De la Russie à l’Andalousie, l’islam vit en Europe depuis plus d’un millénaire. Son enracinement dans les Balkans à la faveur des conquêtes ottomanes l’a enrichi de compromis particuliers avec une modernité marquée par le socialisme. D’une grande diversité selon les pays, il n’échappe pas aux contradictions, aux tensions entre générations et aux influences extérieures.
Fin octobre 2015, le premier ministre hongrois Viktor Orbán affirmait : « L’islam n’a rien à voir avec l’Europe. Il s’agit d’un ensemble de règles qui ont été créées pour un autre monde, et l’islam a été importé sur notre continent. » Il s’est aussitôt attiré une verte réponse du chef de la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine. Le reis-ul-ulema Husein Kavazović lui a rappelé que le judaïsme et le christianisme étaient également nés hors d’Europe.
Les dignitaires musulmans de l’Europe du Sud-Est tiennent souvent à se distinguer des communautés d’Occident, initialement formées par des immigrés, en insistant sur la longue histoire de l’islam dans les Balkans. Ce souci d’enracinement renvoie bien sûr aux prétentions à l’« autochtonie » des nationalismes balkaniques, toujours enclins à prétendre que les droits les mieux fondés seraient ceux du peuple le plus anciennement présent sur un territoire. Mais il fait aussi écho aux obsessions islamophobes, qui considèrent la religion musulmane comme un corps étranger. Un troisième niveau de discours, plus subtil, laisse supposer que l’islam des Balkans serait culturellement différent de celui pratiqué dans le monde arabe, en Afrique ou en Asie, et, à ce titre, mieux conciliable avec une hypothétique identité européenne.
La longue histoire de l’islam en Europe débute dès le VIIIe siècle. Après la période d’Al-Andalus (711-1492), dans la péninsule Ibérique, et l’émirat de Sicile (948-1091), il s’installe dans le Caucase, en Crimée, puis dans les Balkans à la faveur de la conquête ottomane. Avant même que les troupes turques franchissent le fleuve Évros, en Thrace (1371), certains récits prétendent que des derviches gyrovagues arpentaient déjà les Balkans, convertissant les populations locales, plus ou moins christianisées et souvent tentées par les hérésies, comme le bogomilisme (lire le glossaire). C’est néanmoins la mise en place, à partir du XVe siècle, des structures administratives ottomanes qui fit de la conversion une solution prisée.
L’Empire ne fit jamais de celle-ci une obligation, mais elle entraînait une série d’avantages, notamment fiscaux, tandis que les non-musulmans devaient s’acquitter de taxes spécifiques en échange de la protection que leur accordait le sultan. Ils subissaient des restrictions dans leurs droits à la propriété et se voyaient interdire l’accès à certaines fonctions de commandement, civiles ou militaires.
Les conversions furent rapides et massives en Bosnie-Herzégovine, où, dès le XVIe siècle, elles avaient touché une grande partie des élites. Un phénomène que certains historiens expliquent par le souvenir de l’Église bosniaque, qui professait des orientations « hérétiques » proches du dualisme des bogomiles ou des cathares, et contre laquelle le pape Honorius III avait appelé à la croisade en 1225. Insister sur les traces laissées par le bogomilisme permet à l’historiographie bosniaque d’acclimater l’islam, en faisant de la conversion moins le résultat d’un facteur exogène (l’invasion ottomane) que le produit d’une spécificité nationale. En fait, le lien est difficile à évaluer. La rapidité de la conversion s’explique surtout par la faiblesse des structures ecclésiastiques, tant catholiques qu’orthodoxes (1). C’est dans les régions historiquement disputées entre chrétientés d’Occident et d’Orient, le long de la ligne de partage de l’Empire romain tracée en 395, que l’islam put le plus facilement prendre pied — en Bosnie-Herzégovine, mais aussi au Monténégro (voir la carte « La population musulmane dans les Balkans »).
