L’Église orthodoxe habite la Russie, comme une âme habite un corps. Ce phénomène s’explique par une longue histoire…
« Si nous les Russes, nous en venions à tout perdre – territoires, populations, gouvernement –, il nous resterait, encore et toujours, l’orthodoxie » : comment mieux souligner, comme le fait ici Alexandre Soljenitsyne, la place de la religion orthodoxe au cœur de l’identité nationale, la résistance de la « Russie chrétienne » aux tempêtes de l’histoire européenne, à l’hégémonie impériale, à l’idéologie totalitaire, à la modernité libérale ?
En Russie, les trois quarts de la population sont de confession orthodoxe. Les appartenances religieuse et nationale ne font qu’une. Demandez à un passant, à Moscou ou Saint-Pétersbourg, s’il est de religion orthodoxe, il vous répondra oui, même s’il n’entre jamais dans une église : « Bien sûr que je suis orthodoxe, puisque je suis Russe », vous répondra-t-il avec aplomb.
Omniprésente dans l’État et la société, l’Église orthodoxe est l’institution qui garantit le mieux la continuité historique et l’unité de la nation russe. À sa tête, le patriarcat de Moscou est la seule organisation à avoir gardé ses frontières de l’époque soviétique, de l’Ukraine aux pays baltes, jusqu’au Caucase. Il recense 130 millions de fidèles, soit plus de la moitié de la population orthodoxe dans le monde.
L’orthodoxie russe est d’abord la religion du peuple. En 988, le baptême du prince Vladimir de Kiev est une date clé, qui sera encore célébrée mille ans après par Mikhaïl Gorbatchev à la tête d’un État communiste agonisant. Le peuple de la « Rus » (la Russie n’existe pas encore comme telle) est évangélisé et alphabétisé par des missionnaires venus de Byzance, Cyrille et Méthode. Les couvents essaiment dans tout le pays. Les moines deviennent les bâtisseurs, les lettrés, les missionnaires de la nation russe en gestation. C’est auprès d’eux que se réfugie le peuple ravagé par les famines et les guerres entre princes, traumatisé par deux siècles d’occupation mongole.
Le starets, médecin des âmes
Aux Temps modernes, l’orthodoxie restera déchirée entre sa tradition contemplative et byzantine – l’alliance « symphonique » du trône et de l’autel – et la brutalité du joug imposé par les tsars, amorcée par Ivan le Terrible (1530-1584). « Européen » fervent, Pierre le Grand (1682-1725) bâtit un État puissant, indépendant de toute autre autorité que la sienne et, sur le modèle protestant de l’Allemagne et de la Suède, soumet l’Église. Il abolit le patriarcat de Moscou en 1721 et le remplace par un « Saint-Synode » d’évêques à sa botte.
Ce Saint-Synode reste muet quand la grande Catherine II (1729-1796) nationalise les biens du clergé et ferme nombre de monastères. Les élites russes sont alors conquises par les idées des Lumières occidentales et la franc-maçonnerie. Le pays entre dans une phase de sécularisation. Le clergé se bureaucratise, se coupe de la société, se replie sur ses privilèges. La caste cléricale deviendra la cible des grands auteurs du 19e siècle.
Mais l’identité orthodoxe de la nation survit grâce au peuple et au renouveau spirituel incarné par des saints comme Séraphin de Sarov (1759-1833) et par la figure du moine, le starets (l’« ancien »), médecin des âmes immortalisé par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. La vie du starets s’accomplit dans une disponibilité totale à un peuple qui souffre. Cette renaissance religieuse atteint l’intelligentsia, comme en témoigne l’ermitage d’Optino fréquenté, à l’heure où se répandent le positivisme et le marxisme, par des penseurs et écrivains comme Dostoïevski, Gogol, Tolstoï, Leontiev, etc.
