La diversité des interprétations dans l’unité de la charia
La charia et la polygamie : (3/4)
Evaluation des arguments de Abduh et Shaltout
De l’analyse des argumentaires du mufti d’Egypte Muhammad Abduh et du cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout concernant la pratique de la polygamie, il ressort que les deux juristes ne s’opposent pas, en réalité, sur des questions de droit, mais plutôt sur leur vision de la société. En effet, ils font la même lecture des versets coraniques applicables à la polygamie. Mais ils divergent sur les effets de la polygamie dans la société. Abduh observe et décrit dans le détail les méfaits de la polygamie dans la société égyptienne de la fin du 19è s., alors que Shaltout situe son analyse dans le cadre d’une société islamique idéalisée, où l’équité, l’harmonie et la solidarité règnent au sein des foyers polygames.
Sur le plan juridique, la fatwa du mufti d’Egypte Abduh, malgré son caractère révolutionnaire, évolue (comme on pourrait s’y attendre) sur un terrain juridique solide, des plus conventionnels même. En effet, Abduh ne fait qu’appliquer à l’analyse de la polygamie les principes et les règles de droit musulman communément admis. Mais, il a pris soin de placer la pratique de la polygamie sous un nouvel éclairage. A côté des droits du mari, que nul ne conteste, Abduh déclare qu’il faut également prendre en compte les droits des femmes et des enfants vivant dans le foyer polygame.
Appliquant à ce dossier ainsi redéfini les outils conventionnels d’analyse du droit musulman, il débouche sur sa célèbre conclusion. D’après lui, l’interdiction de la polygamie peut très bien s’effectuer de manière légitime, dans le respect des règles du droit musulman, en vertu de nombreux principes et règles de la charia qui peuvent s’appliquer à la situation, dont la règle bien établie selon laquelle « tout ce qui produit plus de mal que de bien est illicite. »
A l’opposé de Abduh, Shaltout se situe (sur cette question seulement) dans le droit courant de la pensée du « taqlid » (reconnaissant l’autorité des décisions prises dans le passé par les Oulémas). Sur le plan juridique, il s’en tient à l’analyse conventionnelle de la question, telle qu’elle a toujours été défendue par les juristes musulmans. Sur le plan social, il défend le maintien de cette pratique, parce qu’il croit sincèrement aux bienfaits de la polygamie, que ce soit pour les hommes (qui évitent ainsi la débauche) ; pour les femmes (qui trouvent ainsi un mari) ; ou pour la société (où la Vertu règne, et où les prescriptions divines sont appliquées scrupuleusement).
D’après Shaltout, Dieu a institué le régime de la polygamie pour les musulmans en toute connaissance de cause des faiblesses humaines. Il l’a assorti de règles dont l’application relève de la conscience et de la responsabilité de chaque individu. Ces règles doivent être appliquées de la manière dont elles ont été interprétées depuis les temps de la Révélation. Il n’appartient pas aux hommes de remettre en cause les prescriptions divines en ce domaine, sur quelque base que ce soit, ni d’instituer des contrôles qui rendraient la pratique de la polygamie plus difficile.
Pendant tout le 20è siècle, les opinions juridiques de Abduh et de Shaltout sur la polygamie ont constitué des documents de référence essentiels dans le dossier du débat. Mais, le laisser-faire prôné par Shaltout n’était plus tenable sur cette question, compte tenu de l’évolution des esprits et de la société dans son ensemble, et l’interdiction souhaitée par Abduh n’était guère envisageable, non plus.
Sous la pression des organisations féminines, des mouvements nationalistes, des intellectuels et de nombreux oulémas influencés par les idées de Abduh, la majorité des Etats musulmans ont commencé à développer, dès les années 1950, chacun à son propre rythme, et en tenant compte de ses spécificités, une position intermédiaire sur cette question, une « troisième voie » entre le laisser-faire prôné par Shaltout et la thèse de l’interdiction défendue par Abduh.
