35 ans, Ishwar Singh a perdu espoir. «C'est trop tard, maintenant, je sais que je ne marierai jamais, lâche-il, blasé, en servant le thé dans sa petite ferme de Mirzapur. Dieu n'a pas voulu me donner d'épouse, je me contenterai d'être un bon oncle.» Paroles étranges dans un pays où le mariage arrangé et la famille restent, avec la religion, les piliers de la société. D'autant plus dans ce petit village de l'Haryana, au nord de l'Inde, une région rurale où le concept de célibat relève de l'hérésie. Depuis quelques années, les bachelors (hommes seuls) y sont pourtant de plus en plus nombreux. Pas par choix, mais parce qu'il n'y a tout simplement plus de femmes à épouser... Conséquence directe de la folie des avortements sélectifs qui déciment les foetus féminins depuis maintenant vingt ans, la région affiche en effet un déséquilibre hommes-femmes dont les conséquences commencent à se faire cruellement sentir.
Ici, comme partout en Inde, la priorité pour chaque famille a toujours été d'avoir des garçons. «Dans notre société, le fils hérite des terres et du patronyme, s'occupe de ses parents quand ils sont vieux et allume leur bûcher funéraire», explique Rishipal, le chef du village. Les filles, en revanche, sont vécues comme un fardeau. Il faut payer leur éducation, les soigner, verser leur dot, alors qu'elles sont destinées à rejoindre la famille de leur mari. «Elever une fille, c'est comme arroser le jardin d'un voisin», résume un vieux dicton.
«Foeticide féminin». Dans ce contexte, l'arrivée de l'échographie a fait des ravages. Bien qu'illégale, l'élimination des filles avant la naissance est devenue la norme. Au niveau national, il n'y a plus que 933 femmes pour 1 000 hommes, ce qui signifie que près de 40 millions d'Indiens ne trouveront jamais de partenaire... Une discrimination qui n'a rien à voir avec l'éducation puisque ce sont les Etats les plus riches qui affichent les plus forts déséquilibres, les pauvres n'ayant pas de quoi payer l'échographie puis l'avortement. En Haryana, un Etat prospère mais ultra-patriarcal, le ratio tombe ainsi à 861 pour 1 000. Premier symptôme visible du «foeticide féminin», les célibataires se comptent déjà par dizaines à Mirzapur. On les retrouve à jouer aux cartes, le soir, autour d'une bouteille d'alcool. «Ça fait deux ans que mes parents cherchent, se lamente Ramesh Kumar. Ils ont déjà rencontré sept ou huit familles, mais à chaque fois les parents veulent quelqu'un qui ait des terres, un business ou un emploi de fonctionnaire. En tant que chauffeur de taxi, je n'ai aucune chance.»
La multiplication des garçons ayant abouti au morcellement des terres, le critère de la propriété est pour beaucoup rédhibitoire. Le fait d'avoir une soeur, en revanche, peut aider. Une pratique de plus en plus courante consiste en effet à ce qu'un futur marié garantisse en échange que sa cadette épousera un membre de la belle-famille. Un système donnant-donnant qui a toutefois ses limites puisque les soeurs, logiquement, sont rares. Et quand il y en a, elles sont moins nombreuses que les frères, si bien que les petits derniers restent en rade. «Quand on a ni soeur ni terres, trouver une femme est impossible. Le mariage est devenu un luxe», peste Fateh Chand, un libraire qui, à 45 ans, désespère.
Pawan Kumar, lui, a plus de chance. A 22 ans et après seulement un an de quête, ses parents lui ont déniché une promise. Ils ont toutefois dû aller la chercher en Himachal Pradesh, un Etat montagneux aux coutumes totalement différentes. Inimaginable à la génération précédente, cette pratique des «épouses importées» est de plus en plus répandue. «C'était soit ça, soit le célibat à vie», explique Rajbir Singh qui, à 34 ans, vient de se marier, lui aussi avec une fille des montagnes. «C'était difficile de s'adapter au début, mais j'ai appris la langue et je commence à bien comprendre la culture locale, affirme l'intéressée, Pinki, 22 ans. Et puis je n'ai pas eu à payer de dot.»
