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Maâti Monjib : "Hassan II a monnayé le départ de chaque juif marocain en Israël"

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  • Maâti Monjib : "Hassan II a monnayé le départ de chaque juif marocain en Israël"


    La guerre Israël-Hamas embarrasse les quelques pays arabes signataires des accords d'Abraham avec l'État hébreu. Le Maroc a longtemps jonglé avec une opinion publique acquise à la cause palestinienne et ses liens parfois secrets avec l'État hébreu. L'historien Maâti Monjib revient sur ces relations entreprises par la royauté, imprégnées d'histoire, d'opportunisme et de géostratégie.


    Le Maroc, au même titre que les Émirats arabes unis par exemple, a rouvert ses canaux diplomatiques officiels avec Israël. Si les pays du Golfe ont longtemps adopté une ligne dure de façade envers Tel Aviv, le Maroc, lui, se présente comme le pays arabe le moins hostile envers l'État hébreu. Pour propager cette vision, la royauté chérifienne a diffusé dans l'imaginaire collectif des éléments de langage mêlant progressisme et bienveillance historique envers le peuple juif.

    Le mythe du roi Mohammed V (1909-1961) comme protecteur des juifs marocains pendant la Seconde Guerre mondiale est un exemple flagrant. Si le monarque alaouite exprimait son opposition à la répression des juifs par le régime antisémite de Vichy, il ne le faisait qu'en privé et recevait des notables juifs en cachette pour écouter leurs doléances. Mais jamais le souverain ne s'est opposé à la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » du 4 octobre 1940 qui autorise notamment les préfets à les interner dans des camps spéciaux.


    Mohamed V a même émis des « dahirs », des décrets royaux leur interdisant notamment l’accès à la fonction publique mais aussi à des professions liées au journalisme, au théâtre, à la finance, à la médecine ou à la profession d'avocat. Mais cette contre-vérité d'un pays historiquement tolérant envers la communauté juive a largement été reprise médiatiquement, notamment par la romancière Leïla Slimani, l’ancien ministre de la Culture de François Mitterrand, Jack Lang, ou encore le médiatique philosophe Bernard-Henri Lévy, dans une chronique sobrement intitulée « Vive le roi », publiée dans Le Point en 2016. La réalité historique est plus complexe : le Maroc a toujours entretenu un lien ambigu avec sa propre communauté juive et par la suite, avec l'État d'Israël.

    ***

    Marianne : De quand datent les premières relations de la royauté avec Israël et pourquoi ce lien si particulier avec l'État hébreu alors que tous les pays du Maghreb étaient farouchement opposés au projet sioniste ?

    Maâti Monjib : Les relations entre Israël et le Maroc ont existé dès les dernières années du Protectorat français au Maroc, pour des raisons majoritairement pratiques et foncières. De nombreux musulmans marocains et juifs ont habité à Jérusalem pendant plusieurs générations, achetant parfois des biens fonciers religieux appelés awkaf qui correspondaient à des propriétés parfois dédiées aux pèlerins. Avant le protectorat français, le Maroc intervenait également auprès des autorités ottomanes quand il y avait un problème avec la gestion de ces awkaf. Après 1912, ce sera le consul français de Jérusalem qui s’en chargera, s’adressant aux Britanniques qui avaient un mandat sur la Palestine. Avant la création d’Israël déjà, des juives marocaines ayant épousé des Marocains musulmans étaient parties faire leur aliyah [émigration en Israël] vers la Terre sainte. Des marocains parfois musulmans avaient également émigré, suivant de grandes familles juives notables du Maroc. Le pays a continué de défendre l’intérêt de ses concitoyens après l’avènement de l’État hébreu.

    Comment se concrétisaient ces relations après la création d'Israël ?

