Lorsqu'il se réfère au Coran, Daech tronque les citations et omet le contexte. Comment contrer le discours des djihadistes? Entretien avec Jacqueline Chabbi, spécialiste du monde musulman.
Jacqueline Chabbi, née en 1943, est professeur honoraire des universités, spécialiste de l'histoire médiévale du monde musulman. Elève de l'historien Claude Cahen et du grand sémitisant André Caquot,elle a rénové l'approche des origines de l'islam par le biais de l'anthropologie historique. Agrégée d'arabe et docteur ès lettres, elle est notamment l'auteur des essais «le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet» (CNRS, 2010) et «le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie» (Le Cerf, 2014).
L'OBS Après la mort du pilote jordanien brûlé vif dans une cage en métal, le grand imam de l'université Al-Azhar, au Caire, a appelé à appliquer aux terroristes de l'EI «la punition prévue dans le Coran», affirme-t-il, pour ceux «qui combattent Dieu et son Prophète: la mort, la crucifixion ou l'amputation de leurs mains et de leurs pieds». Qu'en pensez-vous?
Jacqueline Chabbi Répondre à la violence par la violence, c'est déjà absurde, mais utiliser ce verset extrêmement agressif (V, 33) hors de son contexte, alors que c'est précisément celui dont se servent les djihadistes, ça montre à quel point ces muftis n'ont aucune vision historique sur le Coran. Sinon ils auraient compris que ce passage relève d'un effet rédactionnel de surenchère.
Que des musulmans, aujourd'hui, prennent pour argent comptant un tel discours est dramatique. En l'absence de recherche historique, les exégètes actuels oublient malheureusement trop souvent la dimension rhétorique du texte, pourtant essentielle.
Les djihadistes prétendent justifier leur violence par les sources scripturaires de l'islam : est-ce possible?
Tout est toujours possible quand on veut exercer une violence au nom d'une religion. L'Eglise a bien réussi à trouver des justifications dans l'Evangile ! De même que l'Ancien Testament est le reflet de plus deux mille ans de conflits, le Coran est celui de son époque.
La grande différence avec l'islam de Mahomet, c'est que les djihadistes privilégient la mort à la vie, tandis que dans le monde tribal c'était tout le contraire: on ne cherche pas à aller au paradis (auquel on ne croit pas encore vraiment), on cherche par tous les moyens à se maintenir en vie.
Le Coran est un livre de vie. Alors que Daech exécute à tort et à travers, les premiers musulmans vivent dans une société où l'on veut avant tout rallier les gens. Mais Daech ne fait pas de l'islam, Daech fait de la politique ultraviolente.
Comment contrer le discours des idéologues djihadistes?
Les gens de Daech ne font pas d'exégèse coranique, ils font de la prédation sur le texte. Ils prennent un verset à l'appui de leurs actions et omettent son contexte et la phase rédactionnelle où sont créés des ajouts et des effets littéraires.
Il faut donc absolument que les musulmans connaissent l'histoire de leurs textes. Or les manuels scolaires français sont *indigents. On vous y parle encore de l'ange Gabriel comme d'un personnage historique ! On vous rabâche les cinq piliers de l'islam. Il n'y a aucun recul.
Notre représentation de l'islam des origines est catastrophique, et les professeurs d'histoire sont démunis. Il ne faut pas aborder l'islam par le biais du religieux (présenter un Dieu de paix contre un Dieu de guerre n'a aucun intérêt) ni même par l'histoire du fait religieux, mais par l'histoire des hommes, c'est-à-dire notamment par l'anthropologie quand l'histoire factuelle reste insaisissable. Ça fait trente ans que je me bats là-dessus.
Sauf qu'à l'université, au lieu de voir arriver la relève, je constate que l'islamologie est presque morte en France. A Paris-VIII, où j'ai si longtemps enseigné, il n'y a même plus actuellement de professeur titulaire en histoire du Moyen Age !
Renforcer l'enseignement de la laïcité à l'école, est-ce une solution?