En revanche, dans le monde albanais, le phénomène de conversion fut lent et progressif. Au Kosovo, dans certains villages, les Albanais se déclaraient publiquement de confession musulmane tout en pratiquant les rites chrétiens en secret. Les hommes, qui possédaient et transmettaient les biens, étaient musulmans, tandis que les femmes, qui enseignaient aux enfants les rudiments de la foi, étaient chrétiennes. Dans la région de Viti/Vitina, la tolérance religieuse proclamée en 1839 avec le hatt-i sharif de Gülhane, premier édit de réforme de l’Empire ottoman, eut paradoxalement des conséquences tragiques : des villageois jusqu’alors considérés comme musulmans crurent qu’ils pouvaient désormais professer librement leur catholicisme ; une apostasie qui entraîna une répression immédiate. Les habitants du village de Binac/Binçë et de Stubla furent ainsi déportés en Anatolie (2). Au-delà des projections rétrospectives des nationalistes, tant serbes qu’albanais, cet étrange syncrétisme éclaire la complexité identitaire du Kosovo, au moins jusqu’au XIXe siècle.
Dans les pays bulgares, roumains ou serbes, les Églises orthodoxes, puissamment structurées, furent reconnues par l’empire comme des interlocutrices, prenant la tête de « communautés protégées » par le sultan, les millet. Saint Sava, fils du prince serbe Stefan Nemanja, avait obtenu dès 1219 du patriarche de Byzance la reconnaissance d’une Église autocéphale de Serbie. Après la conquête ottomane, en 1557, l’autonomie ecclésiale serbe fut restaurée par le patriarche Makarije, frère ou cousin du grand vizir Mehmet Pacha Sokolović, lui-même issu d’une famille aristocratique des confins bosno-serbes et converti à l’islam. Les millet devinrent des structures protonationales, qui servirent de cadres au développement des nationalismes modernes, à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle. Cela explique le caractère national des différentes Églises orthodoxes.
Mais ce processus laissa les musulmans à l’écart. Ils étaient des sujets de l’empire, sans pouvoir se référer à des structures communautaires particulières, qu’elles soient linguistiques ou « nationales ». À ce titre, ils restèrent longtemps fidèles à la Porte (gouvernement ottoman) et s’opposèrent même aux nationalismes des peuples chrétiens, qui, pour leur part, percevaient l’ensemble de ces musulmans comme des « Turcs », même quand ils étaient de langue albanaise ou slave.
D’incessants déplacements de populations
Visitant Belgrade, « une ville si magnifique qu’il est impossible de la décrire », en 1660, le célèbre voyageur ottoman Evliya Çelebi s’émerveille devant les ouvrages d’art d’une cité qui aurait alors compté pas moins de 17 000 maisons musulmanes et des dizaines de mosquées (3). Aujourd’hui, seule subsiste la mosquée Bajrakli, édifiée en 1575 et fortement endommagée lors des émeutes antialbanaises de mars 2004 (4). En 1804, la première insurrection serbe, bientôt suivie par le soulèvement grec, annonce la décomposition progressive de l’Empire ottoman et la rétraction drastique de l’aire d’implantation des populations musulmanes des Balkans. C’est toutefois après la seconde révolte serbe, en 1815, que les « Turcs » sont promptement expulsés des territoires arrachés à l’Empire ottoman, vers lesquels affluent en revanche des chrétiens des régions restées sous contrôle ottoman. La progressive extension de l’État monténégrin, avec son lot de massacres et de conversions forcées à l’orthodoxie, entraîne aussi le départ des musulmans (5). Dans les territoires touchés par la guerre d’indépendance grecque à partir de 1821, le même sort attend leurs coreligionnaires. Tous viennent grossir le flux des réfugiés (muhacirs) qui fuient le « pays de la guerre » (darülharb) pour rejoindre le « pays de l’islam » (darûlislam). La progressive affirmation des États nationaux dans les Balkans au XIXe siècle se solda donc par des déplacements massifs de populations.
