Conflit Israël-Hamas : pourquoi l’Égypte refuse d’accueillir les réfugiés de Gaza
Par Amaury Coutansais-Pervinquière
Mis à jour hier à 08:31
DÉCRYPTAGE - Les habitants de la bande de Gaza doivent «rester sur leur terre», a martelé, jeudi dernier, le président égyptien, Abdel Fatah Al-Sissi.
L’armée israélienne, Tsahal, a lancé son opération «sabre de fer», qui doit détruire le Hamas, auteur d’un millier de meurtres aux abords de la bande de Gaza, dix jours après son offensive en Israël. Ses blindés, massés à la frontière, s’apprêtent à y pénétrer et à mener une opération au sol. Afin d’éviter des pertes civiles, et distinguer Gazaouis et combattants du Hamas, Tsahal a demandé aux civils d’évacuer le nord de la bande de Gaza vers le sud, contigu de l’Égypte. «Les personnes restantes dans cette partie nord seront considérées comme terroristes, et plus faciles à éliminer» par Tsahal, analyse Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l'Université Lyon
Un million de personnes a été déplacé en une semaine, a fait savoir l'Organisation des Nations unies (ONU). Certains, cependant, seraient retenus de force par le Hamas, qui veut s’en servir comme boucliers humains. Par ailleurs, l’aide humanitaire est bloquée en Égypte, qui veut l’acheminer à l’intérieur de la bande de Gaza, mais refuse d’accueillir des réfugiés sur son sol. Les habitants de la bande de Gaza doivent «rester sur leur terre», a martelé, jeudi dernier, le président égyptien, Abdel Fatah Al-Sissi, candidat à sa réélection mi-décembre 2023. Pourtant, une partie des réfugiés s’est installée à Rafah, l'un des sept points de sortie de Gaza, et le seul qui a accès à l'Égypte.
«Repousser les habitants de Gaza est le scénario préféré d’Israël», décrypte Fabrice Balanche. Ces derniers, déjà invités à descendre vers le sud, seraient ainsi progressivement incités à fuir vers l’Égypte. «Israël pense qu’on ne peut pas séparer le Hamas de la société gazaouie, car il contrôle l’éducation et a ’hamasisé’ la population», ajoute l’expert. Ainsi, la population serait envoyée, de force, en Égypte et débarrasserait l’État hébreu d’un ennemi à ses frontières. Une solution que refuse, donc, catégoriquement Le Caire. «L’Égypte a déjà été dans cette situation au cours des dernières opérations israélienne et ne veut pas la renouveler», confirme Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
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La peur d’un nouveau «Septembre noir»
L’Égypte oppose plusieurs raisons à l’accueil des 2,2 millions de Gazaouis. Sécuritaire d’abord. Le président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi a pris le pouvoir en déposant Mohamed Morsi, élu d’un parti islamiste issu des Frères musulmans. «Le président Al-Sissi est en guerre contre les Frères musulmans, dont le Hamas est une émanation», note Emmanuel Dupuy. La présidence redoute l’importation de combattants du Hamas, qui grossirait les rangs des islamistes, contre lesquels elle est en guerre.
Le maréchal Al-Sissi craint également le spectre d’un nouveau «Septembre noir». En septembre 1970, des terroristes palestiniens, réfugiés en Jordanie depuis 1948, la création d’Israël, ou 1967, la victoire israélienne dans la guerre des six jours, ont tenté de tuer le roi Hussein de Jordanie. Quelques jours plus tard, trois avions ont été détournés. Depuis plusieurs années, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) créait un véritable État dans l’État, jusqu’à franchir l’étape de trop : cette tentative de coup d’État. L’armée jordanienne a réagi avec vigueur et pilonné les camps de réfugiés, jusqu’à l’expulsion de l’OLP vers le Liban.
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L’implantation massive de réfugiés palestiniens, conjuguée à des opérations armées, a été l’un des facteurs déclencheurs de la guerre civile du Liban. «C'est un scénario très redouté», confirme Fabrice Balanche. Abdallah II de Jordanie, fils d’Hussein, a mis en garde vendredi contre «toute tentative de déplacer les Palestiniens de toutes les terres palestiniennes ou de provoquer leur déplacement». Il a ajouté que «la crise ne devrait pas se propager aux pays voisins et aggraver la question des réfugiés».
Enfin, la région du Sinaï, contiguë à Israël, où pourraient être accueillis dans un premier temps ces réfugiés, est en proie à une insurrection islamiste. Des combattants du Hamas, infiltrés dans les colonnes de réfugiés, pourraient grossir les rangs d'«Ansaïr Baït al-Maqdis», renommé «Province du Sinaï» après son allégeance à l'État islamique en 2014. Son ancien nom signifiait partisan de Jérusalem. «Ils veulent obtenir la libération de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem, et militent pour la ’palestinisation’ de Jérusalem», rappelle Emmanuel Dupuy.
Le prix d’une réputation
Le Caire peut aussi opposer le coût qu’engendrerait l’accueil des 2,2 millions de Gazaouis. «L'Égypte est un pays surpeuplé à l'économie fragile et, de fait, ne souhaite pas voir une nouvelle masse de pauvres entrer sur son territoire», relève Lorenzo Navone, auteur d'une thèse sur la frontière égypto-gazaouie. «L’Égypte fait actuellement barrage à cet accueil pour faire monter les enchères, et demander l’aide la plus importante possible», estime pour sa part Fabrice Balanche.
Une augmentation de l’aide militaire américaine, des subsides occidentaux et des fonds des agences de l’ONU pourrait aussi l’inciter à lever ses réserves à cet accueil. «L'Égyptegrâce à des accords reçoit un aide militaire considérable de la part des États-Unis. En d’autres mots : des fournitures militaires en échange de la paix. L'Égypte ne veut pas renoncer à cette aide, qui est fondamentale pour les militaires au pouvoir», explique Lorenzo Navone. De plus, «l’Égypte reçoit annuellement 25 milliards de dollars de l’Arabie saoudite», souligne Fabrice Balanche. Un levier de pression que pourraient activer les Américains, alliés de l’Arabie saoudite, pour infléchir le président Al-Sissi.
Cependant, un tel accueil aurait un autre coût : celui de la réputation égyptienne dans le monde arabo-musulman. «L’Égypte serait accusée d'avoir trahi la cause palestinienne», juge Fabrice Balanche. «D’un point de vue rhétorique, l'Égypte s'oppose à l'expulsion des Palestiniens de Gaza et les soutient dans leur lutte pour obtenir un État souverain», rappelle Lorenzo Navone. Une position qui est aussi celle de la Ligue arabe, sise au Caire. Accueillir ces réfugiés, dont la probabilité de retour à Gaza serait faible, entérinerait de facto l’expulsion des Palestiniens de la bande de Gaza. Ce qui ne manquerait pas d’être condamné par les voisins arabes.
Au-delà d’une réprobation diplomatique, le maréchal Al-Sissi s’exposerait également, en cas d’accueil des Gazaouis, à une contestation de la rue égyptienne. «La rue demeure propalestinienne, même si les dirigeants égyptiens assument les accords de Camp David, qui ont acté la normalisation des relations avec Israël», note Fabrice Balanche. L’opération «sabre de fer», qui doit détruire le Hamas, pourrait donc aussi fragiliser l’un des principaux alliés d’Israël dans la région, l’Égypte.
Fabrice Balanche est également chercheur associé au Washington Institute (think-tank). Spécialiste du Proche-Orient, il est l'auteur de Atlas of the Near East (2017) et de Sectarianism in Syria's Civil War (2018).
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