Salafisme et Soufisme, l’éternel malentendu.
Depuis un certain temps, tout particulièrement depuis l’avènement de la doctrine wahhabite qui se veut le chantre du salafisme pur et dur, nous assistons à un grand malentendu opposant le soufisme au salafisme. Ce malentendu prend parfois, hélas, la forme d’un conflit ouvert où l’anathème le dispute à l’excommunication (tekfîr).
(Par M. Boudjenoun). Chacune des deux parties reproche à l’autre une série de griefs qu’elle juge incompatibles avec les principes authentiques de l’Islam. Les salafistes-wahhabites accusent les soufis d’être des innovateurs qui ajoutent à l’Islam des choses qui lui sont étrangères, comme le culte des saints, les séances de « dhikr » collectives, le tawassul (l’intercession des saints)… Les soufis reprochent de leur côté aux salafites-wahhabites leur attachement à l’aspect formaliste et littéraliste des textes de l’Islam et leur négligence de l’aspect spirituel et introspectif qui est le propre de toute religion, a fortiori l’Islam qui est la synthèse de toutes les religions révélées. Ils leur reprochent aussi leur propension à user de l’excommunication à tout bout de champ contre ceux qui ne partagent pas leurs thèses, quitte à ce qu’ils soient des musulmans.
En même temps, ils se défendent d’être des innovateurs et justifient les choses que leurs adversaires leur reprochent avec des versets du Coran et des hadiths du Prophète (qsssl).(1)L’histoire de l’Islam est jalonnée ainsi d’innombrables polémiques et controverses entre les partisans du soufisme et ceux du salafisme, chacun des deux partis défendant ses thèses à coups de versets coraniques et de hadiths prophétiques. Il en est ainsi de la célèbre controverse qui opposa le grand maître soufi d’Egypte Ibn ’Ata Allah Al-Iskandarî de la tarîqa chadiliyya, l’auteur des célèbres Hikam Al Atâïyya, au non moins illustre savant hanbalite Ibn Taymiyya sur ces points de divergence que nous venons de mentionner. Au cours de leur discussion, qui a eu lieu à la mosquée Al Azhar, nous disent les historiens, les deux savants parlèrent du tawassul (intercession) et de l’istighâta (demande d’aide) qu’Ibn Taymiyya refuse à tout autre que Dieu, car pouvant conduire à l’idolâtrie selon lui. Ibn ’Atâ Allah fit remarquer alors à Ibn Taymiyya que si l’on suit cette logique, il faudrait interdire aussi la vigne parce qu’elle permet de fabriquer du vin et castrer tous les hommes pour ne pas les exposer à la fornication.
Les deux hommes se mirent à rire de ces boutades, ajoutent les historiens, ce qui montre la grande tolérance et l’esprit d’ouverture qui caractérisaient ces grands savants. Parmi les discussions aimables entre les savants, citons celle qui eut lieu entre Ibn Arabî le grand soufi et Fakhr Eddine Al-Razî le célèbre théologien acharite et exégète du Coran et qu’Ibn Arabî rapporte dans ses Rasâïl. L’imam Taqî Eddine As-Subkî, le grand cadi de l’école chaféîte en Egypte, l’auteur des Tabaqât Achâfiiyya, qui était lui-même un soufi de la voie chadilite, eut aussi de nombreuses polémiques avec Ibn Taymiyya sur des questions de jurisprudence, notamment celle du soufisme. Plus près de nous, le cheikh Ahmed Al-Alawi de la tariqa alawiyya-darqawiyya a publié un livre au titre éloquent, Lettre ouverte à celui qui critique le soufisme(2), dans lequel il répond aux griefs que les adversaires du soufisme lui reprochent. Il y a lieu de signaler qu’avant l’apparition du wahhabisme en tant que doctrine prônant le retour aux sources de l’Islam des pieux anciens (salaf), le salafisme était incarné par les partisans de l’école hanbalite qui se revendiquaient de la ligne de conduite de l’imam Ahmed et des pieux anciens en s’en faisant les chantres. Au demeurant, le mouvement de Mohammed Ibn Abd Al-Wahhâb se revendiquait du hanbalisme qu’il voulait restaurer dans sa version réformiste, telle que menée par Ibn Taymiyya et ses disciples.