Dans le monde albanais, la formation de l’identité nationale ne put se calquer sur le modèle suivi par les chrétiens orthodoxes, la majorité des populations albanaises étant de confession musulmane. L’« albanisme » se confondait avec l’« ottomanisme » : les promoteurs du nationalisme albanais défendaient l’existence d’une double loyauté, envers l’Empire ottoman, la « patrie générale », et envers l’Albanie, la « patrie particulière ». À la suite de la guerre russo-turque de 1878 et du congrès de Berlin, qui entérina un partage des territoires ottomans d’Europe, des notables venus de tous les territoires albanais de l’empire se réunirent à Prizren, au Kosovo, le 10 juin 1878, pour affirmer leur volonté de rester sous le contrôle de la Porte, mais au sein d’une région (vilayet) unifiée et autonome.
La « question albanaise » fut pourtant négligée par les grandes puissances. La Ligue de Prizren est considérée comme la première manifestation du nationalisme albanais moderne, transcendant les clivages religieux. Les historiens albanais soulignent également l’appartenance des pères fondateurs de la « renaissance nationale » à la confrérie soufie des bektachis, comme Naïm Frashëri (1846-1900), auteur de la Qerbelaja, un long poème épique sur la bataille de Kerbala (680), point de rupture entre la conception de l’histoire de l’islam qu’ont la plupart des sunnites et celle que partagent les chiites et les derviches soufis. Le bektachisme deviendrait ainsi une « foi nationale », distincte de l’islam sunnite et susceptible de singulariser l’existence de la nation.
Au terme de la première guerre balkanique (1912), l’Empire ottoman doit abandonner ses dernières possessions en Europe. Les troupes du sultan reculent devant l’offensive conjuguée des armées bulgare, grecque, monténégrine et serbe, tandis que les Albanais déclarent leur indépendance le 28 novembre 1912 dans la ville côtière de Vlorë. Dans les territoires à majorité musulmane, au Kosovo et en Macédoine, certains beys tentent de s’opposer aux armées de la Ligue balkanique, mais des centaines de milliers de personnes prennent le chemin de l’exil. En 1920, au terme de la première guerre mondiale, le ministère de l’intérieur de Turquie estimait avoir accueilli un peu plus de 400 000 réfugiés ; les conflits avaient fait des dizaines de milliers de morts. Cet exode de musulmans des Balkans se poursuivit durant l’entre-deux-guerres dans le cadre des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie, prévus par le traité de Lausanne de 1923.
Après la seconde guerre mondiale, des accords furent également signés entre la Yougoslavie socialiste et la Turquie, conduisant au départ de quelque 200 000 musulmans de Macédoine, du Kosovo ou du sandjak de Novi Pazar. Ils vinrent notamment peupler l’immense faubourg stambouliote de Bayrampasa. L’implantation géographique des musulmans en Europe du Sud-Est a donc été sans cesse remaniée par une longue succession de guerres et de déplacements de populations, entraînant une homogénéisation progressive des territoires, même si la cohabitation interconfessionnelle est partout restée la règle. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une spécificité balkanique : la situation resta semblable jusqu’au XXe siècle finissant dans de nombreuses régions du Proche-Orient où vivaient d’importantes communautés juives et chrétiennes.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, des régimes communistes se mettent en place dans tous les pays des Balkans, à l’exception de la Grèce, qui bascule dans la guerre civile. Ces nouvelles autorités considèrent les religions comme une marque d’arriération qui doit être combattue. Durant la première décennie de l’après-guerre, les anciens dignitaires religieux sont écartés et remplacés par des figures plus conciliantes. La collectivisation ruine les élites traditionnelles musulmanes, tandis que des politiques d’« éducation » sont menées pour interdire le port du voile. Toutefois, les évolutions ne tardent pas à diverger entre les pays du pacte de Varsovie (Bulgarie, Roumanie et, jusqu’en 1968, Albanie) et la Yougoslavie « dissidente ». L’engagement du régime du maréchal Tito dans le mouvement des non-alignés, qui tient sa première conférence officielle à Belgrade en 1961, entraîne un rapprochement avec les pays arabes, et en premier lieu avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser. Les musulmans de Yougoslavie sont alors perçus comme de précieux ambassadeurs. Des étudiants partent suivre une formation théologique en Égypte, en Irak ou en Syrie ; de nouvelles mosquées sortent de terre. En 1969, le régime fait des Bosniaques musulmans une nation constitutive de la Yougoslavie, au même titre que les Slovènes, les Croates, les Monténégrins, les Serbes et les Macédoniens. Dès lors, on pouvait être « musulman » au sens national sans être forcément croyant (6).