Les nouveaux codes de statut personnel adoptés depuis la fin de la 2ème guerre mondiale dans de nombreux pays musulmans reflètent ainsi, de manière manifeste, la vision de Abduh concernant la nécessité de prendre en compte et de protéger les droits de tous les membres de la famille, dans un foyer polygame, et non plus seulement ceux du mari.
Les codifications nationales
La « troisième voie » développée dans le monde musulman, entre le laisser-faire prôné par Shaltout et l’interdiction défendue par Abduh, est basée sur le postulat que la pratique de la polygamie est licite, mais qu’elle doit être accompagnée de garde-fous pour restreindre les excès qui pourraient être commis par des maris au comportement trop frivole ou irresponsable. Ses promoteurs cherchent essentiellement à protéger les droits matériels fondamentaux des épouses et des enfants, au niveau du traitement équitable des épouses, et de la capacité financière du mari à pourvoir aux frais de fonctionnement de plusieurs foyers.
Chaque Etat engagé dans cette « troisième voie » a ainsi établi, dans son Code de Statut Personnel national (ou code de la Famille), des règles spécifiques visant à mieux contrôler la manière dont la polygamie était pratiquée dans le pays. Ce faisant, il a tenu compte de ses traditions, de ses spécificités, des objectifs qu’il cherchait à atteindre, ainsi que de divers facteurs d’ordre politique, économique, social ou religieux. En conséquence, les règles figurant dans les codes actuels du monde musulman reflètent un vaste éventail de choix.(34)
Cependant, d’après une récente étude réalisée par Rand Corporation et Woodrow Wilson International Center for Scholars, il existe des points de convergence importants entre les codes qui cherchent à restreindre la pratique de la polygamie. Ils utilisent fréquemment des stipulations telles que les suivantes : (35)
La première épouse doit être informée de l’intention du mari de prendre une nouvelle femme. Elle doit donner son consentement à ce remariage, ou obtenir le divorce.
Le mari doit prouver au magistrat que le nouveau mariage est « juste et nécessaire » (en établissant, par exemple, que sa première femme est stérile ; ou est incapable d’avoir des rapports conjugaux ; ou qu’elle a une infirmité physique grave ; ou qu’elle refuse d’avoir des rapports sexuels ; ou qu’elle souffre de maladie mentale...).
Le mari doit donner l’assurance que le nouveau mariage n’affectera en rien l’existence de sa première femme et de ses enfants. Il doit garantir qu’il pourra faire preuve d’équité envers tous les membres du foyer. Il doit prouver qu’il dispose de ressources financières d’un niveau adéquat et stable pour pourvoir aux besoins matériels de plusieurs ménages.
Dans certaines cas exceptionnels, et en application de la règle d’équité, le mari a l’obligation de prévoir un logement séparé pour chacune de ses femmes.
Le contrôle judiciaire de la pratique de la polygamie
L’examen des pratiques spécifiques par pays démontre l’existence de nombreuses variantes au niveau des principales règles appliquées par les Etats pour mieux contrôler la pratique de la polygamie. On peut relever, à titre d’illustration de cette diversité, les règles suivantes : (35)
En Indonésie, la règle de base du mariage est la monogamie, mais la polygamie n’est pas interdite à ceux dont la religion autorise cette pratique. Le tribunal doit autoriser le mariage en polygamie, après consentement des autres épouses du mari, qui doit prouver qu’il existe une nécessité pour ce mariage (maladie incurable de l’épouse, stérilité, etc.) L’époux doit garantir qu’il traitera toutes les épouses et tous les enfants de manière juste et équitable.
Au Maroc, le mariage polygame doit faire l’objet d’une autorisation judiciaire. L’épouse peut interdire à son mari de prendre une autre femme, par le biais d’une clause dans le contrat de mariage. La première femme et la nouvelle doivent être informées à l’avance de l’existence l’une de l’autre. La première femme peut demander le divorce, si son mari insiste pour se remarier.