Force est de reconnaître que ces controverses et ces discussions qui opposaient les soufis aux salafites se déroulaient dans un climat de sérénité et de respect mutuel, chacun apportant des arguments pour défendre ses thèses, tout en restant dans le cadre de la discussion intellectuelle, sans verser dans l’anathème et l’excommunication. D’ailleurs, de nombreux savants hanbalites — et non des moindres — vouaient un grand respect à certains soufis réputés pour leur piété et leurs grandes vertus spirituelles.Le chef de l’école hanbalite lui-même, l’imam Ahmed Ibn Hanbal, avait un immense respect pour l’illustre Bichr Ibn Al-Hârith surnommé Bichr Al-Hâfi, l’ascète de Baghdad. Les historiens rapportent qu’à ses disciples qui lui disaient pourquoi, lui le jurisconsulte et célèbre traditionniste, il cherchait la compagnie d’un demi-fou en délire comme Bichr Al-Hâfi, l’imam Ahmed leur répondait : « Sans doute, je suis supérieur à lui dans le domaine de la science, mais dans la connaissance du Seigneur le Très Haut, il me dépasse de beaucoup. » Et il ne cessait d’aller rendre visite à l’illustre soufi en lui disant : « Parle-moi de la connaissance de Dieu ! »(3) Selon Ibn Al-Joûzî, l’imam Ahmed disait aussi à l’adresse de Bichr Al-Hâfi : « Je n’ai jamais vu d’homme meilleur que Bichr Ibn Al Hârith. »(4) L’émerveillement d’Ibn Hanbal pour la piété et le scrupule des trois sœurs de Bichr Al-Hâfi, qui étaient réputées également pour leur sainteté, est souligné aussi par tous les historiens.
(5) Le grand savant hanbalite, Abou Al-Faradj Ibn Al-Joûzî, a consacré de son côté un volumineux ouvrage aux personnages illustres de l’Islam(6) dans lequel il parle avec ferveur et respect de nombreux maîtres soufis des premiers temps, comme Sarî Saqtî, Al-Junayd, Abû Sa’id Al Kharrâz, Bichr Al Hâfi, Al-Hârith Al-Muhâsibi, Ibrahim Ibn Al-Adham, Al-Foudhayl Ibn Ayyâdh, Ma’roûf Al Karkhî, Sufiâne Al-Thawrî, Aboû Bakr Chiblî, Dâoud Al-Tâï, Rabî’a Al-Adawiyya… De son côté, Ibn Taymiyya vouait un grand respect au cheikh Abdalqâder Djilâni, lui-même savant hanbalite émérite et considéré comme pôle (qutb) par les soufis. Dans nombre de ses livres, il ne tarit pas d’éloges sur lui et sur ses nombreuses vertus(7). Une autre autorité de l’école hanbalite, Abû El Wafâ Ibn Aqîl, juriste émérite et chef de file de cette école en son temps, défendait le soufisme et allait, nous dit Ibn Al-Joûzî, jusqu’à défendre Al Hallâj qu’il reconnaissait comme un saint. Parmi les illustres savants de l’Islam qui ont reussi à concilier le soufisme avec le salafisme ou le hanbalisme, nous avons le cheikh Al-Islâm Abdullah Al-Haraoui Al-Ansâri, lui-même jurisconsulte hanbalite et néanmoins grand maître soufi dont la sainteté est attestée par tous ses contemporains.
Salafisme et soufisme,
l’éternel malentendu.
l’éternel malentendu.
Depuis un certain temps, tout particulièrement depuis l’avènement de la doctrine wahhabite qui se veut le chantre du salafisme pur et dur, nous assistons à un grand malentendu opposant le soufisme au salafisme. Ce malentendu prend parfois, hélas, la forme d’un conflit ouvert où l’anathème le dispute à l’excommunication (tekfîr).
(Par M. Boudjenoun). Chacune des deux parties reproche à l’autre une série de griefs qu’elle juge incompatibles avec les principes authentiques de l’Islam. Les salafistes-wahhabites accusent les soufis d’être des innovateurs qui ajoutent à l’Islam des choses qui lui sont étrangères, comme le culte des saints, les séances de « dhikr » collectives, le tawassul (l’intercession des saints)… Les soufis reprochent de leur côté aux salafites-wahhabites leur attachement à l’aspect formaliste et littéraliste des textes de l’Islam et leur négligence de l’aspect spirituel et introspectif qui est le propre de toute religion, a fortiori l’Islam qui est la synthèse de toutes les religions révélées. Ils leur reprochent aussi leur propension à user de l’excommunication à tout bout de champ contre ceux qui ne partagent pas leurs thèses, quitte à ce qu’ils soient des musulmans.
En même temps, ils se défendent d’être des innovateurs et justifient les choses que leurs adversaires leur reprochent avec des versets du Coran et des hadiths du Prophète (qsssl).(1)L’histoire de l’Islam est jalonnée ainsi d’innombrables polémiques et controverses entre les partisans du soufisme et ceux du salafisme, chacun des deux partis défendant ses thèses à coups de versets coraniques et de hadiths prophétiques. Il en est ainsi de la célèbre controverse qui opposa le grand maître soufi d’Egypte Ibn ’Ata Allah Al-Iskandarî de la tarîqa chadiliyya, l’auteur des célèbres Hikam Al Atâïyya, au non moins illustre savant hanbalite Ibn Taymiyya sur ces points de divergence que nous venons de mentionner. Au cours de leur discussion, qui a eu lieu à la mosquée Al Azhar, nous disent les historiens, les deux savants parlèrent du tawassul (intercession) et de l’istighâta (demande d’aide) qu’Ibn Taymiyya refuse à tout autre que Dieu, car pouvant conduire à l’idolâtrie selon lui. Ibn ’Atâ Allah fit remarquer alors à Ibn Taymiyya que si l’on suit cette logique, il faudrait interdire aussi la vigne parce qu’elle permet de fabriquer du vin et castrer tous les hommes pour ne pas les exposer à la fornication.
