Eléments d'introduction à la théorie islamique de l'éducation
Ahmed ABIDI [*]
« Effacez les Arabes de l'histoire et la renaissance est retardée de plusieurs siècles en Europe ». Ernest RENAN [1].
On reconnaît aujourd'hui que « le monde arabe n'a cessé d'occuper une place grandissante dans l'évolution de l'humanité ». Charles Pellat [2].
On admet aussi que « l'on peut légitimement lier l'entrée des Arabes dans la grande histoire à la « descente » de leur livre sacré, durant le premier tiers du VIIème siècle, cette action qui était à coup sûr un défi lancé à la finitude et à la médiocrité de l'aventure humaine, aussi bien par la violence des idéaux érigés de la sorte, que par l'écart sociologique qui la faisait trancher si fort sur les réalités arabes et internationales du temps ». Jacques Berque [3].
On constate enfin que « en dépit de la complexité du monde musulman allant des îles Moluques, dans la partie la plus orientale de l'archipel indonésien, jusqu'aux rivages de l'Atlantique, l'unité et la créativité de la civilisation islamique construite et diversifiée à travers le temps demeurèrent toujours maintenues ». Mark Bergé [4].
Toutefois, si on a beaucoup parlé du « génie arabe de l'époque médiévale » [5] et si on a parfois profondément analysé les sciences naturelles, religieuses et littéraires inventées ou perfectionnées par les Musulmans, on n'a que rarement fait cas des facteurs de ce « génie » et de l'essor de ce savoir ; d'où l'opportunité de la question suivante : s'agissait-il de talents particuliers, propres aux Musulmans de la première heure ? Ou plutôt d'un ordre, d'une entreprise, dont le produit de son cheminement était l'homme savant ?
Un élément de la réponse est, certes, ce fait que l'évolution ultérieure de toute la dimension culturelle arabo-islamique accule à trancher en faveur de la deuxième hypothèse, c'est-à-dire à accuser plutôt le mode de transmission du savoir que celui du savoir lui-même. Nous pouvons dire, aujourd'hui et plus que jamais, que « l'échec de la politique [arabo-islamique] à résoudre les problèmes actuels de la société n'est en grande partie et avant toute autre raison qu'un échec de l'université » [6], c'est-à-dire un échec de l'institution éducative qui n'a su profiter ni de son patrimoine culturel tout en sachant surpasser ses lacunes, ni des autres expériences humaines tout en préservant sa personnalité.
En effet, aberration mais réalité, la décadence actuelle du monde islamique coïncide avec le début de l'engouement des Musulmans pour la science et la méthodologie occidentales, particulièrement au début du XIXème siècle, et le mépris conséquent des idéaux qui ont fait, durant longtemps, la base essentielle de leur identité. Lequel engouement a érodé tout esprit de réflexion chez les Musulmans et les a transformés en des consommateurs immodérés de tout ce qui, parmi les idées occidentales, peut parvenir jusqu'à chez eux. C'est ce que la pensée islamique moderne perçoit et tend, depuis quelque temps, à affirmer en estimant que tous les problèmes du monde islamique sont dus à son détournement de l'Islam, lequel n'étant « ni une ration à consommer, ni un habit à porter, ni un médicament à prendre, mais plutôt des conceptions, des sentiments et des actes requérant d'être clarifiés par les sages de l'éducation et concrétisés dans le comportement des individus et des groupes par l'effort des éducateurs et des institutions compétentes » [7].
C'est pourquoi l'on peut facilement affirmer que les systèmes scolaires, souvent empruntés à l'étranger ou importés par les foules d'« experts scolarisés en Occident » de retour dans leurs pays d'origine, qui sont adoptés dans les différentes contrées islamiques, illustrent un degré avancé d'incohérence entre l'arrière-plan culturel du Musulman d'une part et la connaissance et la manière dont elle lui est transmise d'une autre part. D'autant plus que ces systèmes occidentaux ne peuvent être nécessairement utiles à la formation de l'étudiant musulman, comme l'observe l'Américain Conant : « L'entreprise éducative n'est pas un processus de négociation, de vente ou d'achat, ni un produit que l'on exporte à l'étranger ou importe chez soi. Dans plusieurs moments de notre histoire, nous avons plus perdu que gagné en important dans notre pays les théories anglaise et européenne de l'éducation » [8]. Car, « les comprimés de sulfate ne conviennent pas à toute maladie et à tout corps et le bon remède se transforme en poison foudroyant toutes les fois qu'il n'est pas prescrit par un médecin, ou qu'il est entre les mains de gens qui ne savent pas l'utiliser » [9].
