Tahar Ben Achour (ou Muhammad al Tâhir Ibn Âshûr) naquit à La Marsa en 1879 dans une famille d’enseignants et de magistrats religieux d’origine andalouse fixée à Tunis au XVIIe siècle, ainsi que nous l’apprennent les chroniqueurs contemporains de son ancêtre. Par le fait des alliances matrimoniales, il appartenait à une aristocratie à la fois religieuse et politique puisqu’il était le petit-fils de deux hauts personnages de la Tunisie beylicale: Tahar Ben Achour cadi, mufti et naqîb el ashrâf (mort en 1868), et de Mohamed-El Aziz Bou Attour, zitounien de formation, ministre puis Premier ministre de 1882 à 1907, qui fit de Tahar son fils spirituel. Il grandit donc dans cette ambiance à la fois érudite et politique relativement protégée des humiliations consécutives à la présence étrangère grâce aux deux repères rassurants et proches que constituaient la Grande mosquée-université de la Zitouna et l’Etat beylical.
Les vastes connaissances de son père Mohamed et de son grand-père, l’ouverture de la famille sur le monde social, académique et politique, la familiarisation avec certains aspects de la culture européenne en même temps que l’amour des belles-lettres arabes, tout cela constituait un environnement favorable à l’épanouissement de la personnalité du jeune Tahar. Cet environnement contribua à corriger, comme il le dira lui-même plus tard dans un essai critique sur l’enseignement traditionnel, les défauts d’une pédagogie désastreuse: «Je suis persuadé, écrivait-il en 1910, que si j’avais pu bénéficier dans ma prime jeunesse d’un enseignement et d’une pédagogie conçus autrement, mes capacités auraient été mieux exploitées, mon savoir plus étendu et mon orientation plus judicieuse.
Je m’estime cependant heureux car j’ai pu pour ma part bénéficier des conseils de mon père, de mon grand-père et de quelques maîtres bienveillants.» (Alyasa al Subhu bi qarîb). Ayant terminé ses études supérieures en 1899, Tahar Ben Achour gravit rapidement les échelons et est promu professeur de première classe à la Grande mosquée en 1905, à l’âge de 26 ans. En 1907, il est nommé délégué du Gouvernement auprès du rectorat de la Zitouna. Il enseigne aussi au prestigieux Collège Sadiki de 1905 à 1913 puis de 1923 à 1932 dont il devient aussi membre du conseil d’administration. Cette expérience lui donna l’occasion de voir de près les méthodes pédagogiques modernes introduites par le Protectorat et de côtoyer les enseignants formés à l’école française républicaine et laïque. Membre du comité directeur de la Khaldounia, établissement d’enseignement arabo-musulman moderne, il y fréquente les leaders du mouvement réformiste ou comme on disait alors «évolutionniste» comme Béchir Sfar, Abdeljelil Zaouche ou Mohamed Lasram. Il retrouvait ces figures du modernisme au salon de la Princesse Nazli dont le domicile à La Marsa était voisin de sa résidence. C’est là qu’il rencontra le célèbre ouléma égyptien Mohamed Abdouh et s’enthousiasma pour ses idées.
Membre de la commission pour la réforme de l’enseignement zitounien en 1910, il est aussi nommé magistrat au tribunal immobilier mixte. En 1913, il occupe pendant dix ans la haute fonction de cadi de Tunis qu’avait déjà exercée son grand-père et homonyme sous le règne d’Ahmed Bey I. Mufti en 1923, il devient en 1927 le chef de la magistrature malékite de Tunisie et en 1932, le premier titulaire de cette dignité avec le titre prestigieux de Cheikh-al Islam jusque-là réservé à son homologue du rite hanéfite. La même année, la direction collégiale de l’enseignement zitounien est supprimée et Tahar Ben Achour nommé recteur avec le titre de Cheikh de la Grande mosquée et annexes avec mission de réformer l’enseignement de cette institution vénérable mais sclérosée. En butte à l’hostilité des milieux conservateurs crispés sur leurs privilèges et à l’agitation estudiantine suscitée par le Destour autour de la fameuse affaire des naturalisés musulmans, il démissionna de son poste en 1933 sans avoir pu procéder à des changements significatifs. Rappelé en 1945 dans un enthousiasme populaire général à la tête de la Grande mosquée, le Cheikh Ben Achour–El Oustâdh al Imâm comme se plaisaient à le qualifier ses nombreux admirateurs – mit en œuvre un vaste programme de décentralisation de l’enseignement et des examens et d’amélioration des conditions de vie des étudiants, souvent issus de milieux pauvres et originaires de régions éloignées de la capitale, ainsi que la signature d’accords avec des universités du Proche-Orient pour l’accueil d’étudiants tunisiens.