Les deux hommes se mirent à rire de ces boutades, ajoutent les historiens, ce qui montre la grande tolérance et l’esprit d’ouverture qui caractérisaient ces grands savants. Parmi les discussions aimables entre les savants, citons celle qui eut lieu entre Ibn Arabî le grand soufi et Fakhr Eddine Al-Razî le célèbre théologien acharite et exégète du Coran et qu’Ibn Arabî rapporte dans ses Rasâïl. L’imam Taqî Eddine As-Subkî, le grand cadi de l’école chaféîte en Egypte, l’auteur des Tabaqât Achâfiiyya, qui était lui-même un soufi de la voie chadilite, eut aussi de nombreuses polémiques avec Ibn Taymiyya sur des questions de jurisprudence, notamment celle du soufisme. Plus près de nous, le cheikh Ahmed Al-Alawi de la tariqa alawiyya-darqawiyya a publié un livre au titre éloquent, Lettre ouverte à celui qui critique le soufisme(2), dans lequel il répond aux griefs que les adversaires du soufisme lui reprochent. Il y a lieu de signaler qu’avant l’apparition du wahhabisme en tant que doctrine prônant le retour aux sources de l’Islam des pieux anciens (salaf), le salafisme était incarné par les partisans de l’école hanbalite qui se revendiquaient de la ligne de conduite de l’imam Ahmed et des pieux anciens en s’en faisant les chantres. Au demeurant, le mouvement de Mohammed Ibn Abd Al-Wahhâb se revendiquait du hanbalisme qu’il voulait restaurer dans sa version réformiste, telle que menée par Ibn Taymiyya et ses disciples.
Force est de reconnaître que ces controverses et ces discussions qui opposaient les soufis aux salafites se déroulaient dans un climat de sérénité et de respect mutuel, chacun apportant des arguments pour défendre ses thèses, tout en restant dans le cadre de la discussion intellectuelle, sans verser dans l’anathème et l’excommunication. D’ailleurs, de nombreux savants hanbalites — et non des moindres — vouaient un grand respect à certains soufis réputés pour leur piété et leurs grandes vertus spirituelles.Le chef de l’école hanbalite lui-même, l’imam Ahmed Ibn Hanbal, avait un immense respect pour l’illustre Bichr Ibn Al-Hârith surnommé Bichr Al-Hâfi, l’ascète de Baghdad. Les historiens rapportent qu’à ses disciples qui lui disaient pourquoi, lui le jurisconsulte et célèbre traditionniste, il cherchait la compagnie d’un demi-fou en délire comme Bichr Al-Hâfi, l’imam Ahmed leur répondait : « Sans doute, je suis supérieur à lui dans le domaine de la science, mais dans la connaissance du Seigneur le Très Haut, il me dépasse de beaucoup. » Et il ne cessait d’aller rendre visite à l’illustre soufi en lui disant : « Parle-moi de la connaissance de Dieu ! »(3) Selon Ibn Al-Joûzî, l’imam Ahmed disait aussi à l’adresse de Bichr Al-Hâfi : « Je n’ai jamais vu d’homme meilleur que Bichr Ibn Al Hârith. »(4) L’émerveillement d’Ibn Hanbal pour la piété et le scrupule des trois sœurs de Bichr Al-Hâfi, qui étaient réputées également pour leur sainteté, est souligné aussi par tous les historiens.
(5) Le grand savant hanbalite, Abou Al-Faradj Ibn Al-Joûzî, a consacré de son côté un volumineux ouvrage aux personnages illustres de l’Islam(6) dans lequel il parle avec ferveur et respect de nombreux maîtres soufis des premiers temps, comme Sarî Saqtî, Al-Junayd, Abû Sa’id Al Kharrâz, Bichr Al Hâfi, Al-Hârith Al-Muhâsibi, Ibrahim Ibn Al-Adham, Al-Foudhayl Ibn Ayyâdh, Ma’roûf Al Karkhî, Sufiâne Al-Thawrî, Aboû Bakr Chiblî, Dâoud Al-Tâï, Rabî’a Al-Adawiyya… De son côté, Ibn Taymiyya vouait un grand respect au cheikh Abdalqâder Djilâni, lui-même savant hanbalite émérite et considéré comme pôle (qutb) par les soufis. Dans nombre de ses livres, il ne tarit pas d’éloges sur lui et sur ses nombreuses vertus(7). Une autre autorité de l’école hanbalite, Abû El Wafâ Ibn Aqîl, juriste émérite et chef de file de cette école en son temps, défendait le soufisme et allait, nous dit Ibn Al-Joûzî, jusqu’à défendre Al Hallâj qu’il reconnaissait comme un saint. Parmi les illustres savants de l’Islam qui ont reussi à concilier le soufisme avec le salafisme ou le hanbalisme, nous avons le cheikh Al-Islâm Abdullah Al-Haraoui Al-Ansâri, lui-même jurisconsulte hanbalite et néanmoins grand maître soufi dont la sainteté est attestée par tous ses contemporains.
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