Il est donc très normal qu'une élite, au moins, des intellectuels musulmans contemporains s'aperçoive du danger qui guette la culture et l'indépendance civilisationnelle du monde islamique. Aussi, « au cours des dernières décennies, un nombre grandissant de chercheurs et de savants musulmans ont commencé à prendre conscience de la gravité de la situation créée par l'émulation aveugle de la science et de la technologie occidentales. Ils sont nombreux à s'être réveillés de l'assoupissement de la génération précédente qui n'avait pas perçu les dangers menaçant le monde islamique et qui continuait à vanter les mérites de sa propre civilisation, uniquement parce qu'elle avait donné naissance à une science qui, à son tour, avait contribué à enrichir la science occidentale. Ils sont nombreux, désormais, à constater ce phénomène : la science islamique l'est, non seulement parce qu'elle a été développée par des Musulmans, mais aussi parce qu'elle est inspirée par les principes de l'Islam. Ils ont commencé à parler de l'islamisation du savoir [10] et de la création d'un système éducatif islamiquement orienté, au sein duquel la science pourrait être enseignée » [11].
Autrement dit, ces penseurs jugent urgent de redéfinir la théorie islamique de l'éducation et de rétablir ses fondements et ses applications, à savoir les principes sur lesquels repose l'édifice éducatif dans la société islamique, compte tenu de ses bases doctrinales et historiques, de ses ambitions futuristes et évidemment de l'image de l'homme qu'il tend à produire, à la lumière des différentes dimensions de l'éducation dans la vie de l'individu et de la société.
Une telle suggestion est appuyée notamment par le fait que les arts et les sciences de l'Islam reposent sur l'idée de l'unité qui est le coeur de la Révélation islamique. C'est pourquoi cette éducation doit avoir pour objectif de montrer l'interdépendance de tout ce qui existe, de telle sorte que l'homme soit conduit par la contemplation de l'unité du cosmos et de la nature à celle du Créateur [12].
Gênée par l'ampleur de cette tendance, une autre élite rétrograde, indifférente ou essoufflée par la beauté et l'utilité « indiscutables » de tout ce qui vient de l'Occident, s'efforce au quotidien d'apporter aux méthodes et programmes scolaires observés autrefois chez les Musulmans des changements pro-occidentaux propices à la survie ou à la consolidation de quelques pouvoirs qu'ils soutiennent, dussent-ils pour la cause arguer du caractère primitif, de la réaction, de l'inefficacité ou même de l'inexistence d'un système éducatif que l'on peut qualifier d'islamique.
C'est pourquoi l'exposé et le commentaire de l'éducation islamique à la lumière des didactiques et de la psychopédagogie modernes permettront d'arbitrer ce débat. Ils permettront également de clarifier si l'on peut encore ou non faire recours à cette éducation et, en cas de l'affirmative, de déceler si elle est en mesure d'apporter aux méthodes scolaires les modifications qui leur redonneront vie, les doteront d'efficacité sans pour autant contraster avec les enseignements de l'Islam.
En effet, la simple analyse de quelques données, souvent présentées sous forme de procédés cultuels et de devoirs religieux, ou même d'histoire, nous permet d'affirmer l'existence d'une pédagogie islamique, à savoir une méthodologie indépendante et quelques principes fondamentaux sur le plan thématique comme sur le plan des priorités entre les sciences d'une part et entre les différents éléments d'une même science d'autre part.
Ceci peut être considéré comme un postulat : dans ce cas, il faut développer les donnes, les références et les différents facteurs donnant lieu à cette évidence. Le cas contraire, c'est au moins un point de vue susceptible d'une analyse et d'une démonstration qui ne se limiteront pas à ses tenants historiques, mais qui aborderont aussi ses fondements socioreligieux. C'est la raison pour laquelle nous pensons que l'on peut légitimement parler d'une théorie islamique de l'éducation.