Jusqu’à la veille de la Révolution bolchevique de 1917, la hiérarchie orthodoxe restera docile aux tsars autocrates comme Nicolas Ier (1825-1855). Elle lie son sort à l’État, alors même que la société conteste l’absolutisme. Les théologiens proches des courants libéraux sont mis à l’index. Un écrivain comme Tolstoï, qui rejette le carcan du christianisme officiel, est excommunié. L’Église se coupe de toute l’intelligentsia progressiste, jusqu’à un « concile » réformateur qui se tiendra en… 1917. Le patriarcat est rétabli, mais sera bientôt écrasé par les bolcheviques.
Marqueur de l’identité russe, l’orthodoxie survivra pourtant à l’une des persécutions les plus terribles qu’ait jamais connue le monde chrétien. De 1917 à 1991, elle a donné plus de martyrs que toutes les Églises réunies. Le programme bolchevique de « dépérissement » de la religion a tous les traits de la terreur : 250 évêques sont exécutés ou meurent dans les camps. 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales sont éliminés. Églises, monastères, séminaires sont fermés, détruits ou transformés en enceintes sportives et musées.
Une Église « hors-frontières »
La hiérarchie est contrainte de collaborer avec le nouveau pouvoir soviétique. À partir de 1925, à la mort du patriarche Tikhon, aucun patriarche ne pourra plus être élu, ni gouverner. Un « fantoche » est nommé par Staline en 1944. Nombre de chrétiens émigrent alors pour constituer une Église « hors-frontières ». Une seconde vague massive de persécutions antireligieuses frappera encore l’URSS de Nikita Khroutchev dans les années 1960. Des clercs sont à nouveau déportés, des paroisses, des séminaires, des églises fermés.
Comment la foi orthodoxe survivrait-elle à un tel traumatisme ? C’est elle, à la fin de l’Union soviétique en 1991, qui renoue les fils de la mémoire russe. Elle restaure ses églises, ses monastères, recrée des écoles, des aumôneries, des services sociaux, répond aux demandes de baptêmes et de mariages qui affluent. Elle résiste toutefois mal aux crispations politiques qui traversent la Russie postcommuniste, à son isolement international, aux risques de dérive théocratique.
La coopération de l’actuel patriarche Kyrill avec Vladimir Poutine atteint un point difficile à imaginer dans un pays de « séparation » comme la France. Le régime, qui a besoin du capital symbolique de l’Église, fait tout pour courtiser sa hiérarchie. Quant à l’Église, accusée de compromission avec le régime soviétique mais riche de sa cohorte de martyrs canonisés et de ses forces reconstituées, elle tente de retrouver son pouvoir et ses privilèges, de s’imposer dans l’éducation morale, la culture, l’influence extérieure du pays. Ce faisant, elle n’évite pas de flatter les milieux nationalistes qui militent, au nom de la pureté orthodoxe, pour un retour à une Russie hégémonique.
Chronologie de l'orthodoxie
• 1054 : schisme entre Rome et Constantinople – les deux pôles de l’Empire romain – qui sépare Occident latin et Orient byzantin, christianisme occidental (qui se divisera au 16e siècle entre catholique et protestants) et christianisme « orthodoxe » (« juste doctrine »).
• 1204 : sac de Constantinople par les Latins sur la route des Croisades, qui exacerbe pour toujours le ressentiment des chrétiens orientaux (« orthodoxes ») contre l’Occident.
• 1453 : chute de l’Empire chrétien byzantin qui passe sous le joug des Turcs ottomans. Dans les Balkans (Grèce, Serbie, etc.), au Proche-Orient, la chrétienté orthodoxe se trouve confrontée à l’islam. Moscou rêve de succéder à Byzance et s’autoqualifie de « Troisième Rome ».
• 1830 : indépendance de la Grèce. C’est le début d’une lutte des Églises nationales orthodoxes pour se libérer de l’Empire ottoman.
• 1917 : révolution d’Octobre et persécution religieuse en URSS. Après la Seconde Guerre mondiale, cette « nuit noire » communiste s’abat sur toute l’Europe de l’Est.
• 1989 : chute du mur de Berlin. En Russie, la « liberté de conscience » devient légale au début des années 1990. Les Églises d’Europe de l’Est (orthodoxes en Roumanie, Bulgarie, Serbie) retrouvent leurs droits.