Fin octobre 2015, le premier ministre hongrois Viktor Orbán affirmait : « L’islam n’a rien à voir avec l’Europe. Il s’agit d’un ensemble de règles qui ont été créées pour un autre monde, et l’islam a été importé sur notre continent. » Il s’est aussitôt attiré une verte réponse du chef de la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine. Le reis-ul-ulema Husein Kavazović lui a rappelé que le judaïsme et le christianisme étaient également nés hors d’Europe.
Les dignitaires musulmans de l’Europe du Sud-Est tiennent souvent à se distinguer des communautés d’Occident, initialement formées par des immigrés, en insistant sur la longue histoire de l’islam dans les Balkans. Ce souci d’enracinement renvoie bien sûr aux prétentions à l’« autochtonie » des nationalismes balkaniques, toujours enclins à prétendre que les droits les mieux fondés seraient ceux du peuple le plus anciennement présent sur un territoire. Mais il fait aussi écho aux obsessions islamophobes, qui considèrent la religion musulmane comme un corps étranger. Un troisième niveau de discours, plus subtil, laisse supposer que l’islam des Balkans serait culturellement différent de celui pratiqué dans le monde arabe, en Afrique ou en Asie, et, à ce titre, mieux conciliable avec une hypothétique identité européenne.
La longue histoire de l’islam en Europe débute dès le VIIIe siècle. Après la période d’Al-Andalus (711-1492), dans la péninsule Ibérique, et l’émirat de Sicile (948-1091), il s’installe dans le Caucase, en Crimée, puis dans les Balkans à la faveur de la conquête ottomane. Avant même que les troupes turques franchissent le fleuve Évros, en Thrace (1371), certains récits prétendent que des derviches gyrovagues arpentaient déjà les Balkans, convertissant les populations locales, plus ou moins christianisées et souvent tentées par les hérésies, comme le bogomilisme (lire le glossaire). C’est néanmoins la mise en place, à partir du XVe siècle, des structures administratives ottomanes qui fit de la conversion une solution prisée.
L’Empire ne fit jamais de celle-ci une obligation, mais elle entraînait une série d’avantages, notamment fiscaux, tandis que les non-musulmans devaient s’acquitter de taxes spécifiques en échange de la protection que leur accordait le sultan. Ils subissaient des restrictions dans leurs droits à la propriété et se voyaient interdire l’accès à certaines fonctions de commandement, civiles ou militaires.
Les conversions furent rapides et massives en Bosnie-Herzégovine, où, dès le XVIe siècle, elles avaient touché une grande partie des élites. Un phénomène que certains historiens expliquent par le souvenir de l’Église bosniaque, qui professait des orientations « hérétiques » proches du dualisme des bogomiles ou des cathares, et contre laquelle le pape Honorius III avait appelé à la croisade en 1225. Insister sur les traces laissées par le bogomilisme permet à l’historiographie bosniaque d’acclimater l’islam, en faisant de la conversion moins le résultat d’un facteur exogène (l’invasion ottomane) que le produit d’une spécificité nationale. En fait, le lien est difficile à évaluer. La rapidité de la conversion s’explique surtout par la faiblesse des structures ecclésiastiques, tant catholiques qu’orthodoxes (1). C’est dans les régions historiquement disputées entre chrétientés d’Occident et d’Orient, le long de la ligne de partage de l’Empire romain tracée en 395, que l’islam put le plus facilement prendre pied — en Bosnie-Herzégovine, mais aussi au Monténégro (voir la carte « La population musulmane dans les Balkans »).
