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Pierre Vermeren : «Noblesse d’État, rentes, privilèges… L’économie française replonge dans l’Ancien Régime»

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  • Pierre Vermeren : «Noblesse d’État, rentes, privilèges… L’économie française replonge dans l’Ancien Régime»



    TRIBUNE - Pour l’historien, l’explosion de la dette publique est liée à l’échec de notre modèle économique. La recomposition du capitalisme français depuis les années 1980 s’apparente à maints égards à un retour aux mœurs de l’Ancien Régime, analyse-t-il dans un texte aussi dense qu’iconoclaste.

    Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire (Tallandier, «Texto», 2020) et L’Impasse de la métropolisation (Gallimard, «Le Débat», 2021).

    Devenue une puissance moyenne du fait de la stagnation séculaire de sa population et de la perte de son empire, la France des Trente Glorieuses est restée très innovante. La cinquième économie mondiale maîtrisait l’ensemble des filières et des technologies industrielles. Le modèle économique qui soutenait cette brillante trajectoire reposait sur deux murs porteurs : une économie de production couvrant tous les biens primaires à sa disposition et toute la gamme industrielle ; et un secteur à monopoles pour les grands services publics (transport, énergie et télécommunications). La classe dirigeante française a décidé de détruire ces deux murs porteurs pour fondre la France dans l’économie européenne (acte unique) puis dans l’économie mondiale ouverte (Maastricht et OMC).

    Les résultats sont établis. La production de biens s’est effondrée, y compris dans les points forts de l’économie française : agriculture, automobile et biens intermédiaires (raffinage, bois transformé, acier, aluminium…). La croissance annuelle de l’économie est passée de 5 % à 0,5 %. Les déficits publics et commerciaux ont explosé. Les grands monopoles publics ont été démembrés, privatisés et endettés (SNCF, La Poste, télécoms, EDF et la filière nucléaire – dont le sauvetage tient du réflexe vital). L’heure n’est plus au bilan mais à l’intelligence de cette ingénierie. Quels ont été les objectifs de nos dirigeants dans ce démontage en règle, puis dans la reconfiguration d’une économie mondialisée et métropolisée ? Quel genre d’économie ont-ils reconstruit sur ces ruines ?


    Le double héritage économique de la Révolution française et de la Libération a été répudié. Le premier, établi sur la liberté du commerce et de l’industrie, a placé la France en tête des révolutions industrielles des XIXe et XXe siècles, suscitant la libre concurrence de millions d’entreprises familiales. Le second, grâce à la constitution de puissants services publics, a forgé l’économie sociale de marché, non sans pousser l’innovation technologique.

    Retour de la «rente»


    Ce double abandon nous a fait décrocher technologiquement et intellectuellement. Il a ruiné la petite entreprise, processus encore inachevé. Puis il a contaminé notre système économique par le syndrome de la « rente ». Nos élites avaient abusé de ce type d’économie sous l’Ancien Régime, avant de le reconstituer dans l’empire colonial. Or notre nouveau modèle économique s’apparente précisément à ce modèle historique, alors que la bourgeoisie et la noblesse libérale l’avaient brisé par la Révolution.

    Le Canard enchaîné du 24 décembre illustre ce retour aux sources. Il décrit la manière dont un petit entrepreneur en pose de moquettes, soutenu et poussé par le pouvoir politique, moyennant des tarifs privilégiés (ainsi dans le cadre d’une campagne électorale), a édifié en quelques décennies un groupe ayant 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, sans innovation technologique ni production de biens. Son carnet de commandes est nourri par des marchés publics légaux pilotés par les politiques, par des concessions décennales d’exploitation ou d’équipement (trente ans pour le Stade de France ou pour le Parc des expos de Clermont-Ferrand), et par des prises de participation négociées par l’Élysée auprès d’États amis (ici l’Arabie saoudite), donc sans appel d’offres. À défaut d’anoblissement, le titulaire de ces privilèges reçoit la Légion d’honneur pour services rendus, et un de ses proches devient « responsable événementiel » à l’Élysée, une rente de situation digne de Versailles.

    Depuis 1945, la technocratie administrative avait tissé des liens étroits avec le monde politique et avec les banques. Elle s’est peu à peu autonomisée, avant de prendre le pouvoir sur le monde de la production qu’elle aurait dû servir.


    Ce cas emblématique n’est que le énième fleuron de notre nouvelle économie de services - la première d’Europe -, libérée des contraintes attachées à la production de biens. Cette économie est imbriquée avec le pouvoir politique et son excroissance technocratique. Certes, lorsqu’il a instauré l’ENA, l’Insee et la comptabilité publique à la Libération, de Gaulle édifiait un État modernisateur, rationnel et industrialiste. La technocratie a alors brillamment réalisé les monopoles publics qui ont porté la grande croissance française d’après-guerre, avec des services publics soutenant la production, garantissant une énergie sans rupture et à bas coût, avec des transports fiables et un crédit abondant. Mais quand la croissance française s’est essoufflée dès les années 1970, les intérêts de cette technocratie se sont dissociés de ceux des producteurs. A la recherche de taux de marge supérieurs aux 3 % ou 4 % industriels, ils ont tourné leurs regards vers l’audit, la finance ou l’événementiel. Le capitalisme financier et la mondialisation des Anglo-Saxons leur ont ouvert de nouveaux horizons.