La charia et la polygamie : (3/4)
Evaluation des arguments de Abduh et Shaltout
De l’analyse des argumentaires du mufti d’Egypte Muhammad Abduh et du cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout concernant la pratique de la polygamie, il ressort que les deux juristes ne s’opposent pas, en réalité, sur des questions de droit, mais plutôt sur leur vision de la société. En effet, ils font la même lecture des versets coraniques applicables à la polygamie. Mais ils divergent sur les effets de la polygamie dans la société. Abduh observe et décrit dans le détail les méfaits de la polygamie dans la société égyptienne de la fin du 19è s., alors que Shaltout situe son analyse dans le cadre d’une société islamique idéalisée, où l’équité, l’harmonie et la solidarité règnent au sein des foyers polygames.
Sur le plan juridique, la fatwa du mufti d’Egypte Abduh, malgré son caractère révolutionnaire, évolue (comme on pourrait s’y attendre) sur un terrain juridique solide, des plus conventionnels même. En effet, Abduh ne fait qu’appliquer à l’analyse de la polygamie les principes et les règles de droit musulman communément admis. Mais, il a pris soin de placer la pratique de la polygamie sous un nouvel éclairage. A côté des droits du mari, que nul ne conteste, Abduh déclare qu’il faut également prendre en compte les droits des femmes et des enfants vivant dans le foyer polygame.
Appliquant à ce dossier ainsi redéfini les outils conventionnels d’analyse du droit musulman, il débouche sur sa célèbre conclusion. D’après lui, l’interdiction de la polygamie peut très bien s’effectuer de manière légitime, dans le respect des règles du droit musulman, en vertu de nombreux principes et règles de la charia qui peuvent s’appliquer à la situation, dont la règle bien établie selon laquelle « tout ce qui produit plus de mal que de bien est illicite. »
A l’opposé de Abduh, Shaltout se situe (sur cette question seulement) dans le droit courant de la pensée du « taqlid » (reconnaissant l’autorité des décisions prises dans le passé par les Oulémas). Sur le plan juridique, il s’en tient à l’analyse conventionnelle de la question, telle qu’elle a toujours été défendue par les juristes musulmans. Sur le plan social, il défend le maintien de cette pratique, parce qu’il croit sincèrement aux bienfaits de la polygamie, que ce soit pour les hommes (qui évitent ainsi la débauche) ; pour les femmes (qui trouvent ainsi un mari) ; ou pour la société (où la Vertu règne, et où les prescriptions divines sont appliquées scrupuleusement).
D’après Shaltout, Dieu a institué le régime de la polygamie pour les musulmans en toute connaissance de cause des faiblesses humaines. Il l’a assorti de règles dont l’application relève de la conscience et de la responsabilité de chaque individu. Ces règles doivent être appliquées de la manière dont elles ont été interprétées depuis les temps de la Révélation. Il n’appartient pas aux hommes de remettre en cause les prescriptions divines en ce domaine, sur quelque base que ce soit, ni d’instituer des contrôles qui rendraient la pratique de la polygamie plus difficile.
Pendant tout le 20è siècle, les opinions juridiques de Abduh et de Shaltout sur la polygamie ont constitué des documents de référence essentiels dans le dossier du débat. Mais, le laisser-faire prôné par Shaltout n’était plus tenable sur cette question, compte tenu de l’évolution des esprits et de la société dans son ensemble, et l’interdiction souhaitée par Abduh n’était guère envisageable, non plus.
Sous la pression des organisations féminines, des mouvements nationalistes, des intellectuels et de nombreux oulémas influencés par les idées de Abduh, la majorité des Etats musulmans ont commencé à développer, dès les années 1950, chacun à son propre rythme, et en tenant compte de ses spécificités, une position intermédiaire sur cette question, une « troisième voie » entre le laisser-faire prôné par Shaltout et la thèse de l’interdiction défendue par Abduh.