Conséquence inattendue, le déséquilibre entre sexes est en effet en train de briser le cou à des pratiques discriminatoires ancestrales. Dans la région de Mirzapur, plus un homme n'ose demander une dot, requête pourtant systématique dans la société indienne, même si elle est officiellement interdite. «Celui qui s'y risque est sûr de ne pas se marier, les familles des femmes sont en position de force», sourit Rishipal. Les mariages intercastes, aussi, ont fait leur apparition, un phénomène que personne n'aurait osé imaginer il y a encore dix ans.
Business lucratif. Cette pénurie de femmes aboutit parallèlement à tous les trafics. Dans les régions les plus touchées, des «entremetteurs» ont vite repéré un nouveau business lucratif : contre paiement, ils s'engagent à ramener une épouse, souvent de régions pauvres, voire du Népal ou du Bangladesh. Parfois, la fille est volontaire, mais souvent elle est achetée ou enlevée. Des cas de polyandrie ont aussi été recensés, plusieurs frères se partageant une même femme... «C'est une situation dangereuse, met en garde Rishipal. Tôt ou tard, il y aura une montée en puissance des viols et des trafics. Et puis tous ces hommes sans famille n'ont rien à faire sinon boire, ce n'est pas bon pour la société.» Les mentalités, malheureusement, n'évoluent que lentement. Bien placés pour comprendre qu'il ne faut pas jouer avec la nature, les bachelors de Mirzapur disent d'ailleurs tous vouloir un fils plutôt qu'une fille... «C'est notre culture», tente d'argumenter Pawan Kumar, qui finit par accepter l'idée d'avoir une fille «aussi», car «cela sera utile pour marier son frère»...
Par Pierre PRAKASH - Liberation
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L'article est long mais il nous permet d'apprendre un peu plus sur l'une des multiples facettes de la société indienne, l'une des plus religieuses de la planète. La crise est telle que des cas de polyandrie ont été signalés : plusieurs frères se partageant une même femme.
Entre culture plutôt rétrograde et modernisme high-tech, l'homme indien ne demande qu'une chose : trouver une femme et fonder un foyer.
Avis aux femmes célibataires du monde entier...
Ici, comme partout en Inde, la priorité pour chaque famille a toujours été d'avoir des garçons. «Dans notre société, le fils hérite des terres et du patronyme, s'occupe de ses parents quand ils sont vieux et allume leur bûcher funéraire», explique Rishipal, le chef du village. Les filles, en revanche, sont vécues comme un fardeau. Il faut payer leur éducation, les soigner, verser leur dot, alors qu'elles sont destinées à rejoindre la famille de leur mari. «Elever une fille, c'est comme arroser le jardin d'un voisin», résume un vieux dicton.
«Foeticide féminin». Dans ce contexte, l'arrivée de l'échographie a fait des ravages. Bien qu'illégale, l'élimination des filles avant la naissance est devenue la norme. Au niveau national, il n'y a plus que 933 femmes pour 1 000 hommes, ce qui signifie que près de 40 millions d'Indiens ne trouveront jamais de partenaire... Une discrimination qui n'a rien à voir avec l'éducation puisque ce sont les Etats les plus riches qui affichent les plus forts déséquilibres, les pauvres n'ayant pas de quoi payer l'échographie puis l'avortement. En Haryana, un Etat prospère mais ultra-patriarcal, le ratio tombe ainsi à 861 pour 1 000. Premier symptôme visible du «foeticide féminin», les célibataires se comptent déjà par dizaines à Mirzapur. On les retrouve à jouer aux cartes, le soir, autour d'une bouteille d'alcool. «Ça fait deux ans que mes parents cherchent, se lamente Ramesh Kumar. Ils ont déjà rencontré sept ou huit familles, mais à chaque fois les parents veulent quelqu'un qui ait des terres, un business ou un emploi de fonctionnaire. En tant que chauffeur de taxi, je n'ai aucune chance.»
