle qui suivra, les significations accordées au mot jihad demeurent relativement floues. Le jihad recouvre les notions d’effort, de lutte, mais aussi de justice, d’équité.
Fondamentalement, la question est de savoir s’il se réfère à un effort de type spirituel ou à la violence physique. Pour décrire les premières campagnes militaires du prophète Mohammed et de ses compagnons, il n’est véritablement jamais parlé de jihad. La compréhension du terme est donc le fruit d’une succession d’événements.
Plus particulièrement, à notre époque, le 11 septembre 2001 a sanctionné un tournant interprétatif radical. Certes, on parlait déjà de jihad et de jihadisme dans les années 1980 et 1990 autour du conflit en Afghanistan et, par la suite, de guerres locales. Mais pour prendre le cas de l’Algérie, on parlait alors davantage de terrorisme [lors de la guerre civile, 1991-2002] que de jihadisme.
Avec le 11 septembre, un saut qualitatif a été opéré puisqu’une qualification militaire du jihad a fini par primer. Désormais, dans le langage courant, dans la sphère publique, médiatique ou politique, le jihad est quasi exclusivement synonyme de guerre sainte, de combat armé.
Le terme jihadisme est enrobé d’une très forte connotation orientaliste, alors que le phénomène me semble plus prosaïque que les représentations qui en sont renvoyées, ici et là, y compris par les jihadistes eux-mêmes.
Je l’observe dans les dernières vidéos tournées par les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui exposent les témoignages de jihadistes français. Ces vidéos viennent briser un mythe orientaliste car l’on y voit finalement des individus – Émilie König, Thomas Barnouin – certes engagés dans une entreprise criminelle mais in fine, très ordinaires.
Les groupes jihadistes ont participé à la fantasmagorie néo-orientaliste qui les entoure, notamment à travers de grosses productions hollywoodiennes qui, il y a peu, horrifiaient autant qu’elles fascinaient tout un chacun.
MEE : Vous écrivez dans votre ouvrage que « le jihad fut aussi une source de dialogue entre les individus et les peuples ». Dans quel sens et comment ?
MB : Cette assertion peut sembler provocante à première vue. Or le jihad, qui recoupe l’idée d’effort sur soi, peut être entendu de manière positive, en particulier lorsqu’il est rapporté à l’histoire longue, riche et complexe du monde musulman. Toute une civilisation s’esquisse et se dessine alors.
Si l’on replace le jihad et l’ensemble du lexique islamique dans des contextes historiques particuliers, toute une civilisation se révèle sous nos yeux, une civilisation qui ne saurait être réduite à la guerre car elle fut un haut lieu de dialogues, d’échanges et de transmissions entre les peuples.
Il importe de prendre en compte cet héritage pour constater à quel point les jihadistes sont coupés d’une tradition musulmane séculaire. Les destructions perpétrées par l’État islamique dans son sillage, notamment celle du patrimoine préislamique (vestiges, monuments, antiquités) en Irak et en Syrie, n’ont jamais caractérisé les califats historiques, dont les chefs n’ont jamais nié et éliminé ce qui les avait précédés.
On ne cesse de construire et de reconstruire autour du jihad alors que les réalités historiques sont tout autres si l’on se donne a minima la peine de les examiner.
MEE : Cette indétermination de termes comme le jihad n’est-elle pas due autant à ces constructions et reconstructions qu’au fait que, dans l’islam, les sources sont multiples (Coran, hadiths, commentaires) ? Il y a aussi absence d’autorité unique et centrale pouvant donner aux mots une seule interprétation…
MB : Je ne crois pas que l’islam diffère à ce point des autres religions révélées. La diversité observée n’est pas propre à cette religion. Or, il est vrai que la question jihadiste a remis en avant des divisions, des dissensions, cette pluralité de significations, posant le défi de bien distinguer ce qui relève de l’islam politique militant, en l’occurrence jihadiste et violent, de ce qui relève d’autres courants de pensée, très divers.
Les jihadistes pratiquent un usage sélectif des sources et se contentent de faire référence à certaines sourates et certains hadiths pour justifier leur lecture du message religieux. Ce faisant, ils font volontairement l’impasse sur d’autres références et leur contexte. Il n’y a chez eux aucune interprétation, aucune herméneutique. Ils se réclament au contraire d’une lecture parfaitement littéraliste des textes. Ce littéralisme est lié à un environnement, celui de l’hyper-modernité propice à toutes les radicalités.
Les ennemis jurés des jihadistes, de l’autre côté du spectre, à savoir certains identitaires islamophobes ou qualifiés comme tels, véhiculent les mêmes stéréotypes. Les discours radicaux se répondent ici en miroir.
