Par Jean-Pierre Lledo
«La lutte contre l’islamisme qu’il considère comme le plus grand danger pour l’humanité est devenue la priorité de Boualem Sansal»
Protester contre l’arrestation de Sansal ne revient pas à dénigrer l’Algérie, soutient Jean-Pierre Lledo. C’est au contraire soutenir ce pays dans la voie d’un futur fondé sur les libertés de conscience et d’expression, qui seules mettront fin à la fuite des cerveaux, insiste l’écrivain qui a vécu près de 50 ans en Algérie.
Arrêté en vertu de l’article 87 bis du Code pénal algérien, Boualem Sansal serait donc devenu, subitement, un «terroriste» Il aurait ainsi porté atteinte, tout à la fois, à «la sécurité de l’État, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et même au fonctionnement normal des institutions». Diantre ! Comment un homme connu pour la douceur de son élocution, qui n’a jamais harangué, jamais levé le poing, comment un tel homme qui n’était ni adhérent, ni encore moins chef d’une quelconque organisation politique, aurait-il pu, avec sa seule parole, proférée ou écrite, déstabiliser un État, voire un pays, qui depuis plus de 60 ans s’est doté d’une puissante armée qui a eu raison, au terme de sept années et de 200.000 victimes, de la plus grande tentative de destruction de l’État algérien, la tentative islamiste ?
Imaginer même qu’il en fût capable, ne serait-ce pas là justement l’hérésie ? Trêve de plaisanterie. Où a-t-on vu la parole d’un homme désintégrer un État ? Sansal écrit des romans, des essais et des articles depuis 25 ans. La lutte contre l’islamisme qu’il considère comme le plus grand danger pour l’humanité est devenue sa priorité. Il n’est pas très tendre non plus avec le système politique algérien qui n’a pas su, pu ou voulu transformer sa victoire militaire contre le FIS-GIA [le Front islamique du Salut, et sa branche armée, le GIA, Groupes islamiques armés, NDLR] en la mise en place d’un processus de transition d’une société militaire vers une société civile, avec pour horizon la pleine démocratie.
Enfin, contrairement à tous ces intellectuels arabes, parmi lesquels des Algériens, qui se rendent en Israël sans le dévoiler, Sansal n’a jamais caché qu’il «aimait Israël», mais «pas par idéologie» comme il tient à le préciser dans l’une des séquences de mon dernier film Israël, le voyage interdit. En effet, invité d’honneur en 2012 au Salon international des écrivains de Jérusalem, il avait accepté de s’y rendre, ce qui d’ailleurs lui valut le refus du Conseil des ambassadeurs arabes de lui attribuer le prix qu’il venait de créer à Paris, et ce, soulignons-le, contre l’avis du jury.
De ses idées comme de ses inclinations, Sansal depuis deux décennies n’a jamais fait mystère. Et durant toutes ces années-là, il n’a eu qu’une seule nationalité, l’algérienne, et qu’un seul domicile, Bou Merdès, à 50 km d’Alger. Pourquoi donc l’État algérien avait-il attendu novembre 2024, pour l’arrêter ? Que venait-il de se passer de réellement nouveau autorisant le passage à l’acte ? L’obtention récente de la nationalité française ? Mais la double nationalité, rêve de millions d’Algériens, n’a-t-elle pas été obtenue depuis des décennies par de très nombreux intellectuels, artistes et politiciens, tous plus patriotes les uns que les autres ? Le Maroc ? Son annexion du Sahara occidental ? La reconnaissance par le président français de ce fait accompli ? Mais en quoi Sansal en serait-il responsable ? Et ce d’autant plus que le conflit frontalier entre l’Algérie et le Maroc est loin d’être une question nouvelle.
Rappelons en effet que le roi du Maroc Mohammed V, qui avait accueilli les troupes indépendantistes algériennes le long de ses frontières durant la guerre d’Algérie, avait convenu le 6 juillet 1961 avec le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne, Ferhat Abbas, qu’une fois l’indépendance algérienne acquise, le statut de Tindouf et Colomb-Béchar serait renégocié.