La multiplication des garçons ayant abouti au morcellement des terres, le critère de la propriété est pour beaucoup rédhibitoire. Le fait d'avoir une soeur, en revanche, peut aider. Une pratique de plus en plus courante consiste en effet à ce qu'un futur marié garantisse en échange que sa cadette épousera un membre de la belle-famille. Un système donnant-donnant qui a toutefois ses limites puisque les soeurs, logiquement, sont rares. Et quand il y en a, elles sont moins nombreuses que les frères, si bien que les petits derniers restent en rade. «Quand on a ni soeur ni terres, trouver une femme est impossible. Le mariage est devenu un luxe», peste Fateh Chand, un libraire qui, à 45 ans, désespère.
Pawan Kumar, lui, a plus de chance. A 22 ans et après seulement un an de quête, ses parents lui ont déniché une promise. Ils ont toutefois dû aller la chercher en Himachal Pradesh, un Etat montagneux aux coutumes totalement différentes. Inimaginable à la génération précédente, cette pratique des «épouses importées» est de plus en plus répandue. «C'était soit ça, soit le célibat à vie», explique Rajbir Singh qui, à 34 ans, vient de se marier, lui aussi avec une fille des montagnes. «C'était difficile de s'adapter au début, mais j'ai appris la langue et je commence à bien comprendre la culture locale, affirme l'intéressée, Pinki, 22 ans. Et puis je n'ai pas eu à payer de dot.»
Conséquence inattendue, le déséquilibre entre sexes est en effet en train de briser le cou à des pratiques discriminatoires ancestrales. Dans la région de Mirzapur, plus un homme n'ose demander une dot, requête pourtant systématique dans la société indienne, même si elle est officiellement interdite. «Celui qui s'y risque est sûr de ne pas se marier, les familles des femmes sont en position de force», sourit Rishipal. Les mariages intercastes, aussi, ont fait leur apparition, un phénomène que personne n'aurait osé imaginer il y a encore dix ans.
Business lucratif. Cette pénurie de femmes aboutit parallèlement à tous les trafics. Dans les régions les plus touchées, des «entremetteurs» ont vite repéré un nouveau business lucratif : contre paiement, ils s'engagent à ramener une épouse, souvent de régions pauvres, voire du Népal ou du Bangladesh. Parfois, la fille est volontaire, mais souvent elle est achetée ou enlevée. Des cas de polyandrie ont aussi été recensés, plusieurs frères se partageant une même femme... «C'est une situation dangereuse, met en garde Rishipal. Tôt ou tard, il y aura une montée en puissance des viols et des trafics. Et puis tous ces hommes sans famille n'ont rien à faire sinon boire, ce n'est pas bon pour la société.» Les mentalités, malheureusement, n'évoluent que lentement. Bien placés pour comprendre qu'il ne faut pas jouer avec la nature, les bachelors de Mirzapur disent d'ailleurs tous vouloir un fils plutôt qu'une fille... «C'est notre culture», tente d'argumenter Pawan Kumar, qui finit par accepter l'idée d'avoir une fille «aussi», car «cela sera utile pour marier son frère»...
Par Pierre PRAKASH - Liberation
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L'article est long mais il nous permet d'apprendre un peu plus sur l'une des multiples facettes de la société indienne, l'une des plus religieuses de la planète. La crise est telle que des cas de polyandrie ont été signalés : plusieurs frères se partageant une même femme.
Entre culture plutôt rétrograde et modernisme high-tech, l'homme indien ne demande qu'une chose : trouver une femme et fonder un foyer.
Avis aux femmes célibataires du monde entier...
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