SH
« Si nous les Russes, nous en venions à tout perdre – territoires, populations, gouvernement –, il nous resterait, encore et toujours, l’orthodoxie » : comment mieux souligner, comme le fait ici Alexandre Soljenitsyne, la place de la religion orthodoxe au cœur de l’identité nationale, la résistance de la « Russie chrétienne » aux tempêtes de l’histoire européenne, à l’hégémonie impériale, à l’idéologie totalitaire, à la modernité libérale ?
En Russie, les trois quarts de la population sont de confession orthodoxe. Les appartenances religieuse et nationale ne font qu’une. Demandez à un passant, à Moscou ou Saint-Pétersbourg, s’il est de religion orthodoxe, il vous répondra oui, même s’il n’entre jamais dans une église : « Bien sûr que je suis orthodoxe, puisque je suis Russe », vous répondra-t-il avec aplomb.
Omniprésente dans l’État et la société, l’Église orthodoxe est l’institution qui garantit le mieux la continuité historique et l’unité de la nation russe. À sa tête, le patriarcat de Moscou est la seule organisation à avoir gardé ses frontières de l’époque soviétique, de l’Ukraine aux pays baltes, jusqu’au Caucase. Il recense 130 millions de fidèles, soit plus de la moitié de la population orthodoxe dans le monde.
L’orthodoxie russe est d’abord la religion du peuple. En 988, le baptême du prince Vladimir de Kiev est une date clé, qui sera encore célébrée mille ans après par Mikhaïl Gorbatchev à la tête d’un État communiste agonisant. Le peuple de la « Rus » (la Russie n’existe pas encore comme telle) est évangélisé et alphabétisé par des missionnaires venus de Byzance, Cyrille et Méthode. Les couvents essaiment dans tout le pays. Les moines deviennent les bâtisseurs, les lettrés, les missionnaires de la nation russe en gestation. C’est auprès d’eux que se réfugie le peuple ravagé par les famines et les guerres entre princes, traumatisé par deux siècles d’occupation mongole.
Le starets, médecin des âmes
Aux Temps modernes, l’orthodoxie restera déchirée entre sa tradition contemplative et byzantine – l’alliance « symphonique » du trône et de l’autel – et la brutalité du joug imposé par les tsars, amorcée par Ivan le Terrible (1530-1584). « Européen » fervent, Pierre le Grand (1682-1725) bâtit un État puissant, indépendant de toute autre autorité que la sienne et, sur le modèle protestant de l’Allemagne et de la Suède, soumet l’Église. Il abolit le patriarcat de Moscou en 1721 et le remplace par un « Saint-Synode » d’évêques à sa botte.
Ce Saint-Synode reste muet quand la grande Catherine II (1729-1796) nationalise les biens du clergé et ferme nombre de monastères. Les élites russes sont alors conquises par les idées des Lumières occidentales et la franc-maçonnerie. Le pays entre dans une phase de sécularisation. Le clergé se bureaucratise, se coupe de la société, se replie sur ses privilèges. La caste cléricale deviendra la cible des grands auteurs du 19e siècle.
Mais l’identité orthodoxe de la nation survit grâce au peuple et au renouveau spirituel incarné par des saints comme Séraphin de Sarov (1759-1833) et par la figure du moine, le starets (l’« ancien »), médecin des âmes immortalisé par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. La vie du starets s’accomplit dans une disponibilité totale à un peuple qui souffre. Cette renaissance religieuse atteint l’intelligentsia, comme en témoigne l’ermitage d’Optino fréquenté, à l’heure où se répandent le positivisme et le marxisme, par des penseurs et écrivains comme Dostoïevski, Gogol, Tolstoï, Leontiev, etc.