Ahmed ABIDI [*]
« Effacez les Arabes de l'histoire et la renaissance est retardée de plusieurs siècles en Europe ». Ernest RENAN [1].
On reconnaît aujourd'hui que « le monde arabe n'a cessé d'occuper une place grandissante dans l'évolution de l'humanité ». Charles Pellat [2].
On admet aussi que « l'on peut légitimement lier l'entrée des Arabes dans la grande histoire à la « descente » de leur livre sacré, durant le premier tiers du VIIème siècle, cette action qui était à coup sûr un défi lancé à la finitude et à la médiocrité de l'aventure humaine, aussi bien par la violence des idéaux érigés de la sorte, que par l'écart sociologique qui la faisait trancher si fort sur les réalités arabes et internationales du temps ». Jacques Berque [3].
On constate enfin que « en dépit de la complexité du monde musulman allant des îles Moluques, dans la partie la plus orientale de l'archipel indonésien, jusqu'aux rivages de l'Atlantique, l'unité et la créativité de la civilisation islamique construite et diversifiée à travers le temps demeurèrent toujours maintenues ». Mark Bergé [4].
Toutefois, si on a beaucoup parlé du « génie arabe de l'époque médiévale » [5] et si on a parfois profondément analysé les sciences naturelles, religieuses et littéraires inventées ou perfectionnées par les Musulmans, on n'a que rarement fait cas des facteurs de ce « génie » et de l'essor de ce savoir ; d'où l'opportunité de la question suivante : s'agissait-il de talents particuliers, propres aux Musulmans de la première heure ? Ou plutôt d'un ordre, d'une entreprise, dont le produit de son cheminement était l'homme savant ?
Un élément de la réponse est, certes, ce fait que l'évolution ultérieure de toute la dimension culturelle arabo-islamique accule à trancher en faveur de la deuxième hypothèse, c'est-à-dire à accuser plutôt le mode de transmission du savoir que celui du savoir lui-même. Nous pouvons dire, aujourd'hui et plus que jamais, que « l'échec de la politique [arabo-islamique] à résoudre les problèmes actuels de la société n'est en grande partie et avant toute autre raison qu'un échec de l'université » [6], c'est-à-dire un échec de l'institution éducative qui n'a su profiter ni de son patrimoine culturel tout en sachant surpasser ses lacunes, ni des autres expériences humaines tout en préservant sa personnalité.
En effet, aberration mais réalité, la décadence actuelle du monde islamique coïncide avec le début de l'engouement des Musulmans pour la science et la méthodologie occidentales, particulièrement au début du XIXème siècle, et le mépris conséquent des idéaux qui ont fait, durant longtemps, la base essentielle de leur identité. Lequel engouement a érodé tout esprit de réflexion chez les Musulmans et les a transformés en des consommateurs immodérés de tout ce qui, parmi les idées occidentales, peut parvenir jusqu'à chez eux. C'est ce que la pensée islamique moderne perçoit et tend, depuis quelque temps, à affirmer en estimant que tous les problèmes du monde islamique sont dus à son détournement de l'Islam, lequel n'étant « ni une ration à consommer, ni un habit à porter, ni un médicament à prendre, mais plutôt des conceptions, des sentiments et des actes requérant d'être clarifiés par les sages de l'éducation et concrétisés dans le comportement des individus et des groupes par l'effort des éducateurs et des institutions compétentes » [7].
C'est pourquoi l'on peut facilement affirmer que les systèmes scolaires, souvent empruntés à l'étranger ou importés par les foules d'« experts scolarisés en Occident » de retour dans leurs pays d'origine, qui sont adoptés dans les différentes contrées islamiques, illustrent un degré avancé d'incohérence entre l'arrière-plan culturel du Musulman d'une part et la connaissance et la manière dont elle lui est transmise d'une autre part. D'autant plus que ces systèmes occidentaux ne peuvent être nécessairement utiles à la formation de l'étudiant musulman, comme l'observe l'Américain Conant : « L'entreprise éducative n'est pas un processus de négociation, de vente ou d'achat, ni un produit que l'on exporte à l'étranger ou importe chez soi. Dans plusieurs moments de notre histoire, nous avons plus perdu que gagné en important dans notre pays les théories anglaise et européenne de l'éducation » [8]. Car, « les comprimés de sulfate ne conviennent pas à toute maladie et à tout corps et le bon remède se transforme en poison foudroyant toutes les fois qu'il n'est pas prescrit par un médecin, ou qu'il est entre les mains de gens qui ne savent pas l'utiliser » [9].
