Croisade contre djihad : la prise de Jérusalem
LE MONDE | 31.07.07
Mesure-t-on la menace que font peser les Sarrasins sur cette Eglise médiévale religieusement exclusive ? Les armées du prophète Mahomet ont pris Jérusalem dès 638, franchi le détroit de Gibraltar en 711, sont en Aquitaine en 720, arrêtées à Poitiers en 732 au prix d'une bataille plus symbolique que réelle. Mais elles occupent les rives occidentales de la Méditerranée, la Sicile, le sud de la France et de l'Italie et elles menacent Rome ! En Orient, les dynasties musulmanes se succèdent en Egypte, en Syrie, en Perse. La première littérature épique française est pleine des récits de cette conquête sarrasine, celle de Narbonne, et de la bataille de Roncevaux. Dès 1066, à la bataille d'Hastings, la Chanson de Roland est sur les lèvres des combattants. Autrement dit, au XIe siècle, les conditions sont réunies pour des scénarios de croisade et de Reconquista chrétienne : il faut reconquérir des terres dont Dieu est le détenteur légitime. Y participer est une action pieuse. Y mourir vaut la palme du martyre et la récompense de la vie éternelle.
Mais, ironie de l'histoire, au moment où se forge en Occident l'idée de guerre sainte, le djihad semble s'assoupir. Après l'ère des conquêtes glorieuses, l'islam se livre à sa distraction favorite - les conflits de clans - et subit ses premiers revers en Asie centrale, avec la percée des Turcs seldjoukides, ou dans l'Afrique berbère. En Espagne et en Orient, l'islam est réputé protéger ses sujets juifs et chrétiens, qui peuvent garder leur croyance à condition de respecter les lois musulmanes et de s'acquitter de lourdes taxes. Le meilleur exemple de tolérance est l'Andalousie et, précisément, c'est contre "l'islam dégénéré" de Cordoue que se révolteront les Almoravides, avant d'être repoussés par les armées de la reconquête espagnole.
Dans ces conditions, la prise de Jérusalem par les croisés en 1099 ne provoque guère de sursaut à Alep, à Damas ou au Caire. Et le vénérable cadi Al-Harawi peut s'en aller pleurer dans les bras du calife de Bagdad : "Osez-vous somnoler dans une vie frivole, alors que vos frères de Syrie n'ont plus pour demeure que les selles de chevaux ou les entrailles des vautours ?" Les premiers croisés, en guenilles, avaient été perçus avec condescendance. Mais à l'arrivée des armées de Flandre, de Provence, de Lorraine, les princes de l'islam s'avisent de la férocité des franj, les Francs. A Maara, en Syrie, en 1098, se produisent des scènes de cannibalisme. "Les nôtres faisaient bouillir les païens adultes dans les marmites, rapporte Raoul de Caen. Ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés." A travers la littérature épique des Turcs, renchérit l'écrivain Amin Maalouf, "les franj seront invariablement décrits comme des anthropophages". Excessif ? Les historiens nient tout cannibalisme rituel, mais ne contestent pas qu'il y eut un cannibalisme de subsistance : les croisés déterraient des cadavres pour manger. Au pire des sièges, ils buvaient le sang de leur monture et leur propre urine.
Ce qui va donner son caractère cataclysmique au sac de Jérusalem, ce n'est pas seulement l'humiliation, mais cette "barbarie" des croisés et la perception du fossé qui les sépare d'une civilisation musulmane qui connaît alors son âge d'or. L'historien Jean Flori ose cette hypothèse : si les croisés s'étaient battus sous bannière byzantine et n'avaient pas créé, à Antioche, Edesse et Jérusalem, des Etats latins rattachés à Rome, les croisades n'auraient jamais eu l'impact qu'elles ont connu. Parce que l'Empire byzantin n'avait jamais cessé de revendiquer les territoires islamisés et qu'il connaissait bien le monde musulman. Et parce que le monde musulman connaissait bien le monde chrétien byzantin. Ils s'entendaient selon un modus vivendi qui existe toujours, plus ou moins, entre musulmans et Eglises d'Orient. La reconquête chrétienne aurait été perçue par les musulmans comme l'un des aléas de l'histoire militaire : on gagne, on perd...