    «L’entreprise sans usine»


    Depuis 1945, la technocratie administrative avait tissé des liens étroits avec le monde politique et avec les banques. Elle s’est peu à peu autonomisée, avant de prendre le pouvoir sur le monde de la production qu’elle aurait dû servir. L’administrateur et le cadre financier ont relégué l’ingénieur de conception et l’ingénieur en chef. La technocratie a opté pour « l’entreprise sans usine ». Ce boulet imposait de négocier annuellement avec les syndicats ; il exigeait un système scolaire capable de former de nombreux scientifiques, mais aussi de « supporter » la fréquentation quotidienne des classes populaires et les foucades de la CGT, ou encore de subir de vastes zones industrielles polluantes aux portes des quartiers résidentiels.


    Plus ce système se développe, plus le secteur économique indépendant s’asphyxie : l’agriculture, l’artisanat, l’industrie et le commerce s’étiolent. 2024 est l’année record des défaillances d’entreprises.

    Face à ces contraintes, l’économie de rente et de privilèges est d’une simplicité biblique. Qu’est-ce à dire ? L’Ancien Régime était l’empire de cette économie. Hormis les monopoles coloniaux et les manufactures, sa grande affaire était non l’exploitation de la terre par les masses paysannes (plus de 8 Français sur 10), mais les rentes qu’on pouvait en tirer : droits seigneuriaux, impôts directs et indirects, dîme etc. L’affermage était le sommet du système. Par privilège, le roi déléguait par bail unique à un fermier général, donc à un particulier, pour une durée limitée, le droit de recouvrer un impôt et d’en conserver le produit. L’enrichissement personnel permis par ce système - au détriment des contribuables et de la monarchie - permettait aux fermiers généraux d’établir de grandes fortunes, mais attisait l’hostilité à l’impôt et la haine des possédants, dans ce pays travaillé par la passion de l’égalité. En réduisant les recettes, il contribua à l’endettement du système qui allait tuer la monarchie.


    Faute de crédit bancaire, les rentes constituées n’ont cessé de se développer dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles. Le roi rémunérait ses alliés pour services rendus en leur accordant une rente, au montant parfois considérable. Une autre façon d’attacher des talents à la monarchie, tout en servant l’État et en renflouant le Trésor, tenait à la vénalité des offices, ces fonctions militaires, de finance ou de magistrature. Les agents royaux, détenteurs de charges viagères, pouvaient acheter ces offices et en disposer à leur guise contre un paiement forfaitaire. La vénalité des offices permettait leur transmission héréditaire, et l’entrée dans la noblesse de robe. La patrimonialisation des offices a renforcé la noblesse au détriment de l’État et du pouvoir royal. Depuis Colbert, d’autres rentes furent concédées sous forme des manufactures royales et de compagnies de commerce coloniales : un privilège royal accordait par dérogation le droit d’échapper aux corporations de métiers. Ces monopoles bénéficiaient de commandes publiques et de mesures protectionnistes. Ainsi la Manufacture des glaces et des miroirs (futur Saint-Gobain) équipa la galerie des Glaces de Versailles.

    Mécanismes hyperprofitables


    L’actuelle recomposition du capitalisme français s’apparente à maints égards à ces mœurs d’Ancien Régime. Oublions ici la reconstitution d’une noblesse d’État. La désindustrialisation - les deux tiers des biens que nous consommons en France sont importés -, la privatisation des anciens monopoles publics, la constitution d’oligopoles dans le BTP et les services en réseaux, la commande publique adressée par endettement à ces groupes, tout cela forge des rentes. Le financement de la dette publique par les banques est la plus grosse d’entre elles : elle atteint 3300 milliards d’euros en janvier 2025, à quoi s’ajoutent les 1681 milliards d’intérêts déjà versés depuis 1974 ! Autre exemple, les cabinets de conseil qui, après avoir démantelé et « valorisé » le patrimoine productif français à la découpe (dont le film En Fanfare rappelle la pratique), vendent désormais leurs services à l’État le plus administré d’Europe. Et plus ce système se développe, plus le secteur économique indépendant s’asphyxie : l’agriculture, l’artisanat, l’industrie et le commerce s’étiolent. 2024 est l’année record des défaillances d’entreprises.


    Les entreprises ont délocalisé, car placements financiers et activités d’échanges sont plus profitables que la production. Les banques préfèrent les bons d’État (qui financent la dette) aux prêts aux entreprises, qui rapportent d’aléatoires dividendes. Les acteurs publics surinvestissent dans des équipements à crédit pour faire tourner l’économie locale au profit du BTP (le syndrome des ronds-points est intact cinq ans après les «gilets jaunes »). Une myriade d’équipementiers lance des modes auprès de 35.000 communes et de 101 départements (poubelle enterrée, mobilier urbain, stations solaires sans utilité, etc.). De grosses rentes ont été réalisées par la destruction des régies communales (privatisation de l’eau), par l’appropriation des services publics, par la constitution de grandes chaînes de distribution et de restauration qui ont tué l’art de vivre à la française ; dans la France aux 50.000 fast-foods, il ne reste que 7000 restaurants « fait maison » pour les consommateurs aisés.