    Au début des années soixante, à la montée sur le trône du roi Hassan II [en 1961], les liens avec Israël étaient irréguliers, d’intérêt immédiat mais somme toute très limités. La royauté entretenait cependant un rapport de confiance, parfois même convivial, avec l’État hébreu. Pendant longtemps, ces liens sont toutefois restés secrets. Il y avait un risque pour la légitimité nationale fragile du début de règne de Hassan II. Après avoir acquis une aura grâce à la Marche verte [vers le Sahara-occidental, alors espagnol, en 1975], il a fait en secret la rencontre de Yitzhak Rabin et Moshe Dayan en 1977. Une dizaine d'années plus tard, il fera la rencontre publique de Shimon Peres qui provoquera la colère de Mouammar Kadhafi et la rupture des liens diplomatiques avec la Syrie.



    De fait, les liens avec Israël étaient, aux yeux de Hassan II, une simple prolongation des relations entre l'État marocain et la communauté juive marocaine, maghrébine et euroméditerranéenne. La communauté juive au Maroc possède une longue histoire. Depuis le XIIIe siècle, les sultans du pays ont été les protecteurs des juifs marocains et ceux venant des pays avoisinants. Au XIVe siècle, l’entente entre l'État central, les élites urbaines et la minorité israélite avait atteint une sorte d’apogée. Un juif occupera même, pendant une courte période, l'équivalent du poste de Premier ministre sous la dynastie mérinide (1269-1465). Il faisait partie des « Tujjar as-Sultan », une élite juive d'agents économiques et financiers attitrés du sultan. Signe de ce lien fort entre le sultanat et les juifs, la porte du port d'Essaouira, construit à la fin du XVIIIe siècle par le grand sultan Mohammed III (1757-1790) pour capter le commerce atlantique prospère, affichait, côte à côte, des trois symboles des religions monothéistes.

    On dit que le roi Hassan II entretenait un rapport sentimental au judaïsme dans son ensemble. D'où cela vient-il ?

    On le sait peu mais dans son enfance, Hassan II avait été élevé par une nourrice de confession juive qu’il appelait sa « mère de cœur ». Elle l’a élevé et je pense que c’est une explication de son attachement sentimental et sincère aux juifs. C’est en tout cas l’explication qu’il avait donnée en fin de vie à Martin Indyk, ancien ambassadeur américain en Israël. Mais au-delà de cette belle histoire, le roi s'est beaucoup enrichi sur leurs dos. Beaucoup de juifs marocains voulaient émigrer. Mais les partis nationalistes marocains qui formaient à l’époque l’essentiel de la société politique marocaine comme l’Istiqlal ou l’Union nationale des forces populaires (UNFP) étaient contre ces départs pour plusieurs raisons. D’abord parce que ces jeunes juifs renforceraient l’armée israélienne en état de guerre contre des pays arabes alliés. Puis parce qu’après l’indépendance, la fuite de cerveaux et de bras affaiblirait inévitablement l’économie nationale.

    Malgré cette volonté nationale d’empêcher cette émigration, Hassan II a choisi de favoriser cette fuite de masse dans les années 1960-1970. [À la fin des années 1940, le nombre de juifs marocains approchait les 250 000. Vingt ans plus tard, le nombre était passé à 55 000. Puis en 1972, ils n’étaient plus que 30 000. Le dernier recensement de 2022 faisait état d’à peine 3 000 personnes]. Il ne l’a pas fait par pure bonté. Le roi a monnayé leur départ auprès de l’État hébreu, réclamant 250 dollars par tête. Cela paraît inimaginable mais c’est une réalité plutôt bien documentée dans des ouvrages comme celui d’Agnès Bensimon, Hassan II et les Juifs. Histoire d'une émigration secrète (Seuil, 1991).