Rappelons également que loin d’assumer ses promesses, l’Algérie déclencha une guerre contre le Maroc en octobre 1963 (dite «Guerre des Sables») qui heureusement ne dura que quelques semaines grâce à l’intervention de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), et sans que le tracé de la frontière décidée par la France n’en soit modifié. Comment oublier aussi, suite à l’annexion du Sahara occidental par le Maroc, l’expulsion à partir du 18 décembre 1975, et en 48 heures, de 45 000 familles soit environ 500.000 Marocains qui habitaient pourtant en Algérie depuis plusieurs générations, et depuis bien avant son indépendance, nakba qui est restée comme une tâche dans la conscience algérienne…
Cette question des frontières, qui engage deux pays, dépasse de beaucoup l’avis de tel ou tel citoyen, de telle ou telle personnalité. Faire payer à de simples citoyens une impuissance à négocier pacifiquement un conflit frontalier qui relève de l’autorité étatique est, pour le dire crûment, assez minable. L’arrestation de Boualem Sansal est un acte lamentable qui ne sera pas de nature à rehausser l’image de l’Algérie, déjà sérieusement entamée ces dernières années par une série d’arrestations et d’emprisonnements, comme ceux, pour ne citer que quelques exemples, de Said Djabelkheir pour avoir donné son interprétation de textes religieux, ou de Yacine Mebarki, ce militant amazigh (berbère)du Hirak, ou de Slimane Bouhafs pour s’être converti au christianisme… Outrage plus récent encore, la confiscation de l’essai L’Algérie juive de Hédia Bensahli.
Cette liste, malheureusement loin d’être exhaustive, n’est là que pour souligner qu’au-delà du cas Sansal, c’est bien la liberté de conscience, la plus fondamentale des libertés, qui est visée. Pour moi qui ai vécu en Algérie jusqu’en 1993, c’est une régression gravissime. En effet, alors que nous étions encore à l’ère du parti unique, le RAIS (Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques) qui se constitua en 1983 réussit à faire sortir de prison des intellectuels, tels le cinéaste communiste Benbrahim, les avocats Yahia Abdenour et Ait Larbi Mokrane, ainsi que Ferhat Mehenni, alors chanteur politique de l’amazighité, pour leur appartenance à une ligue des droits de l’homme non-reconnue par le pouvoir de l’époque.
Ce mouvement qui mobilisa des milliers d’intellectuels sur l’ensemble du territoire algérien, et arriva à se maintenir jusqu’au début de la guerre civile, en 1993, fut le premier à dénoncer le «fascisme vert» dès l’agrément du FIS en 1989. Qu’il m’est donc bien triste aujourd’hui, à moi qui fus l’un des deux concepteurs du RAIS, de constater l’atonie actuelle, sinon de tous, du moins de la majorité des intellectuels algériens, tant des nouvelles générations que de l’ancienne, la mienne : où sont les Hadj Ali, Smain et Youcef (professeurs), Allouache (cinéaste), Silem (artiste-peintre), Wassini (écrivain), Remaoun (sociologue), Aissa Kadri (historien), Wassila Tamzali (avocate)… et tant d’autres ? Quand feront-ils entendre leur voix ?
Protester aujourd’hui contre l’arrestation de Sansal n’est pas dénigrer l’Algérie. Faire libérer cet éminent écrivain, qu’on l’aime ou non, c’est au contraire aider ce pays dans la voie d’un futur fondé sur les libertés de conscience et d’expression, qui seules mettront fin à la fuite des cerveaux et rendront possible un processus vers la démocratie, condition sine qua non de la libre entreprise et donc du développement.
Et n’oublions jamais que le FIS–GIA commença par s’attaquer aux intellectuels, leur réservant même la journée du mardi pour les supprimer. N’oublions jamais, pour ne citer que les premiers assassinés, le psychiatre Mahfoud Boucebci, le pédiatre et président du Comité contre la torture Djilali Belkhenchir, le philosophe Rabah Guenzet, le dramaturge Abdelkader Alloula, le directeur des Beaux-Arts Ahmed Asselah tué avec son fils Rabah. N’oublions jamais les dernières et aujourd’hui célèbres paroles du très talentueux écrivain Tahar Djaout, la première victime de cet infernal intellectocide, le 27 mai 1993 : «Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs !» Et, puisque le silence, c’est la mort, crions-le très fort : «Sansal n’est pas un criminel ! Lui rendre sa liberté, c’est conquérir la nôtre !»
lefigaro.fr
«La lutte contre l’islamisme qu’il considère comme le plus grand danger pour l’humanité est devenue la priorité de Boualem Sansal»
Protester contre l’arrestation de Sansal ne revient pas à dénigrer l’Algérie, soutient Jean-Pierre Lledo. C’est au contraire soutenir ce pays dans la voie d’un futur fondé sur les libertés de conscience et d’expression, qui seules mettront fin à la fuite des cerveaux, insiste l’écrivain qui a vécu près de 50 ans en Algérie.