Appuyé cette fois sur le dynamisme politique des jeunes professeurs tels que Fadhel Ben Achour et Chédli Belcadhi ainsi que de la jeunesse estudiantine regroupée dans le mouvement «La Voix de l’étudiant zitounien», ce programme de rénovation, doté de moyens budgétaires limités, fut malheureusement souvent perturbé dans son application en raison des troubles liés à la revendication nationaliste dans le pays et du refus du Cheikh de se plier aux exigences du Néo-Destour lors de la participation de ce dernier au ministère dit «des négociations» (1950-1952) en la personne de son secrétaire général Salah Ben Youssef, à l’époque très hostile au mouvement zitounien. Sous la pression du Parti, le Bey promulgua un décret qui, tout en maintenant officiellement le cheikh à son poste, l’éloignait cependant de la gestion directe de la Zitouna. En 1956, à l’indépendance, certainement à l’initiative de Habib Bourguiba alors tout-puissant Premier ministre, Tahar Ben Achour retrouva ses prérogatives avec le titre – nouveau – de recteur de l’Université zitounienne (al Jâmi’a al zaytûniya) jusqu’à sa mise à la retraite en avril 1960 à l’issue du conflit qui l’avait opposé, ainsi que le Mufti de Tunisie Cheikh Abdelaziz Djaït, au Président de la République lors de l’affaire du Ramadan en février de la même année.
L’attitude constamment apolitique du Cheikh Ben Achour était fondée principalement sur sa conviction que la réforme des esprits était un préalable à toute émancipation. Mais elle peut s’expliquer aussi par son appartenance à un milieu privilégié et par conséquent relativement à l’abri des avanies consécutives à l’occupation coloniale. D’autant que de tous les secteurs de l’administration tunisienne, seuls l’enseignement zitounien et la magistrature religieuse n’étaient pas soumis directement à la présence humiliante d’un haut fonctionnaire français. Dans ces conditions, la défense par Tahar Ben Achour de l’identité tunisienne et de la culture arabo-islamique coexistait – comme d’ailleurs chez tous les penseurs réformistes depuis le XIXe siècle – avec la volonté de profiter des formidables apports de l’Europe en matière de savoir, de pédagogie et de science. Son essai déjà cité sur l’état déplorable de l’enseignement traditionnel est autant une critique de cet état de choses qu’un hommage rendu à l’efficacité des méthodes pédagogiques des écoles modernes créées par le Protectorat. Toutefois, s’il n’adopta pas une attitude d’hostilité à l’égard de l’administration du Protectorat, il garda toujours une réserve et maintint des rapports empreints de dignité qui lui valurent le respect de tous, Français et Tunisiens. Les attaques violentes qu’il eut à subir de la part du Destour en 1933 et du Néo-Destour en 1950-51 puis – après l’indépendance – au moment de la crise de Ramadan en 1960 n’eurent que des effets politiques limités et ne portèrent jamais atteinte à la considération dont il jouissait, y compris aux yeux des leaders nationalistes dont certains comme Habib Bourguiba avaient été ses élèves enthousiastes au Collège Sadiki. De tous ceux qui en ces moments pénibles manifestèrent leur solidarité au Cheikh Ben Achour, le grand poète Abou-el-Kacem Chebbi fut assurément celui qui exprima le mieux le désespoir des Tunisiens lucides face aux vociférations de la foule. Dans une lettre émouvante adressée de Medjez el Bab le 17/6/1352 hég.(octobre 1933) à celui qui fut son professeur, il dénonça en des termes sévères le triste travers séculaire de ses compatriotes qui «détruisent leurs espérances de leurs mains et jettent des pierres sur ceux qui leur montrent la bonne voie.»
Les choses changèrent radicalement pour la génération de son fils Fadhel, marquée par l’engagement d’après-guerre pour l’émancipation des peuples et surtout traumatisée par la création en 1948 de l’Etat d’Israël. L’action politique marquée par la méfiance à l’égard de l’Occident, le refus de l’injustice coloniale et la solidarité avec les Palestiniens prit dès lors le pas sur l’œuvre réformatrice de longue haleine.
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