Jusqu’à la veille de la Révolution bolchevique de 1917, la hiérarchie orthodoxe restera docile aux tsars autocrates comme Nicolas Ier (1825-1855). Elle lie son sort à l’État, alors même que la société conteste l’absolutisme. Les théologiens proches des courants libéraux sont mis à l’index. Un écrivain comme Tolstoï, qui rejette le carcan du christianisme officiel, est excommunié. L’Église se coupe de toute l’intelligentsia progressiste, jusqu’à un « concile » réformateur qui se tiendra en… 1917. Le patriarcat est rétabli, mais sera bientôt écrasé par les bolcheviques.
Marqueur de l’identité russe, l’orthodoxie survivra pourtant à l’une des persécutions les plus terribles qu’ait jamais connue le monde chrétien. De 1917 à 1991, elle a donné plus de martyrs que toutes les Églises réunies. Le programme bolchevique de « dépérissement » de la religion a tous les traits de la terreur : 250 évêques sont exécutés ou meurent dans les camps. 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales sont éliminés. Églises, monastères, séminaires sont fermés, détruits ou transformés en enceintes sportives et musées.
Une Église « hors-frontières »
La hiérarchie est contrainte de collaborer avec le nouveau pouvoir soviétique. À partir de 1925, à la mort du patriarche Tikhon, aucun patriarche ne pourra plus être élu, ni gouverner. Un « fantoche » est nommé par Staline en 1944. Nombre de chrétiens émigrent alors pour constituer une Église « hors-frontières ». Une seconde vague massive de persécutions antireligieuses frappera encore l’URSS de Nikita Khroutchev dans les années 1960. Des clercs sont à nouveau déportés, des paroisses, des séminaires, des églises fermés.
Comment la foi orthodoxe survivrait-elle à un tel traumatisme ? C’est elle, à la fin de l’Union soviétique en 1991, qui renoue les fils de la mémoire russe. Elle restaure ses églises, ses monastères, recrée des écoles, des aumôneries, des services sociaux, répond aux demandes de baptêmes et de mariages qui affluent. Elle résiste toutefois mal aux crispations politiques qui traversent la Russie postcommuniste, à son isolement international, aux risques de dérive théocratique.
La coopération de l’actuel patriarche Kyrill avec Vladimir Poutine atteint un point difficile à imaginer dans un pays de « séparation » comme la France. Le régime, qui a besoin du capital symbolique de l’Église, fait tout pour courtiser sa hiérarchie. Quant à l’Église, accusée de compromission avec le régime soviétique mais riche de sa cohorte de martyrs canonisés et de ses forces reconstituées, elle tente de retrouver son pouvoir et ses privilèges, de s’imposer dans l’éducation morale, la culture, l’influence extérieure du pays. Ce faisant, elle n’évite pas de flatter les milieux nationalistes qui militent, au nom de la pureté orthodoxe, pour un retour à une Russie hégémonique.
Chronologie de l'orthodoxie
• 1054 : schisme entre Rome et Constantinople – les deux pôles de l’Empire romain – qui sépare Occident latin et Orient byzantin, christianisme occidental (qui se divisera au 16e siècle entre catholique et protestants) et christianisme « orthodoxe » (« juste doctrine »).
• 1204 : sac de Constantinople par les Latins sur la route des Croisades, qui exacerbe pour toujours le ressentiment des chrétiens orientaux (« orthodoxes ») contre l’Occident.
• 1453 : chute de l’Empire chrétien byzantin qui passe sous le joug des Turcs ottomans. Dans les Balkans (Grèce, Serbie, etc.), au Proche-Orient, la chrétienté orthodoxe se trouve confrontée à l’islam. Moscou rêve de succéder à Byzance et s’autoqualifie de « Troisième Rome ».
• 1830 : indépendance de la Grèce. C’est le début d’une lutte des Églises nationales orthodoxes pour se libérer de l’Empire ottoman.
• 1917 : révolution d’Octobre et persécution religieuse en URSS. Après la Seconde Guerre mondiale, cette « nuit noire » communiste s’abat sur toute l’Europe de l’Est.
• 1989 : chute du mur de Berlin. En Russie, la « liberté de conscience » devient légale au début des années 1990. Les Églises d’Europe de l’Est (orthodoxes en Roumanie, Bulgarie, Serbie) retrouvent leurs droits.
SH