En revanche, dans le monde albanais, le phénomène de conversion fut lent et progressif. Au Kosovo, dans certains villages, les Albanais se déclaraient publiquement de confession musulmane tout en pratiquant les rites chrétiens en secret. Les hommes, qui possédaient et transmettaient les biens, étaient musulmans, tandis que les femmes, qui enseignaient aux enfants les rudiments de la foi, étaient chrétiennes. Dans la région de Viti/Vitina, la tolérance religieuse proclamée en 1839 avec le hatt-i sharif de Gülhane, premier édit de réforme de l’Empire ottoman, eut paradoxalement des conséquences tragiques : des villageois jusqu’alors considérés comme musulmans crurent qu’ils pouvaient désormais professer librement leur catholicisme ; une apostasie qui entraîna une répression immédiate. Les habitants du village de Binac/Binçë et de Stubla furent ainsi déportés en Anatolie (2). Au-delà des projections rétrospectives des nationalistes, tant serbes qu’albanais, cet étrange syncrétisme éclaire la complexité identitaire du Kosovo, au moins jusqu’au XIXe siècle.
Dans les pays bulgares, roumains ou serbes, les Églises orthodoxes, puissamment structurées, furent reconnues par l’empire comme des interlocutrices, prenant la tête de « communautés protégées » par le sultan, les millet. Saint Sava, fils du prince serbe Stefan Nemanja, avait obtenu dès 1219 du patriarche de Byzance la reconnaissance d’une Église autocéphale de Serbie. Après la conquête ottomane, en 1557, l’autonomie ecclésiale serbe fut restaurée par le patriarche Makarije, frère ou cousin du grand vizir Mehmet Pacha Sokolović, lui-même issu d’une famille aristocratique des confins bosno-serbes et converti à l’islam. Les millet devinrent des structures protonationales, qui servirent de cadres au développement des nationalismes modernes, à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle. Cela explique le caractère national des différentes Églises orthodoxes.
Mais ce processus laissa les musulmans à l’écart. Ils étaient des sujets de l’empire, sans pouvoir se référer à des structures communautaires particulières, qu’elles soient linguistiques ou « nationales ». À ce titre, ils restèrent longtemps fidèles à la Porte (gouvernement ottoman) et s’opposèrent même aux nationalismes des peuples chrétiens, qui, pour leur part, percevaient l’ensemble de ces musulmans comme des « Turcs », même quand ils étaient de langue albanaise ou slave.
D’incessants déplacements de populations
Visitant Belgrade, « une ville si magnifique qu’il est impossible de la décrire », en 1660, le célèbre voyageur ottoman Evliya Çelebi s’émerveille devant les ouvrages d’art d’une cité qui aurait alors compté pas moins de 17 000 maisons musulmanes et des dizaines de mosquées (3). Aujourd’hui, seule subsiste la mosquée Bajrakli, édifiée en 1575 et fortement endommagée lors des émeutes antialbanaises de mars 2004 (4). En 1804, la première insurrection serbe, bientôt suivie par le soulèvement grec, annonce la décomposition progressive de l’Empire ottoman et la rétraction drastique de l’aire d’implantation des populations musulmanes des Balkans. C’est toutefois après la seconde révolte serbe, en 1815, que les « Turcs » sont promptement expulsés des territoires arrachés à l’Empire ottoman, vers lesquels affluent en revanche des chrétiens des régions restées sous contrôle ottoman. La progressive extension de l’État monténégrin, avec son lot de massacres et de conversions forcées à l’orthodoxie, entraîne aussi le départ des musulmans (5). Dans les territoires touchés par la guerre d’indépendance grecque à partir de 1821, le même sort attend leurs coreligionnaires. Tous viennent grossir le flux des réfugiés (muhacirs) qui fuient le « pays de la guerre » (darülharb) pour rejoindre le « pays de l’islam » (darûlislam). La progressive affirmation des États nationaux dans les Balkans au XIXe siècle se solda donc par des déplacements massifs de populations.
Dans le monde albanais, la formation de l’identité nationale ne put se calquer sur le modèle suivi par les chrétiens orthodoxes, la majorité des populations albanaises étant de confession musulmane. L’« albanisme » se confondait avec l’« ottomanisme » : les promoteurs du nationalisme albanais défendaient l’existence d’une double loyauté, envers l’Empire ottoman, la « patrie générale », et envers l’Albanie, la « patrie particulière ». À la suite de la guerre russo-turque de 1878 et du congrès de Berlin, qui entérina un partage des territoires ottomans d’Europe, des notables venus de tous les territoires albanais de l’empire se réunirent à Prizren, au Kosovo, le 10 juin 1878, pour affirmer leur volonté de rester sous le contrôle de la Porte, mais au sein d’une région (vilayet) unifiée et autonome.