Mais, à l'heure de la première croisade, quatre siècles après la mort de Mahomet et malgré une présence ancienne en Sicile et en Espagne, l'islam demeure une réalité déconcertante pour l'Occident, qui n'y voit qu'une religion de païens. La première traduction du Coran en latin ne date que de 1142, et elle est à l'initiative du Français Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. Les barrières et les stéréotypes vont peu à peu tomber et les rapports se policer, grâce au flux des marchands, des templiers et de l'argent qui circule entre l'Occident et les principautés et royaumes latins créés en Terre sainte, où des "barons" chrétiens tentent de reconstituer le modèle féodal. Des Etats chrétiens qui vont tomber, un à un, sous le coup de leurs divisions. La victoire de Saladin, à Hatin en 1187, va rouvrir aux musulmans la porte de Jérusalem.
Mais le mépris pour les franj sera long à effacer, comme en témoigne le récit - popularisé par André Miquel et Amin Maalouf - d'Oussama Ibn Munqidh, prince de Chaysar en Syrie, né l'année même de l'appel à la première croisade (1095) et mort, en 1187, un an après la reconquête de Jérusalem par Saladin : "Tous ceux qui se sont renseignés sur les franj ont vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l'ardeur au combat, mais aucune autre, de même que les animaux ont la supériorité de leur force et de l'agression." Témoin accablant aussi que ce voyageur, Ibn Djubair, né à Valence, et décrivant, en 1184, la vie au port de Saint-Jean-d'Acre : "C'est une ville d'impiété et d'incroyance, infestée de porcs et de croix, remplie d'immondices et d'ordures, couverte de saletés et d'excréments. Que Dieu détruise cette ville ou la rende à l'islam !" Saint-Jean-d'Acre sera la dernière ville croisée "libérée" en 1291.
Au Saint-Sépulcre ce jour-là, dans une Jérusalem hébétée, pantelante, dans les rues jonchées de cadavres et de sang, ils chantent l'office de la Résurrection. Ce jour-là, le 15 juillet 1099, les soldats du Christ viennent de reprendre Jérusalem aux "infidèles". Héritiers des apôtres autrefois chassés du Cénacle, ils ont purgé les Lieux saints de la présence "païenne", rendu au Christ sa ville et sa terre, restauré les temps de la pureté originelle. Raymond d'Aguillers, chroniqueur, tressaille : " Ce jour-là sera chanté par toutes les générations. Ce jour-là furent confondus tous les païens, la chrétienté fut renforcée et sa foi rénovée. C'est ici la journée que l'Eternel a faite. Qu'elle soit pour nous un sujet d'allégresse."
Les premiers croisés sortent de l'enfer d'Antioche, place fortifiée par des remparts de près de 40 m de haut et des fossés marécageux, que Bohémond a miraculeusement reprise aux Turcs après un siège de huit mois et des sacrifices insensés. Alors, quand ils voient pour la première fois, le 7 juin, les murailles de Jérusalem, ils ont déjà un pied dans l'éternité. Jérusalem, lieu du Sépulcre glorieux que chantait Isaïe, théâtre de l'accomplissement du mystère rédempteur du Christ. Jérusalem, ville sacrée, ville originelle, porte du ciel. Aboutissement et naissance de temps nouveaux, cette première croisade est, dira l'historien Alphonse Dupront avec emphase, "un acte de fin des temps, le pèlerinage du dernier pèlerinage".
Mais après deux ans de marche, de sièges, de lutte contre la faim et la maladie, l'armée des croisés devant Jérusalem est dans un état pitoyable. Ils étaient 100 000 à avoir quitté le pays rhénan, la Provence, l'Aquitaine, la Bourgogne ou la Lombardie. Ils ne sont plus que quelque 1 200 chevaliers et 20 000 fantassins valides. Les autres sont morts en route, restés à Constantinople, à Antioche, ou rentrés chez eux. Partis en tête dans la pagaille la plus complète, une majorité de gens du peuple, paysans, prêtres, quelques nobles et moines fanatisés par Pierre l'Ermite sont tombés dans la gueule du loup à Civitot près de Nicée, écrasés par les Turcs. Les survivants, dont Pierre, se joignent alors aux princes plus aguerris, Godefroi de Bouillon, Robert de Flandre, Tancrède, Raymond de Saint-Gilles, Robert de Normandie.