Les nouveaux codes de statut personnel adoptés depuis la fin de la 2ème guerre mondiale dans de nombreux pays musulmans reflètent ainsi, de manière manifeste, la vision de Abduh concernant la nécessité de prendre en compte et de protéger les droits de tous les membres de la famille, dans un foyer polygame, et non plus seulement ceux du mari.
Les codifications nationales
La « troisième voie » développée dans le monde musulman, entre le laisser-faire prôné par Shaltout et l’interdiction défendue par Abduh, est basée sur le postulat que la pratique de la polygamie est licite, mais qu’elle doit être accompagnée de garde-fous pour restreindre les excès qui pourraient être commis par des maris au comportement trop frivole ou irresponsable. Ses promoteurs cherchent essentiellement à protéger les droits matériels fondamentaux des épouses et des enfants, au niveau du traitement équitable des épouses, et de la capacité financière du mari à pourvoir aux frais de fonctionnement de plusieurs foyers.
Chaque Etat engagé dans cette « troisième voie » a ainsi établi, dans son Code de Statut Personnel national (ou code de la Famille), des règles spécifiques visant à mieux contrôler la manière dont la polygamie était pratiquée dans le pays. Ce faisant, il a tenu compte de ses traditions, de ses spécificités, des objectifs qu’il cherchait à atteindre, ainsi que de divers facteurs d’ordre politique, économique, social ou religieux. En conséquence, les règles figurant dans les codes actuels du monde musulman reflètent un vaste éventail de choix.(34)
Cependant, d’après une récente étude réalisée par Rand Corporation et Woodrow Wilson International Center for Scholars, il existe des points de convergence importants entre les codes qui cherchent à restreindre la pratique de la polygamie. Ils utilisent fréquemment des stipulations telles que les suivantes : (35)
La première épouse doit être informée de l’intention du mari de prendre une nouvelle femme. Elle doit donner son consentement à ce remariage, ou obtenir le divorce.
Le mari doit prouver au magistrat que le nouveau mariage est « juste et nécessaire » (en établissant, par exemple, que sa première femme est stérile ; ou est incapable d’avoir des rapports conjugaux ; ou qu’elle a une infirmité physique grave ; ou qu’elle refuse d’avoir des rapports sexuels ; ou qu’elle souffre de maladie mentale...).
Le mari doit donner l’assurance que le nouveau mariage n’affectera en rien l’existence de sa première femme et de ses enfants. Il doit garantir qu’il pourra faire preuve d’équité envers tous les membres du foyer. Il doit prouver qu’il dispose de ressources financières d’un niveau adéquat et stable pour pourvoir aux besoins matériels de plusieurs ménages.
Dans certaines cas exceptionnels, et en application de la règle d’équité, le mari a l’obligation de prévoir un logement séparé pour chacune de ses femmes.
Le contrôle judiciaire de la pratique de la polygamie
L’examen des pratiques spécifiques par pays démontre l’existence de nombreuses variantes au niveau des principales règles appliquées par les Etats pour mieux contrôler la pratique de la polygamie. On peut relever, à titre d’illustration de cette diversité, les règles suivantes : (35)
En Indonésie, la règle de base du mariage est la monogamie, mais la polygamie n’est pas interdite à ceux dont la religion autorise cette pratique. Le tribunal doit autoriser le mariage en polygamie, après consentement des autres épouses du mari, qui doit prouver qu’il existe une nécessité pour ce mariage (maladie incurable de l’épouse, stérilité, etc.) L’époux doit garantir qu’il traitera toutes les épouses et tous les enfants de manière juste et équitable.
Au Maroc, le mariage polygame doit faire l’objet d’une autorisation judiciaire. L’épouse peut interdire à son mari de prendre une autre femme, par le biais d’une clause dans le contrat de mariage. La première femme et la nouvelle doivent être informées à l’avance de l’existence l’une de l’autre. La première femme peut demander le divorce, si son mari insiste pour se remarier.
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