À la veille d’un Conseil européen à haut risque, le Premier ministre hongrois se confie au « Point » sur l’Ukraine, Poutine et la montée des nationalistes en Europe. Avec un message particulier aux Français.
Propos recueillis par Emmanuel Berretta et Charles Sapin
Son avion à peine sur le tarmac, Viktor Orban a posé sa valise dans le prestigieux palace de la place Vendôme, Le Ritz, où l'attendait Le Point pour une interview exclusive. La première en France depuis 2015. Affable, souriant mais inflexible, il veut se faire entendre à la veille d'un Conseil européen sous haute tension tandis que l'Ukraine piétine dans sa guerre et attend un signal positif de l'Union européenne.
Reçu à dîner en tête-à-tête avec Emmanuel Macron, le Premier ministre hongrois a tenté de convaincre le chef de l'État de l'opportunité d'un partenariat stratégique en lieu et place d'une ouverture des négociations d'adhésion de l'Union européenne avec Volodymyr Zelensky. À l'issue de cet échange, chacun est resté sur ses positions, selon nos informations. Renforcé par la dynamique qui, partout, souffle dans les voiles de ses alliés nationalistes, l'homme fort de Budapest confie son optimisme à six mois des élections européennes. Il révèle une future alliance politique avec Giorgia Meloni au Parlement européen.
Le Point : Tous les regards sont tournés vers vous. Le prochain Conseil européen est l'occasion d'envoyer un signal politique à l'Ukraine en adoptant une aide financière significative et en ouvrant les négociations d'adhésion d'ici au mois de mars. Quelles sont les raisons de votre veto ?
Viktor Orban : Légalement, il ne s'agit pas exactement d'un veto. Disons que je ne contribue pas à prendre ce qui me semble être une mauvaise décision. La conception que je me fais de l'Europe veut que, si tout le monde n'est pas d'accord, il n'y a pas de décision. L'Ukraine est en difficulté, elle subit l'invasion russe, et nous avons décidé de la soutenir. Il est donc légitime que l'ensemble du Conseil européen envoie de bons signaux à l'Ukraine. J'y suis favorable. Cependant, il existe d'autres types de signaux à envoyer que l'ouverture de négociations pour l'adhésion à l'Union européenne. Nous ne devrions pas faire cela.
Pourquoi ?
Pour deux raisons. Premièrement, parce qu'ils ne sont pas prêts à négocier. Deuxièmement, parce que nous, Européens, ne sommes pas prêts à les accepter comme membres à part entière. La Hongrie est un pays voisin de l'Ukraine. Quoi que pensent les gens à Paris, à Bruxelles et à La Haye, nous savons exactement ce qui se passe en Ukraine. Le rapport de la Commission européenne attestant que, sur sept conditions préalables, quatre seraient déjà remplies est tout simplement faux. L'Ukraine est connue pour être l'un des pays les plus corrompus du monde. C'est une plaisanterie ! Nous ne pouvons pas prendre la décision d'entamer un processus de négociation d'adhésion.
Et la seconde raison ?
La seconde raison nous touche plus particulièrement. Je ne sais pas si les Français sont conscients de ce que signifierait économiquement cette adhésion pour la France. Chaque année, il vous faudra verser au budget commun de l'Union plus de 3,5 milliards d'euros supplémentaires. Est-ce accepté ici ? Le public en discute-t-il ? Abordons la question sous un angle différent. L'Ukraine est un grand pays, avec une agriculture importante. Si vous laissez cette agriculture entrer dans le système agricole européen, elle le détruira le lendemain. Sans transformer notre système de subventions agricoles, nous ne pouvons pas les laisser entrer. Les conséquences seront terribles.
Viktor Orban, lors d'une interview au Ritz, à Paris, le 7 décembre © VIVIEN CHER BENKO
Le travail de préparation pour que l'Ukraine puisse devenir membre de l'Union européenne d'une manière bien structurée, apportant davantage que cela ne nous coûterait, n'a pas été fait. Il est donc préférable de ne pas commencer à négocier. Ne répétons pas les mêmes erreurs que nous avons commises avec la Turquie. Ce que je propose est de conclure un traité de partenariat stratégique avec les Ukrainiens, comprenant un accord sur divers sujets tels que l'agriculture, les douanes ou la sécurité. Je suis pour élever notre niveau de coopération, mais cela ne signifie pas l'adhésion. Lorsque nous parviendrons à vivre ensemble, à rapprocher l'Ukraine de l'Europe, dans plusieurs années, nous verrons alors. J'aimerais convaincre votre président sur ce point.
Vous ne parlez pas de la question de la minorité hongroise en Ukraine ?
Les droits de l'homme et les droits des minorités ne peuvent pas faire l'objet de négociations. Elles ne peuvent pas être considérées comme une condition préalable à l'adhésion. Les Ukrainiens doivent les respecter. Non pas parce qu'ils aimeraient adhérer à l'Union européenne, mais parce que cela est nécessaire, ne serait-ce que pour entretenir des contacts avec l'Europe. S'ils ne le font pas, tôt ou tard, nous devrons ralentir nos relations. Les droits de l'homme, l'État de droit, les droits des minorités sont des principes de base, comme l'a très bien dit votre président il y a quelques années ; il s'agit d'une question existentielle.
Resterez-vous totalement inflexible sur cette question de l'adhésion de l'Ukraine ? Et cela, même si la Commission décidait de vous verser 10 milliards d'euros de fonds européens qu'elle a aujourd'hui gelés ?