Cette armée d'éclopés n'est pas assez nombreuse ni assez équipée pour assiéger Jérusalem. Alors, à la surprise des habitants musulmans, ils proclament un jeûne public et processionnent, pieds nus, autour de la ville en chantant des cantiques, comme les enfants d'Israël autour des murs de Jéricho espérant que les murailles un jour s'écroulent. Le miracle se produit. Vestige d'un précédent siège, une réserve de bois est découverte dans une grotte. Les assaillants peuvent se mettre à construire les tours mobiles qu'ils tapissent de peaux de bêtes pour résister aux pluies de flèches et aux feux grégeois des défenseurs.
Ils donnent l'assaut dans la nuit du 14 juillet aux portes de Damas et de Sion, les moins fortifiées. Les "armées" de Lorraine et de Flandre investissent la "Juiverie", poursuivent de leur épée nue ceux qui s'enfuient vers l'esplanade du Temple, enferment dans la synagogue des juifs qu'ils brûlent vifs. Tancrède à son tour pénètre dans la ville à l'angle nord-ouest (devenu porte de Tancrède) et s'empare de la mosquée Al-Aqsa, où des milliers de fidèles musulmans sont massacrés. Seuls Raymond de Saint-Gilles et son armée de Provence rencontrent des résistances près de la Citadelle, où sont réfugiés le gouverneur et sa garnison, et où finit de flotter la bannière blanche des Fatimides.
Les croisés font main basse sur les trésors de la ville, profanent les sanctuaires, n'épargnent même pas les chrétiens grecs, coptes, syriens, arméniens. Et demandent aux musulmans d'enterrer leurs morts, car l'odeur des cadavres entassés hors de la ville se mêle à l'encens des églises et des mosquées déjà transformées en chapelles. Ces scènes de folie meurtrière sont sans exemple depuis l'hécatombe des juifs par les Romains un millénaire plus tôt. Elles ne sont pas exceptionnelles en un temps où les villes conquises échappent rarement au pire. Le sac de Jérusalem fut épouvantable, mais amplifié par des chroniqueurs et des clercs pour en faire un récit d'apocalypse et démontrer que la purification rituelle de la ville qui attend le retour glorieux du Christ était à ce prix.
Les pillages se poursuivent encore quand les chefs croisés se penchent sur le sort de Jérusalem. La première croisade a atteint son but, mais elle s'accomplit par la création d'un royaume chrétien, sorte d'enclave théocratique romaine en Terre sainte, réplique terrestre du royaume des cieux.
SUITE :
LE MONDE | 31.07.07
Mesure-t-on la menace que font peser les Sarrasins sur cette Eglise médiévale religieusement exclusive ? Les armées du prophète Mahomet ont pris Jérusalem dès 638, franchi le détroit de Gibraltar en 711, sont en Aquitaine en 720, arrêtées à Poitiers en 732 au prix d'une bataille plus symbolique que réelle. Mais elles occupent les rives occidentales de la Méditerranée, la Sicile, le sud de la France et de l'Italie et elles menacent Rome ! En Orient, les dynasties musulmanes se succèdent en Egypte, en Syrie, en Perse. La première littérature épique française est pleine des récits de cette conquête sarrasine, celle de Narbonne, et de la bataille de Roncevaux. Dès 1066, à la bataille d'Hastings, la Chanson de Roland est sur les lèvres des combattants. Autrement dit, au XIe siècle, les conditions sont réunies pour des scénarios de croisade et de Reconquista chrétienne : il faut reconquérir des terres dont Dieu est le détenteur légitime. Y participer est une action pieuse. Y mourir vaut la palme du martyre et la récompense de la vie éternelle.
Mais, ironie de l'histoire, au moment où se forge en Occident l'idée de guerre sainte, le djihad semble s'assoupir. Après l'ère des conquêtes glorieuses, l'islam se livre à sa distraction favorite - les conflits de clans - et subit ses premiers revers en Asie centrale, avec la percée des Turcs seldjoukides, ou dans l'Afrique berbère. En Espagne et en Orient, l'islam est réputé protéger ses sujets juifs et chrétiens, qui peuvent garder leur croyance à condition de respecter les lois musulmanes et de s'acquitter de lourdes taxes. Le meilleur exemple de tolérance est l'Andalousie et, précisément, c'est contre "l'islam dégénéré" de Cordoue que se révolteront les Almoravides, avant d'être repoussés par les armées de la reconquête espagnole.