La doxa jihadiste a ainsi fini par contaminer ce que les jihadistes de l’État islamique appellent la « zone grise » [les « mauvais » musulmans qui refusent de rejoindre le califat]. Les militants continuent d’alimenter l’image de l’islam comme une religion foncièrement violente. Un déterminisme est alors imposé à tous les musulmans, tant par les jihadistes que par leurs opposants.
Ce déterminisme cristallise une supposée violence et réduit les musulmans à leur seule identité religieuse, sans leur consentement. Tout ceci me semble inséparable des constructions et reconstructions du terme jihad que j’évoquais précédemment.
Un « orientalisme » répond, par effet de symétrie, à un « occidentalisme », soit la manière dont les jihadistes ont bâti leur propre représentation tronquée de l’Occident et des Occidentaux. Sans ces catégories mentales, les jihadistes perdraient toute raison d’être et leur cause ne trouverait aucun écho.
MEE : Vous montrez bien dans votre livre que les relations internationales sont aussi une question de représentations. Vous utilisez le néologisme « néo-orientalisme » ; pourriez-vous l’expliquer ?
MB : Oui, le réel est toujours une affaire de représentations. Ce que je nomme « néo-orientalisme » est à mon sens la forme la plus aboutie de l’orientalisme classique qui s’évertua dès le XIXe siècle à construire cet « Orient » – construction qui abonde encore dans les esprits.
Ceci est très clair si l’on s’intéresse à la manière dont la trajectoire de l’EI [État islamique] au cours des dernières années a été appréhendée. De nombreux médias sont tombés dans le piège d’une vision fantasmée du jihad, faisant écho à la représentation hyper-stylisée du jihad par les jihadistes eux-mêmes !
Ces derniers ont amplement contribué à leur « orientalisation », surtout dans leurs vidéos de propagande. Tous ces clichés, ces stéréotypes bien commodes, ont contribué à stériliser le débat, à brouiller les pistes de réflexion, suscitant certains questionnements récurrents comme « les jihadistes sont-ils des barbares, sont-ils fous, sont-ils des délinquants ? ».
Beaucoup de commentateurs et d’experts (parfois autoproclamés) ont échoué à mettre à distance cet « objet jihadiste », ce qui pourtant reste au fondement de toute recherche sociologique digne de ce nom.
Source: Middleeasteyes 02 février 2018
Middle East Eye : Comment expliquez-vous la polysémie du mot « jihad », qui évoque autant des images guerrières qu’un vocabulaire religieux avec son sens d’« effort sur soi » dans l’islam ?
Myriam Benraad : Il y a bel et bien polysémie du terme mais également indétermination manifeste. Dans les sources sacrées, avant l’élaboration jurisprudentielle qui suivra, les significations accordées au mot jihad demeurent relativement floues. Le jihad recouvre les notions d’effort, de lutte, mais aussi de justice, d’équité.
Fondamentalement, la question est de savoir s’il se réfère à un effort de type spirituel ou à la violence physique. Pour décrire les premières campagnes militaires du prophète Mohammed et de ses compagnons, il n’est véritablement jamais parlé de jihad. La compréhension du terme est donc le fruit d’une succession d’événements.
Plus particulièrement, à notre époque, le 11 septembre 2001 a sanctionné un tournant interprétatif radical. Certes, on parlait déjà de jihad et de jihadisme dans les années 1980 et 1990 autour du conflit en Afghanistan et, par la suite, de guerres locales. Mais pour prendre le cas de l’Algérie, on parlait alors davantage de terrorisme [lors de la guerre civile, 1991-2002] que de jihadisme.
Avec le 11 septembre, un saut qualitatif a été opéré puisqu’une qualification militaire du jihad a fini par primer. Désormais, dans le langage courant, dans la sphère publique, médiatique ou politique, le jihad est quasi exclusivement synonyme de guerre sainte, de combat armé.
Le terme jihadisme est enrobé d’une très forte connotation orientaliste, alors que le phénomène me semble plus prosaïque que les représentations qui en sont renvoyées, ici et là, y compris par les jihadistes eux-mêmes.
Je l’observe dans les dernières vidéos tournées par les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui exposent les témoignages de jihadistes français. Ces vidéos viennent briser un mythe orientaliste car l’on y voit finalement des individus – Émilie König, Thomas Barnouin – certes engagés dans une entreprise criminelle mais in fine, très ordinaires.
Les groupes jihadistes ont participé à la fantasmagorie néo-orientaliste qui les entoure, notamment à travers de grosses productions hollywoodiennes qui, il y a peu, horrifiaient autant qu’elles fascinaient tout un chacun.
MEE : Vous écrivez dans votre ouvrage que « le jihad fut aussi une source de dialogue entre les individus et les peuples ». Dans quel sens et comment ?