Pour résoudre les difficultés, on va balancer aux croyants la laïcité? Sauf que, pour eux, la laïcité est une idéologie. Quel poids peut-elle avoir contre une histoire sacrée ? La seule sortie, je le redis, c'est par l'histoire. Il faut historiciser, humaniser l'histoire sacrée, qui est en soi une déshumanisation de l'histoire.
Il faut en somme «désislamiser» l'islam pour lui rendre sa face humaine. Dans le monde musulman actuel, on ne peut pas faire ce travail. Mais en France, on peut tout de même essayer !
Que répondre à ceux qui refusent les caricatures du Prophète?
J'ai envie de leur dire d'aller lire leur texte. Dans le Coran, Mahomet n'est pas du tout une figure sacralisée. Au contraire, on se moque de lui sans arrêt. Il y a la caricature, la contre-caricature, ça fuse dans tous les sens. Le langage est même très cru dans ces milieux pastoraux.
Comment s'est faite la sacralisation de la figure prophétique?
Le texte coranique semble être fixé à la fin du VIIe siècle sous les Omeyyades de Damas. Ces califes qui construisent la coupole du Rocher à Jérusalem y inscrivent dans la mosaïque le nom de Mahomet comme successeur de Jésus. C'est un islam politique qui s'affronte aux Byzantins.
Le processus de sacralisation commence avec les Abbassides, descendants de Mahomet par un oncle. Ils vont commander une Sîra, c'est-à-dire une vie du Prophète, qui va leur permettre de se donner le beau rôle, à la fois contre les Omeyyades mais aussi contre leurs cousins directs descendants des petits-fils de Mahomet. Le chiisme historique va naître de cette rupture.
La tradition prophétique, soit le hadith (dits et faits de Mahomet supposés rapportés par ses compagnons), est encore plus tardive. C'est là, entre la seconde moitié du IXe siècle et le début du Xe, entre l'Irak et l'Iran, qu'apparaît le sunnisme comme «voie prophétique». On a alors complètement changé de sociologie. C'est la grande hybridation sur le plan culturel et religieux. Les convertis interprètent le Coran à partir de leurs ascendances antérieures, chrétienne, juive, zoroastrienne. C'est aussi le début de la dogmatisation de l'islam.
D’où vient la version hyperviolente de l’islam qui s’exprime aujourd’hui ?
Elle naît bien sûr à la faveur des conflits du monde contemporain. Mais d'un point de vue idéologique, elle est issue de la tendance la plus littéraliste du sunnisme du IXe siècle, le Hanbalisme, par l'intermédiaire de la pensée d'Ibn Taymiyya, idéologue du XIIIe siècle, qui voulait revenir à ce qu'il considérait comme étant la lettre du texte, notamment contre les mystiques.
Cette tendance a connu une étonnante résurgence à la fin du XVIIIe siècle en Arabie orientale. La tribu des Saoud suivit alors le prédicateur Ibn Abd al Wahhab qui prônait «l’excommunication», le takfir, soit le fait de déclarer impie et de pouvoir mettre à mort ceux qui n'étaient pas d’accord avec eux. En 1801, les Saoud vont ainsi s’attaquer à l’Irak et prendre la ville chiite de Kerbala en y perpétrant un massacre. Un peu plus tard, ils iront piller La Mecque et Médine.
Les Ottomans vont alors mandater le khédive d’Egypte pour arrêter ces fous furieux. Les villes saintes seront libérées et le chef des Saoud envoyé à Constantinople où il sera exécuté en place publique. Je dirai donc que la phase Daech a déjà préexisté au XIXe siècle, avec une idéologie aussi délirante.
Les salafistes disent imiter l'exemple de Mahomet. Mais que savons-nous de lui?
Presque rien. C'est seulement dans la tradition prophétique qu'on décrit sa barbe, comment il se lavait les dents, etc. De même que l'histoire du pays du Sham, qui revient sans cesse dans le discours de Daech, n'apparaît pas davantage dans le Coran. Tout cela appartient au champ imaginaire du IXe siècle.