Dans ces conditions, la prise de Jérusalem par les croisés en 1099 ne provoque guère de sursaut à Alep, à Damas ou au Caire. Et le vénérable cadi Al-Harawi peut s'en aller pleurer dans les bras du calife de Bagdad : "Osez-vous somnoler dans une vie frivole, alors que vos frères de Syrie n'ont plus pour demeure que les selles de chevaux ou les entrailles des vautours ?" Les premiers croisés, en guenilles, avaient été perçus avec condescendance. Mais à l'arrivée des armées de Flandre, de Provence, de Lorraine, les princes de l'islam s'avisent de la férocité des franj, les Francs. A Maara, en Syrie, en 1098, se produisent des scènes de cannibalisme. "Les nôtres faisaient bouillir les païens adultes dans les marmites, rapporte Raoul de Caen. Ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés." A travers la littérature épique des Turcs, renchérit l'écrivain Amin Maalouf, "les franj seront invariablement décrits comme des anthropophages". Excessif ? Les historiens nient tout cannibalisme rituel, mais ne contestent pas qu'il y eut un cannibalisme de subsistance : les croisés déterraient des cadavres pour manger. Au pire des sièges, ils buvaient le sang de leur monture et leur propre urine.
Ce qui va donner son caractère cataclysmique au sac de Jérusalem, ce n'est pas seulement l'humiliation, mais cette "barbarie" des croisés et la perception du fossé qui les sépare d'une civilisation musulmane qui connaît alors son âge d'or. L'historien Jean Flori ose cette hypothèse : si les croisés s'étaient battus sous bannière byzantine et n'avaient pas créé, à Antioche, Edesse et Jérusalem, des Etats latins rattachés à Rome, les croisades n'auraient jamais eu l'impact qu'elles ont connu. Parce que l'Empire byzantin n'avait jamais cessé de revendiquer les territoires islamisés et qu'il connaissait bien le monde musulman. Et parce que le monde musulman connaissait bien le monde chrétien byzantin. Ils s'entendaient selon un modus vivendi qui existe toujours, plus ou moins, entre musulmans et Eglises d'Orient. La reconquête chrétienne aurait été perçue par les musulmans comme l'un des aléas de l'histoire militaire : on gagne, on perd...
Mais, à l'heure de la première croisade, quatre siècles après la mort de Mahomet et malgré une présence ancienne en Sicile et en Espagne, l'islam demeure une réalité déconcertante pour l'Occident, qui n'y voit qu'une religion de païens. La première traduction du Coran en latin ne date que de 1142, et elle est à l'initiative du Français Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. Les barrières et les stéréotypes vont peu à peu tomber et les rapports se policer, grâce au flux des marchands, des templiers et de l'argent qui circule entre l'Occident et les principautés et royaumes latins créés en Terre sainte, où des "barons" chrétiens tentent de reconstituer le modèle féodal. Des Etats chrétiens qui vont tomber, un à un, sous le coup de leurs divisions. La victoire de Saladin, à Hatin en 1187, va rouvrir aux musulmans la porte de Jérusalem.
Mais le mépris pour les franj sera long à effacer, comme en témoigne le récit - popularisé par André Miquel et Amin Maalouf - d'Oussama Ibn Munqidh, prince de Chaysar en Syrie, né l'année même de l'appel à la première croisade (1095) et mort, en 1187, un an après la reconquête de Jérusalem par Saladin : "Tous ceux qui se sont renseignés sur les franj ont vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l'ardeur au combat, mais aucune autre, de même que les animaux ont la supériorité de leur force et de l'agression." Témoin accablant aussi que ce voyageur, Ibn Djubair, né à Valence, et décrivant, en 1184, la vie au port de Saint-Jean-d'Acre : "C'est une ville d'impiété et d'incroyance, infestée de porcs et de croix, remplie d'immondices et d'ordures, couverte de saletés et d'excréments. Que Dieu détruise cette ville ou la rende à l'islam !" Saint-Jean-d'Acre sera la dernière ville croisée "libérée" en 1291.
Au Saint-Sépulcre ce jour-là, dans une Jérusalem hébétée, pantelante, dans les rues jonchées de cadavres et de sang, ils chantent l'office de la Résurrection. Ce jour-là, le 15 juillet 1099, les soldats du Christ viennent de reprendre Jérusalem aux "infidèles". Héritiers des apôtres autrefois chassés du Cénacle, ils ont purgé les Lieux saints de la présence "païenne", rendu au Christ sa ville et sa terre, restauré les temps de la pureté originelle. Raymond d'Aguillers, chroniqueur, tressaille : " Ce jour-là sera chanté par toutes les générations. Ce jour-là furent confondus tous les païens, la chrétienté fut renforcée et sa foi rénovée. C'est ici la journée que l'Eternel a faite. Qu'elle soit pour nous un sujet d'allégresse."