La « question albanaise » fut pourtant négligée par les grandes puissances. La Ligue de Prizren est considérée comme la première manifestation du nationalisme albanais moderne, transcendant les clivages religieux. Les historiens albanais soulignent également l’appartenance des pères fondateurs de la « renaissance nationale » à la confrérie soufie des bektachis, comme Naïm Frashëri (1846-1900), auteur de la Qerbelaja, un long poème épique sur la bataille de Kerbala (680), point de rupture entre la conception de l’histoire de l’islam qu’ont la plupart des sunnites et celle que partagent les chiites et les derviches soufis. Le bektachisme deviendrait ainsi une « foi nationale », distincte de l’islam sunnite et susceptible de singulariser l’existence de la nation.
Au terme de la première guerre balkanique (1912), l’Empire ottoman doit abandonner ses dernières possessions en Europe. Les troupes du sultan reculent devant l’offensive conjuguée des armées bulgare, grecque, monténégrine et serbe, tandis que les Albanais déclarent leur indépendance le 28 novembre 1912 dans la ville côtière de Vlorë. Dans les territoires à majorité musulmane, au Kosovo et en Macédoine, certains beys tentent de s’opposer aux armées de la Ligue balkanique, mais des centaines de milliers de personnes prennent le chemin de l’exil. En 1920, au terme de la première guerre mondiale, le ministère de l’intérieur de Turquie estimait avoir accueilli un peu plus de 400 000 réfugiés ; les conflits avaient fait des dizaines de milliers de morts. Cet exode de musulmans des Balkans se poursuivit durant l’entre-deux-guerres dans le cadre des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie, prévus par le traité de Lausanne de 1923.
Après la seconde guerre mondiale, des accords furent également signés entre la Yougoslavie socialiste et la Turquie, conduisant au départ de quelque 200 000 musulmans de Macédoine, du Kosovo ou du sandjak de Novi Pazar. Ils vinrent notamment peupler l’immense faubourg stambouliote de Bayrampasa. L’implantation géographique des musulmans en Europe du Sud-Est a donc été sans cesse remaniée par une longue succession de guerres et de déplacements de populations, entraînant une homogénéisation progressive des territoires, même si la cohabitation interconfessionnelle est partout restée la règle. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une spécificité balkanique : la situation resta semblable jusqu’au XXe siècle finissant dans de nombreuses régions du Proche-Orient où vivaient d’importantes communautés juives et chrétiennes.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, des régimes communistes se mettent en place dans tous les pays des Balkans, à l’exception de la Grèce, qui bascule dans la guerre civile. Ces nouvelles autorités considèrent les religions comme une marque d’arriération qui doit être combattue. Durant la première décennie de l’après-guerre, les anciens dignitaires religieux sont écartés et remplacés par des figures plus conciliantes. La collectivisation ruine les élites traditionnelles musulmanes, tandis que des politiques d’« éducation » sont menées pour interdire le port du voile. Toutefois, les évolutions ne tardent pas à diverger entre les pays du pacte de Varsovie (Bulgarie, Roumanie et, jusqu’en 1968, Albanie) et la Yougoslavie « dissidente ». L’engagement du régime du maréchal Tito dans le mouvement des non-alignés, qui tient sa première conférence officielle à Belgrade en 1961, entraîne un rapprochement avec les pays arabes, et en premier lieu avec l’Égypte de Gamal Abdel Nasser. Les musulmans de Yougoslavie sont alors perçus comme de précieux ambassadeurs. Des étudiants partent suivre une formation théologique en Égypte, en Irak ou en Syrie ; de nouvelles mosquées sortent de terre. En 1969, le régime fait des Bosniaques musulmans une nation constitutive de la Yougoslavie, au même titre que les Slovènes, les Croates, les Monténégrins, les Serbes et les Macédoniens. Dès lors, on pouvait être « musulman » au sens national sans être forcément croyant (6).
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