C'est pourquoi on pourrait dire aux salafistes qui prétendent imiter un Prophète fantomatique : vous n'êtes pas les petits-fils de Mahomet, vous êtes les petits-fils du IXe siècle, et plus encore les fils de votre époque, entièrement responsables de ce que vous perpétrez au nom d'un passé fantasmé !
l'OBS
Jacqueline Chabbi, née en 1943, est professeur honoraire des universités, spécialiste de l'histoire médiévale du monde musulman. Elève de l'historien Claude Cahen et du grand sémitisant André Caquot,elle a rénové l'approche des origines de l'islam par le biais de l'anthropologie historique. Agrégée d'arabe et docteur ès lettres, elle est notamment l'auteur des essais «le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet» (CNRS, 2010) et «le Coran décrypté. Figures bibliques en Arabie» (Le Cerf, 2014).
L'OBS Après la mort du pilote jordanien brûlé vif dans une cage en métal, le grand imam de l'université Al-Azhar, au Caire, a appelé à appliquer aux terroristes de l'EI «la punition prévue dans le Coran», affirme-t-il, pour ceux «qui combattent Dieu et son Prophète: la mort, la crucifixion ou l'amputation de leurs mains et de leurs pieds». Qu'en pensez-vous?
Jacqueline Chabbi Répondre à la violence par la violence, c'est déjà absurde, mais utiliser ce verset extrêmement agressif (V, 33) hors de son contexte, alors que c'est précisément celui dont se servent les djihadistes, ça montre à quel point ces muftis n'ont aucune vision historique sur le Coran. Sinon ils auraient compris que ce passage relève d'un effet rédactionnel de surenchère.
Que des musulmans, aujourd'hui, prennent pour argent comptant un tel discours est dramatique. En l'absence de recherche historique, les exégètes actuels oublient malheureusement trop souvent la dimension rhétorique du texte, pourtant essentielle.
Les djihadistes prétendent justifier leur violence par les sources scripturaires de l'islam : est-ce possible?
Tout est toujours possible quand on veut exercer une violence au nom d'une religion. L'Eglise a bien réussi à trouver des justifications dans l'Evangile ! De même que l'Ancien Testament est le reflet de plus deux mille ans de conflits, le Coran est celui de son époque.
La grande différence avec l'islam de Mahomet, c'est que les djihadistes privilégient la mort à la vie, tandis que dans le monde tribal c'était tout le contraire: on ne cherche pas à aller au paradis (auquel on ne croit pas encore vraiment), on cherche par tous les moyens à se maintenir en vie.
Le Coran est un livre de vie. Alors que Daech exécute à tort et à travers, les premiers musulmans vivent dans une société où l'on veut avant tout rallier les gens. Mais Daech ne fait pas de l'islam, Daech fait de la politique ultraviolente.
Comment contrer le discours des idéologues djihadistes?
Les gens de Daech ne font pas d'exégèse coranique, ils font de la prédation sur le texte. Ils prennent un verset à l'appui de leurs actions et omettent son contexte et la phase rédactionnelle où sont créés des ajouts et des effets littéraires.
Il faut donc absolument que les musulmans connaissent l'histoire de leurs textes. Or les manuels scolaires français sont *indigents. On vous y parle encore de l'ange Gabriel comme d'un personnage historique ! On vous rabâche les cinq piliers de l'islam. Il n'y a aucun recul.
Notre représentation de l'islam des origines est catastrophique, et les professeurs d'histoire sont démunis. Il ne faut pas aborder l'islam par le biais du religieux (présenter un Dieu de paix contre un Dieu de guerre n'a aucun intérêt) ni même par l'histoire du fait religieux, mais par l'histoire des hommes, c'est-à-dire notamment par l'anthropologie quand l'histoire factuelle reste insaisissable. Ça fait trente ans que je me bats là-dessus.
Sauf qu'à l'université, au lieu de voir arriver la relève, je constate que l'islamologie est presque morte en France. A Paris-VIII, où j'ai si longtemps enseigné, il n'y a même plus actuellement de professeur titulaire en histoire du Moyen Age !
Renforcer l'enseignement de la laïcité à l'école, est-ce une solution?
Pour résoudre les difficultés, on va balancer aux croyants la laïcité? Sauf que, pour eux, la laïcité est une idéologie. Quel poids peut-elle avoir contre une histoire sacrée ? La seule sortie, je le redis, c'est par l'histoire. Il faut historiciser, humaniser l'histoire sacrée, qui est en soi une déshumanisation de l'histoire.