MB : Cette assertion peut sembler provocante à première vue. Or le jihad, qui recoupe l’idée d’effort sur soi, peut être entendu de manière positive, en particulier lorsqu’il est rapporté à l’histoire longue, riche et complexe du monde musulman. Toute une civilisation s’esquisse et se dessine alors.
Si l’on replace le jihad et l’ensemble du lexique islamique dans des contextes historiques particuliers, toute une civilisation se révèle sous nos yeux, une civilisation qui ne saurait être réduite à la guerre car elle fut un haut lieu de dialogues, d’échanges et de transmissions entre les peuples.
Il importe de prendre en compte cet héritage pour constater à quel point les jihadistes sont coupés d’une tradition musulmane séculaire. Les destructions perpétrées par l’État islamique dans son sillage, notamment celle du patrimoine préislamique (vestiges, monuments, antiquités) en Irak et en Syrie, n’ont jamais caractérisé les califats historiques, dont les chefs n’ont jamais nié et éliminé ce qui les avait précédés.
On ne cesse de construire et de reconstruire autour du jihad alors que les réalités historiques sont tout autres si l’on se donne a minima la peine de les examiner.
MEE : Cette indétermination de termes comme le jihad n’est-elle pas due autant à ces constructions et reconstructions qu’au fait que, dans l’islam, les sources sont multiples (Coran, hadiths, commentaires) ? Il y a aussi absence d’autorité unique et centrale pouvant donner aux mots une seule interprétation…
MB : Je ne crois pas que l’islam diffère à ce point des autres religions révélées. La diversité observée n’est pas propre à cette religion. Or, il est vrai que la question jihadiste a remis en avant des divisions, des dissensions, cette pluralité de significations, posant le défi de bien distinguer ce qui relève de l’islam politique militant, en l’occurrence jihadiste et violent, de ce qui relève d’autres courants de pensée, très divers.
Les jihadistes pratiquent un usage sélectif des sources et se contentent de faire référence à certaines sourates et certains hadiths pour justifier leur lecture du message religieux. Ce faisant, ils font volontairement l’impasse sur d’autres références et leur contexte. Il n’y a chez eux aucune interprétation, aucune herméneutique. Ils se réclament au contraire d’une lecture parfaitement littéraliste des textes. Ce littéralisme est lié à un environnement, celui de l’hyper-modernité propice à toutes les radicalités.
Les ennemis jurés des jihadistes, de l’autre côté du spectre, à savoir certains identitaires islamophobes ou qualifiés comme tels, véhiculent les mêmes stéréotypes. Les discours radicaux se répondent ici en miroir.
La doxa jihadiste a ainsi fini par contaminer ce que les jihadistes de l’État islamique appellent la « zone grise » [les « mauvais » musulmans qui refusent de rejoindre le califat]. Les militants continuent d’alimenter l’image de l’islam comme une religion foncièrement violente. Un déterminisme est alors imposé à tous les musulmans, tant par les jihadistes que par leurs opposants.
Ce déterminisme cristallise une supposée violence et réduit les musulmans à leur seule identité religieuse, sans leur consentement. Tout ceci me semble inséparable des constructions et reconstructions du terme jihad que j’évoquais précédemment.
Un « orientalisme » répond, par effet de symétrie, à un « occidentalisme », soit la manière dont les jihadistes ont bâti leur propre représentation tronquée de l’Occident et des Occidentaux. Sans ces catégories mentales, les jihadistes perdraient toute raison d’être et leur cause ne trouverait aucun écho.
MEE : Vous montrez bien dans votre livre que les relations internationales sont aussi une question de représentations. Vous utilisez le néologisme « néo-orientalisme » ; pourriez-vous l’expliquer ?
MB : Oui, le réel est toujours une affaire de représentations. Ce que je nomme « néo-orientalisme » est à mon sens la forme la plus aboutie de l’orientalisme classique qui s’évertua dès le XIXe siècle à construire cet « Orient » – construction qui abonde encore dans les esprits.
Ceci est très clair si l’on s’intéresse à la manière dont la trajectoire de l’EI [État islamique] au cours des dernières années a été appréhendée. De nombreux médias sont tombés dans le piège d’une vision fantasmée du jihad, faisant écho à la représentation hyper-stylisée du jihad par les jihadistes eux-mêmes !
Ces derniers ont amplement contribué à leur « orientalisation », surtout dans leurs vidéos de propagande. Tous ces clichés, ces stéréotypes bien commodes, ont contribué à stériliser le débat, à brouiller les pistes de réflexion, suscitant certains questionnements récurrents comme « les jihadistes sont-ils des barbares, sont-ils fous, sont-ils des délinquants ? ».
Beaucoup de commentateurs et d’experts (parfois autoproclamés) ont échoué à mettre à distance cet « objet jihadiste », ce qui pourtant reste au fondement de toute recherche sociologique digne de ce nom.
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