Il est donc très normal qu'une élite, au moins, des intellectuels musulmans contemporains s'aperçoive du danger qui guette la culture et l'indépendance civilisationnelle du monde islamique. Aussi, « au cours des dernières décennies, un nombre grandissant de chercheurs et de savants musulmans ont commencé à prendre conscience de la gravité de la situation créée par l'émulation aveugle de la science et de la technologie occidentales. Ils sont nombreux à s'être réveillés de l'assoupissement de la génération précédente qui n'avait pas perçu les dangers menaçant le monde islamique et qui continuait à vanter les mérites de sa propre civilisation, uniquement parce qu'elle avait donné naissance à une science qui, à son tour, avait contribué à enrichir la science occidentale. Ils sont nombreux, désormais, à constater ce phénomène : la science islamique l'est, non seulement parce qu'elle a été développée par des Musulmans, mais aussi parce qu'elle est inspirée par les principes de l'Islam. Ils ont commencé à parler de l'islamisation du savoir [10] et de la création d'un système éducatif islamiquement orienté, au sein duquel la science pourrait être enseignée » [11].
Autrement dit, ces penseurs jugent urgent de redéfinir la théorie islamique de l'éducation et de rétablir ses fondements et ses applications, à savoir les principes sur lesquels repose l'édifice éducatif dans la société islamique, compte tenu de ses bases doctrinales et historiques, de ses ambitions futuristes et évidemment de l'image de l'homme qu'il tend à produire, à la lumière des différentes dimensions de l'éducation dans la vie de l'individu et de la société.
Une telle suggestion est appuyée notamment par le fait que les arts et les sciences de l'Islam reposent sur l'idée de l'unité qui est le coeur de la Révélation islamique. C'est pourquoi cette éducation doit avoir pour objectif de montrer l'interdépendance de tout ce qui existe, de telle sorte que l'homme soit conduit par la contemplation de l'unité du cosmos et de la nature à celle du Créateur [12].
Gênée par l'ampleur de cette tendance, une autre élite rétrograde, indifférente ou essoufflée par la beauté et l'utilité « indiscutables » de tout ce qui vient de l'Occident, s'efforce au quotidien d'apporter aux méthodes et programmes scolaires observés autrefois chez les Musulmans des changements pro-occidentaux propices à la survie ou à la consolidation de quelques pouvoirs qu'ils soutiennent, dussent-ils pour la cause arguer du caractère primitif, de la réaction, de l'inefficacité ou même de l'inexistence d'un système éducatif que l'on peut qualifier d'islamique.
C'est pourquoi l'exposé et le commentaire de l'éducation islamique à la lumière des didactiques et de la psychopédagogie modernes permettront d'arbitrer ce débat. Ils permettront également de clarifier si l'on peut encore ou non faire recours à cette éducation et, en cas de l'affirmative, de déceler si elle est en mesure d'apporter aux méthodes scolaires les modifications qui leur redonneront vie, les doteront d'efficacité sans pour autant contraster avec les enseignements de l'Islam.
En effet, la simple analyse de quelques données, souvent présentées sous forme de procédés cultuels et de devoirs religieux, ou même d'histoire, nous permet d'affirmer l'existence d'une pédagogie islamique, à savoir une méthodologie indépendante et quelques principes fondamentaux sur le plan thématique comme sur le plan des priorités entre les sciences d'une part et entre les différents éléments d'une même science d'autre part.
Ceci peut être considéré comme un postulat : dans ce cas, il faut développer les donnes, les références et les différents facteurs donnant lieu à cette évidence. Le cas contraire, c'est au moins un point de vue susceptible d'une analyse et d'une démonstration qui ne se limiteront pas à ses tenants historiques, mais qui aborderont aussi ses fondements socioreligieux. C'est la raison pour laquelle nous pensons que l'on peut légitimement parler d'une théorie islamique de l'éducation.
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