Il faut en somme «désislamiser» l'islam pour lui rendre sa face humaine. Dans le monde musulman actuel, on ne peut pas faire ce travail. Mais en France, on peut tout de même essayer !
Que répondre à ceux qui refusent les caricatures du Prophète?
J'ai envie de leur dire d'aller lire leur texte. Dans le Coran, Mahomet n'est pas du tout une figure sacralisée. Au contraire, on se moque de lui sans arrêt. Il y a la caricature, la contre-caricature, ça fuse dans tous les sens. Le langage est même très cru dans ces milieux pastoraux.
Comment s'est faite la sacralisation de la figure prophétique?
Le texte coranique semble être fixé à la fin du VIIe siècle sous les Omeyyades de Damas. Ces califes qui construisent la coupole du Rocher à Jérusalem y inscrivent dans la mosaïque le nom de Mahomet comme successeur de Jésus. C'est un islam politique qui s'affronte aux Byzantins.
Le processus de sacralisation commence avec les Abbassides, descendants de Mahomet par un oncle. Ils vont commander une Sîra, c'est-à-dire une vie du Prophète, qui va leur permettre de se donner le beau rôle, à la fois contre les Omeyyades mais aussi contre leurs cousins directs descendants des petits-fils de Mahomet. Le chiisme historique va naître de cette rupture.
La tradition prophétique, soit le hadith (dits et faits de Mahomet supposés rapportés par ses compagnons), est encore plus tardive. C'est là, entre la seconde moitié du IXe siècle et le début du Xe, entre l'Irak et l'Iran, qu'apparaît le sunnisme comme «voie prophétique». On a alors complètement changé de sociologie. C'est la grande hybridation sur le plan culturel et religieux. Les convertis interprètent le Coran à partir de leurs ascendances antérieures, chrétienne, juive, zoroastrienne. C'est aussi le début de la dogmatisation de l'islam.
D’où vient la version hyperviolente de l’islam qui s’exprime aujourd’hui ?
Elle naît bien sûr à la faveur des conflits du monde contemporain. Mais d'un point de vue idéologique, elle est issue de la tendance la plus littéraliste du sunnisme du IXe siècle, le Hanbalisme, par l'intermédiaire de la pensée d'Ibn Taymiyya, idéologue du XIIIe siècle, qui voulait revenir à ce qu'il considérait comme étant la lettre du texte, notamment contre les mystiques.
Cette tendance a connu une étonnante résurgence à la fin du XVIIIe siècle en Arabie orientale. La tribu des Saoud suivit alors le prédicateur Ibn Abd al Wahhab qui prônait «l’excommunication», le takfir, soit le fait de déclarer impie et de pouvoir mettre à mort ceux qui n'étaient pas d’accord avec eux. En 1801, les Saoud vont ainsi s’attaquer à l’Irak et prendre la ville chiite de Kerbala en y perpétrant un massacre. Un peu plus tard, ils iront piller La Mecque et Médine.
Les Ottomans vont alors mandater le khédive d’Egypte pour arrêter ces fous furieux. Les villes saintes seront libérées et le chef des Saoud envoyé à Constantinople où il sera exécuté en place publique. Je dirai donc que la phase Daech a déjà préexisté au XIXe siècle, avec une idéologie aussi délirante.
Les salafistes disent imiter l'exemple de Mahomet. Mais que savons-nous de lui?
Presque rien. C'est seulement dans la tradition prophétique qu'on décrit sa barbe, comment il se lavait les dents, etc. De même que l'histoire du pays du Sham, qui revient sans cesse dans le discours de Daech, n'apparaît pas davantage dans le Coran. Tout cela appartient au champ imaginaire du IXe siècle.
C'est pourquoi on pourrait dire aux salafistes qui prétendent imiter un Prophète fantomatique : vous n'êtes pas les petits-fils de Mahomet, vous êtes les petits-fils du IXe siècle, et plus encore les fils de votre époque, entièrement responsables de ce que vous perpétrez au nom d'un passé fantasmé !
l'OBS
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