Arrêté en vertu de l’article 87 bis du Code pénal algérien, Boualem Sansal serait donc devenu, subitement, un «terroriste» Il aurait ainsi porté atteinte, tout à la fois, à «la sécurité de l’État, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et même au fonctionnement normal des institutions». Diantre ! Comment un homme connu pour la douceur de son élocution, qui n’a jamais harangué, jamais levé le poing, comment un tel homme qui n’était ni adhérent, ni encore moins chef d’une quelconque organisation politique, aurait-il pu, avec sa seule parole, proférée ou écrite, déstabiliser un État, voire un pays, qui depuis plus de 60 ans s’est doté d’une puissante armée qui a eu raison, au terme de sept années et de 200.000 victimes, de la plus grande tentative de destruction de l’État algérien, la tentative islamiste ?
Imaginer même qu’il en fût capable, ne serait-ce pas là justement l’hérésie ? Trêve de plaisanterie. Où a-t-on vu la parole d’un homme désintégrer un État ? Sansal écrit des romans, des essais et des articles depuis 25 ans. La lutte contre l’islamisme qu’il considère comme le plus grand danger pour l’humanité est devenue sa priorité. Il n’est pas très tendre non plus avec le système politique algérien qui n’a pas su, pu ou voulu transformer sa victoire militaire contre le FIS-GIA [le Front islamique du Salut, et sa branche armée, le GIA, Groupes islamiques armés, NDLR] en la mise en place d’un processus de transition d’une société militaire vers une société civile, avec pour horizon la pleine démocratie.
Enfin, contrairement à tous ces intellectuels arabes, parmi lesquels des Algériens, qui se rendent en Israël sans le dévoiler, Sansal n’a jamais caché qu’il «aimait Israël», mais «pas par idéologie» comme il tient à le préciser dans l’une des séquences de mon dernier film Israël, le voyage interdit. En effet, invité d’honneur en 2012 au Salon international des écrivains de Jérusalem, il avait accepté de s’y rendre, ce qui d’ailleurs lui valut le refus du Conseil des ambassadeurs arabes de lui attribuer le prix qu’il venait de créer à Paris, et ce, soulignons-le, contre l’avis du jury.
De ses idées comme de ses inclinations, Sansal depuis deux décennies n’a jamais fait mystère. Et durant toutes ces années-là, il n’a eu qu’une seule nationalité, l’algérienne, et qu’un seul domicile, Bou Merdès, à 50 km d’Alger. Pourquoi donc l’État algérien avait-il attendu novembre 2024, pour l’arrêter ? Que venait-il de se passer de réellement nouveau autorisant le passage à l’acte ? L’obtention récente de la nationalité française ? Mais la double nationalité, rêve de millions d’Algériens, n’a-t-elle pas été obtenue depuis des décennies par de très nombreux intellectuels, artistes et politiciens, tous plus patriotes les uns que les autres ? Le Maroc ? Son annexion du Sahara occidental ? La reconnaissance par le président français de ce fait accompli ? Mais en quoi Sansal en serait-il responsable ? Et ce d’autant plus que le conflit frontalier entre l’Algérie et le Maroc est loin d’être une question nouvelle.
Rappelons en effet que le roi du Maroc Mohammed V, qui avait accueilli les troupes indépendantistes algériennes le long de ses frontières durant la guerre d’Algérie, avait convenu le 6 juillet 1961 avec le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne, Ferhat Abbas, qu’une fois l’indépendance algérienne acquise, le statut de Tindouf et Colomb-Béchar serait renégocié.
L’arrestation de Boualem Sansal est un acte lamentable qui ne sera pas de nature à rehausser l’image de l’Algérie, déjà sérieusement entamée ces dernières années par une série d’arrestations et d’emprisonnements.