Les premiers croisés sortent de l'enfer d'Antioche, place fortifiée par des remparts de près de 40 m de haut et des fossés marécageux, que Bohémond a miraculeusement reprise aux Turcs après un siège de huit mois et des sacrifices insensés. Alors, quand ils voient pour la première fois, le 7 juin, les murailles de Jérusalem, ils ont déjà un pied dans l'éternité. Jérusalem, lieu du Sépulcre glorieux que chantait Isaïe, théâtre de l'accomplissement du mystère rédempteur du Christ. Jérusalem, ville sacrée, ville originelle, porte du ciel. Aboutissement et naissance de temps nouveaux, cette première croisade est, dira l'historien Alphonse Dupront avec emphase, "un acte de fin des temps, le pèlerinage du dernier pèlerinage".
Mais après deux ans de marche, de sièges, de lutte contre la faim et la maladie, l'armée des croisés devant Jérusalem est dans un état pitoyable. Ils étaient 100 000 à avoir quitté le pays rhénan, la Provence, l'Aquitaine, la Bourgogne ou la Lombardie. Ils ne sont plus que quelque 1 200 chevaliers et 20 000 fantassins valides. Les autres sont morts en route, restés à Constantinople, à Antioche, ou rentrés chez eux. Partis en tête dans la pagaille la plus complète, une majorité de gens du peuple, paysans, prêtres, quelques nobles et moines fanatisés par Pierre l'Ermite sont tombés dans la gueule du loup à Civitot près de Nicée, écrasés par les Turcs. Les survivants, dont Pierre, se joignent alors aux princes plus aguerris, Godefroi de Bouillon, Robert de Flandre, Tancrède, Raymond de Saint-Gilles, Robert de Normandie.
Cette armée d'éclopés n'est pas assez nombreuse ni assez équipée pour assiéger Jérusalem. Alors, à la surprise des habitants musulmans, ils proclament un jeûne public et processionnent, pieds nus, autour de la ville en chantant des cantiques, comme les enfants d'Israël autour des murs de Jéricho espérant que les murailles un jour s'écroulent. Le miracle se produit. Vestige d'un précédent siège, une réserve de bois est découverte dans une grotte. Les assaillants peuvent se mettre à construire les tours mobiles qu'ils tapissent de peaux de bêtes pour résister aux pluies de flèches et aux feux grégeois des défenseurs.
Ils donnent l'assaut dans la nuit du 14 juillet aux portes de Damas et de Sion, les moins fortifiées. Les "armées" de Lorraine et de Flandre investissent la "Juiverie", poursuivent de leur épée nue ceux qui s'enfuient vers l'esplanade du Temple, enferment dans la synagogue des juifs qu'ils brûlent vifs. Tancrède à son tour pénètre dans la ville à l'angle nord-ouest (devenu porte de Tancrède) et s'empare de la mosquée Al-Aqsa, où des milliers de fidèles musulmans sont massacrés. Seuls Raymond de Saint-Gilles et son armée de Provence rencontrent des résistances près de la Citadelle, où sont réfugiés le gouverneur et sa garnison, et où finit de flotter la bannière blanche des Fatimides.
Les croisés font main basse sur les trésors de la ville, profanent les sanctuaires, n'épargnent même pas les chrétiens grecs, coptes, syriens, arméniens. Et demandent aux musulmans d'enterrer leurs morts, car l'odeur des cadavres entassés hors de la ville se mêle à l'encens des églises et des mosquées déjà transformées en chapelles. Ces scènes de folie meurtrière sont sans exemple depuis l'hécatombe des juifs par les Romains un millénaire plus tôt. Elles ne sont pas exceptionnelles en un temps où les villes conquises échappent rarement au pire. Le sac de Jérusalem fut épouvantable, mais amplifié par des chroniqueurs et des clercs pour en faire un récit d'apocalypse et démontrer que la purification rituelle de la ville qui attend le retour glorieux du Christ était à ce prix.
Les pillages se poursuivent encore quand les chefs croisés se penchent sur le sort de Jérusalem. La première croisade a atteint son but, mais elle s'accomplit par la création d'un royaume chrétien, sorte d'enclave théocratique romaine en Terre sainte, réplique terrestre du royaume des cieux.
SUITE :
Commentaire