Par Abdellah Tourabi
Dossier. Le Coran est-il vraiment applicable “en tout temps et en tout lieu” ?10décembre 2008. Mohamed Moâtassim, conseiller du roi, transmet aux membres du Conseil consultatif des droits de l’homme une décision du souverain : le Maroc lève ses réserves relatives à la Convention internationale sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes. Des réserves émises par le Maroc, et d’autres pays musulmans, pour des considérations religieuses. Pour le camp
Selon les vénérables membres du Conseil, la levée des réserves sur ce texte international par le Maroc ne doit pas prêter à confusion, car les choses sont claires : les dispositions contenues dans le Coran, exemple des textes relatifs à l’héritage, sont intouchables et ne sont susceptibles d’aucune interprétation. La messe est dite. L’argument est un classique du genre : pas d’ijtihad (effort interprétatif) en présence d’un texte coranique. Cette phrase n’est qu’un slogan qui, à force d’être répété, enseigné dans les manuels scolaires, ressassé dans les prêches, scandé dans les débats, finit par acquérir un caractère sacré et devient, à son tour, une vérité et une règle inviolable.
Parce que, explique-t-on, le texte coranique traverse le temps, les spécificités culturelles, les changements sociaux, les contextes politiques, sans que son sens et son application ne puissent faire l’objet d’aucune acclimatation ou adaptation possible. Ainsi donc, et toujours d’après cette logique, les dispositions coraniques sont valables en tout temps et en tout lieu. Elles ne sont pas le résultat d’un contexte social et culturel particulier et leur portée est universelle et intemporelle. Quelques exemples puisés dans l’histoire de l’islam permettent, cependant, de contrebalancer, voire d’invalider, cette “vérité”.
L’ijtihad selon le calife Omar
Durant la vie du Prophète Mohammed, les chefs de tribus et les notables fraîchement convertis à l’islam recevaient une part de la zakat, l’aumône légale. Le but de cette pratique était d’amadouer ces puissants dignitaires et de les intégrer à la société musulmane, mais c’était surtout un moyen pour les empêcher de perturber ou de nuire à la création du jeune Etat musulman. Le Coran entérinait cette pratique en créant la catégorie d’“Al Moualafatou Qolobouhom” (ceux dont les cœurs sont à concilier) pour ces notables destinataires d’une part de la zakat.
Quelques années après la mort de Mohammed, le calife Omar refuse d’appliquer la règle, malgré sa pratique et, surtout, malgré l’existence d’un verset du Coran qui pour le Prophète la dicte. A la demande des chefs de tribus venus réclamer leur dû, Omar Ibn Khattab répond sèchement : “Le Prophète vous donnait cette part de la zakat quand l’islam était faible, maintenant qu’il est devenu fort, vous n’y avez plus droit”. Pour Omar, derrière le verset coranique, il y avait un contexte politique précis dont il était le témoin. A la fragile et jeune cité musulmane menacée par la sédition et les manœuvres de notables tribaux qu’il fallait séduire, s’est substitué un Etat fort et puissant qui multipliait les victoires et les conquêtes militaires.
Un nouveau contexte, une nouvelle interprétation. Le même calife Omar a refusé d’appliquer la peine d’amputation de la main qui sanctionnait les voleurs, lors d’une période de famine. Même si le Coran ne précisait pas les conditions d’application de ce châtiment et les motifs de sa suspension, Omar a estimé, dans sa sagesse et son audace intellectuelle, que cette peine n’était pas toujours réalisable. Pour lui, l’ijtihad était possible, même en présence d’un texte coranique, en prenant en compte les conditions précises de sa révélation et en l’adaptant aux circonstances.
L’exemple du calife Omar et son interprétation du verset relatif aux destinataires de la zakat permet de saisir un élément essentiel dans le rapport avec le texte coranique. Omar était l’un des compagnons les plus influents et les plus proches du Prophète. Il était témoin de la révélation du Coran au Prophète Mohammed, et il était même, selon les livres d’histoire et de théologie musulmane, le “déclencheur” de certains versets, de par ses questions et ses demandes. Il était conscient que derrière certains versets, il y avait une histoire, des circonstances particulières, des demandes précises. La compréhension des causes “accoucheuses” de certains versets est importante pour comprendre les liens entre le Coran et la réalité sociale et politique du moment. La théologie musulmane désigne sous le nom d’“Asbab Annouzoul” les causes et les circonstances particulières qui présidaient à la révélation des versets coraniques.
Les circonstances de la révélation
Car le Coran n’a pas été conçu d’un coup, d’une traite. Il a été révélé au Prophète Mohammed durant une vingtaine d’années et dans un ordre différent de celui du Coran que nous lisons aujourd’hui. La majorité de ses versets répondaient à des demandes ou à des situations particulières, où les musulmans attendaient une réponse de Dieu à travers son messager. Le nombre de sollicitations en attente de révélation divine était grand, et parfois les demandes étaient farfelues et risibles. Les historiens musulmans rapportent ainsi que des hommes, par goût de la provocation ou par ignorance, venaient demander au Prophète d’intercéder auprès de Dieu pour qu’un tel découvre l’identité de son vrai père ou pour qu’un autre puisse retrouver son chameau égaré. Le Coran avait ainsi un caractère jurisprudentiel : à chaque situation ou circonstance qui nécessitait une réponse ou une orientation, la révélation coranique intervenait pour les donner.
Certains versets venaient pour abroger d’autres et apporter des réponses différentes, parfois contradictoires, en fonction de l’évolution de la société musulmane et de sa capacité à accepter de nouvelles règles de conduite. La progression dans le degré d’interdiction de l’alcool, par exemple, est une illustration du procédé de l’abrogation dans le Coran. Les versets interdisant la consommation de l’alcool sont venus ainsi abroger ceux qui étaient moins catégoriques. Ce procédé coranique d’abrogation est connu sous le nom de “Naskh”.
Comme le note l’Egyptien Nasr Hamed Abou Zaid dans son livre La notion du texte (Ed. Centre culturel arabe. 2005), l’étude des causes de la révélation est cruciale pour saisir les raisons qui motivent les règles et les “lois” contenues dans le Coran. La compréhension de ces causes permet de considérer certaines de ces règles comme le produit d’une histoire spécifique et des réponses à des attentes appartenant à un horizon social et culturel déterminé. Certaines de ces réponses ne faisaient qu’entériner et donner appui aux règles et pratiques déjà existantes avant l’avènement de l’islam. La persistance de certaines institutions politiques et sociales arabes antérieures à l’islam et leur évocation et approbation par le Coran illustre ce constat.
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