    Malgré ses liens avec Israël, Hassan II a pu toutefois maintenir sur le fil du rasoir un équilibre relationnel avec Palestiniens et Israéliens. Le régime de Hassan II a cependant été très dur contre les organisations combattantes de la gauche palestinienne. Ainsi, Mohamed Mossadek Benkhadra a « disparu » au Maroc en 1985, au célèbre centre secret de la DST (Direction générale de la surveillance du territoire) à Témara, pendant huit ans. Il était menotté jour et nuit et a beaucoup souffert. Quand il en est sorti en 1993, il avait l’allure d’un vieillard, alors qu’il avait moins de quarante ans. Il était accusé par les services israéliens, sans avoir jamais été présenté à un juge, d’avoir participé au détournement violent d’un bateau transportant des touristes israéliens en Méditerranée. De fait, Hassan II et le général Oufkir, son homme de main, ont établi des relations étroites de collaboration sécuritaire entre les deux pays. À l’époque, il poursuivait les militants de la gauche marocaine comme Mehdi Ben Barka. Il a été localisé et donné aux Marocains par le Mossad [les services secrets israéliens]. Levi Eshkol, Premier ministre d’Israël entre 1963 et 1969, a reconnu la participation d’Israël dans l’approche du leader internationaliste, enlevé et tué à Paris en 1965.

    Quels furent les bénéfices pour le régime de maintenir une amitié tacite avec Israël ?

    Durant les années 1970 et 1980, Israël a conseillé militairement le Maroc dans son conflit armé au Sahara contre le Front Polisario [mouvement indépendantiste]. Le régime marocain a aussi mis à contribution, d’une façon très fructueuse et avec l’aide de Tel Aviv et des juifs israélo-marocains, les communautés juives dans les pays occidentaux et notamment les États-Unis, pour défendre l’image du pays et ses « causes nationales ». Le régime de Hassan II a beaucoup utilisé cet attachement sincère des Marocains juifs à leur pays d’origine.


    Cela a été le cas pour Meir Ben-Shabbat, président du Conseil national de sécurité d’Israël. Pour justifier aux yeux des Marocains la signature des accords d’Abraham en 2020, les deux partis l'ont choisi comme personnalité politique israélienne d’origine marocaine pour être le représentant de l'État hébreu dans ces négociations. Le jour de la signature des accords entre les pays arabes signataires, il s’est d'ailleurs comporté par ses mots, en présence du roi Mohammed VI, comme un véritable sujet du souverain en déclarant en darija, le dialecte marocain, « Allah Ybarek Faâmar Sidi », « Longue vie à mon souverain », signe de loyauté indéfectible, voire de prosternation.

    Ces relations se sont-elles accélérées sous Mohammed VI et sont-elles exclusivement liées à la cybersécurité et à la reconnaissance du Sahara-occidental ?

    Je ne vois pas un grand changement dans la politique marocaine à l’égard d’Israël sous Mohammed VI (au pouvoir depuis 1999). Hassan II aurait aussi signé les accords d’Abraham. Disons que ce sont les outils d’espionnage cybernétique qui ont progressé. Le régime répressif marocain a profité de l’amitié d’Israël et de la générosité de ses partenaires du Golfe pour figurer parmi les premiers clients de la société NSO fondée et dirigée par des officiers de la sécurité israélienne. Rabat s’est ainsi procuré Pegasus qui est un outil de guerre, il faut le rappeler, pour l’utiliser contre des intellectuels et des journalistes tout à fait pacifiques. NSO a été autorisé par le gouvernement israélien pour le fournir au Maroc. Je peux témoigner du mal que ce logiciel lugubre fait, puisque j’ai été le premier citoyen d’Afrique du Nord à être espionné par ce malware [logiciel malveillant] pendant deux ans.

    Que Joe Biden revienne sur la possibilité d'une autodétermination des Sahraouis n'a-t-il pas signifié l'échec patent de Mohammed VI quant à la signature des accords d'Abraham ?

    Le Maroc a signé les accords d’Abraham, primo pour avoir le soutien diplomatique de Washington. Et ensuite, pour jouir pleinement des moyens sécuritaires israéliens et notamment en matière de renseignement. Le Maroc a déjà perdu partiellement sur les deux tableaux. Joe Biden semble revenir sur les engagements de Donald Trump. Et Israël n’a même pas pu voir venir le raid, certes hardi mais assez artisanal du Hamas, contre le sud du pays. Israël était pourtant perçu par l’élite de Rabat, et cela jusqu'à la matinée de ce 7 octobre, comme le pays disposant de l’appareil sécuritaire le plus fiable et efficace de la planète.

    Par Quentin Müller
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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