    Collectivités locales, opérateurs publics et citoyens subissent ces normes coûteuses promues par des lobbies « bien intentionnés ». Or ces normes et concessions asphyxient l’initiative privée et la libre concurrence.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Le chef-d’œuvre de la rente reste la privatisation d’autoroutes déjà amorties par la puissance publique et le contribuable. Depuis 2008, la Cour des comptes a décrit les mécanismes hyperprofitables qui enrichissent pour des décennies les actionnaires des trois sociétés concessionnaires liées au BTP - qui est la mère de la rente française avec 10 % du PIB. Face aux privatisations Fabius-Villepin lancées en 2001, le député François Goulard a évoqué le retour des « fermiers généraux ». D’après Le Canard enchaîné du 22 février 2023, l’État a vendu les autoroutes 10 milliards de moins que leur valeur actualisée (20 ans d’inflation n’ayant pas été pris en compte), avant que leur rentabilité ne se révèle « très supérieure aux attentes » (rapport IGF de 2023), du fait d’une politique de rentabilité très agressive. Sur un trajet dense, le prix facturé au kilomètre peut être dix fois supérieur à celui d’une section peu fréquentée, balayant les principes du droit administratif. D’ici à 2036 (date théorique sans cesse repoussée de fin de la concession), Vinci et Eiffage réaliseraient 55 milliards d’euros de profit au-delà de l’estimation initiale. Ce surprofit renvoie au « droit de passage » (alias les péages) des féodaux que la monarchie avait réduit non sans mal.
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    Marchés inventés


    Dans une économie qui a renoncé à produire, la rente est tout : péages et restaurants d’autoroutes, toilettes urbaines, panneaux publicitaires, centres commerciaux des gares et des banlieues, niches comme les pompes funèbres ou la viande halal, banques qui pressurent plus que partout ailleurs en Europe les particuliers - y compris La Banque postale, l’ancienne banque des pauvres -, compagnies de téléphonie qui surfacturent des services aux personnes âgées après un agrément fictif, construction des HLM, des pavillons, des prisons et des collèges, éoliennes et champs de panneaux solaires, rénovation thermique du bâti public et privé etc. Les normes publiques (bilan thermique, contrôle technique, glissières d’autoroutes, ascenseurs obligatoires, isolants phoniques etc.) sont autant de marchés inventés, conçus et imposés par l’État, qui les concède à des acteurs privés. Collectivités locales, opérateurs publics et citoyens subissent ces normes coûteuses promues par des lobbies « bien intentionnés ». Or ces normes et concessions asphyxient l’initiative privée et la libre concurrence.


    Le BTP et la technocratie rentière verrouillent les projets pour s’affranchir des alternances politiques. Illustrons. Autour de la ville historiquement basse de Bordeaux, une ceinture de grands ensembles de tours en chantier a jailli. Effrayés par cette marche de leur ville vers la métropole millionnaire, et les nombreux désagréments induits, les Bordelais ont choisi l’alternance en 2020. De même à Saint-Malo, le maire bâtisseur qui a engagé la transformation du centre pavillonnaire et peu dense en quartiers d’urbanisme élevé de type nordique et très m’as-tu-vu - quoique la population de la ville stagne -, a dû céder son fauteuil à un maire anti-béton. Quelle ne fut pas la surprise des nouveaux élus des deux villes de constater que les projets d’urbanisme en cours ou à venir étaient ficelés pour cinq à dix ans, sauf à payer des indemnités supérieures au budget de leur ville. On se rappelle aussi comment l’État a dû verser 2 milliards d’euros après l’abandon de 174 capteurs d’écotaxes sur les autoroutes (soit 11,5 millions par portique). Et aussi comment le coût du Grand Paris Express a doublé celui du projet voté à 36 milliards d’euros selon la Cour des comptes !

    L’ingénierie de l’économie de rente a offert une profitabilité inespérée au temps de l’économie de production. Mais si cette reconversion « industrielle » a permis de maintenir l’Île-de-France en région la plus riche d’Europe, les dégâts sont considérables. En restant dans la compétition industrielle mondiale et en développant l’informatique, les autoroutes de l’information et la net-économie, nous aurions obtenu une profitabilité très supérieure, à la manière des États-Unis et de la Chine. Mais l’enrichissement par la rente d’une génération a obéré l’avenir du pays. Nous avons technologiquement décroché - sauf dans l’industrie de défense sanctuarisée. Notre production s’est effondrée, et nous vivons à crédit et endettés. Le chômage de masse a déstructuré les classes populaires. Et malgré notre suréquipement, la moitié du pays semble à l’abandon, tandis que nos services publics sont asphyxiés. Comme à la fin de l’Ancien Régime, la violence menace. L’heure des choix de société est revenue.

    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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