Je ne suis pas naïf. Ma conception de la politique est une combinaison d'idées, de principes et de pragmatisme. Bien sûr, la Hongrie est toujours prête à faire de bons accords, mais nous devons classer correctement les problèmes. Lorsqu'un dilemme se pose, j'ai l'habitude de le ranger selon trois catégories : historique, stratégique et tactique. La question ukrainienne est une question historique, une question d'ampleur. La question financière est une question tactique. Mon expérience de plus de quarante ans en politique m'a appris qu'il ne faut jamais établir de lien entre des questions techniques telles que l'argent et des défis historiques. Sinon, on risque un chaos total. C'est pourquoi je ne souhaite pas conclure d'accord sur la question ukrainienne, mais reste tout à fait prêt à le faire sur d'autres sujets.
Comment expliquez-vous que, d’un côté, la Russie fasse l’objet de sanctions quand, de l’autre, les Américains doublent leurs achats de combustibles nucléaires ?
Emmanuel Macron a-t-il une chance de vous faire changer d'avis ?
Mon idée est d'essayer de le convaincre d'entendre mes arguments. Je suis très intéressé par son opinion sur les raisons qui poussent la France à agir de la sorte. Pourquoi est-il bon pour les Français de commencer à négocier maintenant ? J'aimerais lui présenter mes propres idées sur ce qu'il conviendrait de faire au lieu de commencer à négocier. Il est évident que je ne peux pas abandonner ma position. En Hongrie, plus des deux tiers de l'opinion publique hongroise sont opposés à l'ouverture de toute négociation. Le Parlement est totalement contre. Les Hongrois n'aimeraient pas que cela se produise. Il appartient aux droits souverains de tous les États membres d'avoir leur propre opinion.
Vous avez toujours soutenu que les sanctions contre la Russie étaient « stupides ». Vous avez pourtant voté en faveur de tous les paquets de sanctions. Comment expliquez-vous cette contradiction ?
Je n'ai soutenu aucune sanction. À vrai dire, il est difficile de trouver dans l'histoire de l'Europe ne serait-ce qu'un exemple où des sanctions ont permis d'atteindre véritablement le résultat escompté. Il est très rare qu'elles soient utiles. Les sanctions sont, par nature, de mauvaises politiques. Dans le cas présent, nous faisons face à deux problèmes. Le premier est que tant l'élaboration que l'exécution des sanctions sont médiocres, au point de faire parfois plus de mal aux membres de l'Union européenne qu'à la Russie. Deuxièmement, nous sommes trompés. Comment expliquez-vous que, d'un côté, la Russie fasse l'objet de sanctions quand, de l'autre, les Américains doublent leurs achats de combustibles nucléaires ? Lorsque nous parlons de sanctions, d'autres, en particulier les États-Unis, les évitent et parviennent à faire de bonnes affaires. Si nous voulons faire quelque chose, nous devons le faire sérieusement. Maintenant, je ne peux pas « mettre mon veto », comme vous le dites, à chaque fois. Je dois trouver un juste équilibre. J'empêche uniquement les décisions, les sanctions, qui contreviennent aux intérêts fondamentaux de la Hongrie. Comme celles sur l'énergie. Là, il en est hors de question.
De nombreux États membres vous critiquent pour votre proximité avec Vladimir Poutine. Vous lui avez serré la main en Chine. Vous sentez-vous plus proche de ses valeurs que de celles de l'Union européenne ?
La Russie appartient à une autre forme de civilisation. Il n'y a pas de comparaison possible avec l'Union européenne ou le continent européen qui a pour valeur cardinale la liberté. La liberté est la raison ultime pour laquelle chacun de nous, en Europe, fait de la politique. Il s'agit d'offrir la plus grande liberté possible aux citoyens. Tel n'est pas le cas en Russie, où le principal enjeu n'est pas la liberté mais de parvenir à maintenir l'unité d'un immense territoire qu'il est presque impossible de maintenir d'un bloc. Il est illusoire de s'attendre à ce que la Russie ressemble à l'Europe. C'est impossible. Historiquement, politiquement, géographiquement, traditionnellement, c'est un pays différent. La question qui importe est de savoir si nos différences sont une raison de ne pas coopérer. Ma réponse est non. Ne serait-ce parce que la majorité du monde est différente de l'Europe.
En suivant cette logique, nous devrions, sinon, rejeter la coopération avec les deux tiers du globe. Ce n'est pas raisonnable. Je suis favorable à des discussions rationnelles sur la façon dont nous pourrions avoir des relations avec la Russie. Parce qu'elle est là, et qu'elle est forte. Nous avons, bien sûr, des désaccords entre États membres de l'Union européenne sur ce sujet. Certains dirigeants affirment que ce que l'Union européenne fait actuellement est rationnel et qu'il en résultera quelque chose de positif. D'autres pensent, au contraire, qu'il en résultera surtout un effondrement militaire, financier et politique de l'Ukraine. C'est ma position. Nous devrions avoir un plan B et lancer une nouvelle stratégie.
Lorsque vous regardez les différents conflits contemporains dans le monde, comme l'Arménie, Israël, l'Ukraine, ils donnent tous l'impression d'être un seul et même conflit. C'est l'Occident contre le reste du monde. De quel côté êtes-vous ?
Je suis né dans un pays communiste. J'ai passé vingt-six ans de ma vie dans un monde politique et économique organisé selon une logique de blocs : l'Occident d'un côté, l'Union soviétique de l'autre. C'était terrible. Je ne voudrais pas que le monde revienne à cette situation où, au lieu de rechercher des interconnexions et de la coopération à travers le monde, nous considérons que le reste du monde est contre nous. La fracturation n'est pas une bonne politique. C'est en réalité une maladie américaine.
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