Jean-Pierre Lledo
Jean-Pierre Lledo
Rappelons également que loin d’assumer ses promesses, l’Algérie déclencha une guerre contre le Maroc en octobre 1963 (dite «Guerre des Sables») qui heureusement ne dura que quelques semaines grâce à l’intervention de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), et sans que le tracé de la frontière décidée par la France n’en soit modifié. Comment oublier aussi, suite à l’annexion du Sahara occidental par le Maroc, l’expulsion à partir du 18 décembre 1975, et en 48 heures, de 45 000 familles soit environ 500.000 Marocains qui habitaient pourtant en Algérie depuis plusieurs générations, et depuis bien avant son indépendance, nakba qui est restée comme une tâche dans la conscience algérienne…
Cette question des frontières, qui engage deux pays, dépasse de beaucoup l’avis de tel ou tel citoyen, de telle ou telle personnalité. Faire payer à de simples citoyens une impuissance à négocier pacifiquement un conflit frontalier qui relève de l’autorité étatique est, pour le dire crûment, assez minable. L’arrestation de Boualem Sansal est un acte lamentable qui ne sera pas de nature à rehausser l’image de l’Algérie, déjà sérieusement entamée ces dernières années par une série d’arrestations et d’emprisonnements, comme ceux, pour ne citer que quelques exemples, de Said Djabelkheir pour avoir donné son interprétation de textes religieux, ou de Yacine Mebarki, ce militant amazigh (berbère)du Hirak, ou de Slimane Bouhafs pour s’être converti au christianisme… Outrage plus récent encore, la confiscation de l’essai L’Algérie juive de Hédia Bensahli.
Cette liste, malheureusement loin d’être exhaustive, n’est là que pour souligner qu’au-delà du cas Sansal, c’est bien la liberté de conscience, la plus fondamentale des libertés, qui est visée. Pour moi qui ai vécu en Algérie jusqu’en 1993, c’est une régression gravissime. En effet, alors que nous étions encore à l’ère du parti unique, le RAIS (Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques) qui se constitua en 1983 réussit à faire sortir de prison des intellectuels, tels le cinéaste communiste Benbrahim, les avocats Yahia Abdenour et Ait Larbi Mokrane, ainsi que Ferhat Mehenni, alors chanteur politique de l’amazighité, pour leur appartenance à une ligue des droits de l’homme non-reconnue par le pouvoir de l’époque.
Ce mouvement qui mobilisa des milliers d’intellectuels sur l’ensemble du territoire algérien, et arriva à se maintenir jusqu’au début de la guerre civile, en 1993, fut le premier à dénoncer le «fascisme vert» dès l’agrément du FIS en 1989. Qu’il m’est donc bien triste aujourd’hui, à moi qui fus l’un des deux concepteurs du RAIS, de constater l’atonie actuelle, sinon de tous, du moins de la majorité des intellectuels algériens, tant des nouvelles générations que de l’ancienne, la mienne : où sont les Hadj Ali, Smain et Youcef (professeurs), Allouache (cinéaste), Silem (artiste-peintre), Wassini (écrivain), Remaoun (sociologue), Aissa Kadri (historien), Wassila Tamzali (avocate)… et tant d’autres ? Quand feront-ils entendre leur voix ?
Protester aujourd’hui contre l’arrestation de Sansal n’est pas dénigrer l’Algérie. Faire libérer cet éminent écrivain, qu’on l’aime ou non, c’est au contraire aider ce pays dans la voie d’un futur fondé sur les libertés de conscience et d’expression, qui seules mettront fin à la fuite des cerveaux et rendront possible un processus vers la démocratie, condition sine qua non de la libre entreprise et donc du développement.
Et n’oublions jamais que le FIS–GIA commença par s’attaquer aux intellectuels, leur réservant même la journée du mardi pour les supprimer. N’oublions jamais, pour ne citer que les premiers assassinés, le psychiatre Mahfoud Boucebci, le pédiatre et président du Comité contre la torture Djilali Belkhenchir, le philosophe Rabah Guenzet, le dramaturge Abdelkader Alloula, le directeur des Beaux-Arts Ahmed Asselah tué avec son fils Rabah. N’oublions jamais les dernières et aujourd’hui célèbres paroles du très talentueux écrivain Tahar Djaout, la première victime de cet infernal intellectocide, le 27 mai 1993 : «Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs !» Et, puisque le silence, c’est la mort, crions-le très fort : «Sansal n’est pas un criminel ! Lui rendre sa liberté, c’est conquérir la nôtre !»
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