L’est de l’Ukraine, mais surtout le sud ! Au-delà du seul Donbass, il serait logique que l’objectif des forces russes soit la conquête de l’ensemble du littoral ukrainien de la mer Noire. À la clé : des intérêts économiques vitaux, justifie l’hebdomadaire russe “Expert”, dont l’analyse traduit bien le point de vue de Moscou.

La performance économique et militaire des États a toujours été, à travers les âges, conditionnée par le contrôle des voies de transport maritimes. A contrario, perdre ce contrôle les a conduits à la faillite. Examinons donc l’opération militaire spéciale russe en Ukraine sous l’angle de nos intérêts stratégiques dans l’espace de la mer Noire.
De plus en plus, même les analystes occidentaux notent que la mer Noire est le principal théâtre du conflit, et que son contrôle sera crucial pour les deux parties. Pour les plus radicaux des faucons occidentaux, la prise de la péninsule de Crimée par les Ukrainiens constituerait le marqueur clé de la victoire de l’Occident sur la Russie.
La mer Noire a joué pendant des siècles un rôle primordial pour la Russie. Porte commerciale vers le sud et l’Orient, c’est la tête de pont de notre influence sur la région méditerranéenne, qui nous ouvre à son tour les portes vers les océans. C’est enfin le principal avant-poste de défense des territoires prospères et hospitaliers du sud de la Russie.
Le bassin Azov-mer Noire représente 30 % du chiffre d’affaires actuel des ports maritimes russes, avec 191 millions de tonnes de fret sur la période de janvier à septembre 2022. D’après les chiffres du Service fédéral russe des douanes, malgré les sanctions occidentales, l’activité du fret pour l’année écoulée aura à peine baissé par rapport à 2021. Deux gazoducs stratégiques traversent par ailleurs la mer Noire, le Turkish Stream et le Blue Stream, qui relient la Russie à la Turquie et, à travers elle, à de nombreux autres pays.
La mer Noire est le chemin le plus court depuis la Russie vers la Méditerranée, et de là vers le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Europe du Sud et du Sud-Est, l’Asie et l’Amérique latine. Bref, c’est la voie vers toutes les régions clés du monde, et leur importance n’a fait que croître dans le contexte des sanctions occidentales.
Un long périple vers le sud

Carte des pays bordant la mer Noire. COURRIER INTERNATIONAL
De plus, les détroits des mers Noire et d’Azov constituent un accès aux eaux fluviales de la Russie et à la mer Caspienne, dont les compagnies maritimes opèrent à travers toute la Méditerranée. Le canal Volga-Don, qui relie la Volga et le Don, joue un rôle primordial dans le transit fluvial russe et fait partie du corridor de transport international Nord-Sud [qui relie Saint-Pétersbourg à Bombay]. À terme, cette route maritime permettra aux États de la Caspienne d’accéder à la mer Noire, à la Méditerranée et aux océans, faisant d’eux des acteurs importants du commerce mondial.
L’histoire du long périple de la Russie vers le sud, vers la mer Noire et vers les régions adjacentes – le Caucase et les Balkans – en dit long. De même que les difficultés auxquelles le pays a dû faire face lorsqu’il a cédé sa position dans la région. Après la disparition de la Rous de Kiev [en 1240], Moscou, qui avait patiemment agrégé les régions voisines, a dû s’accommoder pendant des siècles de sa situation d’État continental, terrestre. Pour se frayer un chemin vers les eaux libres de glace de la Baltique et de la mer Noire, il a fallu attendre plusieurs siècles et verser beaucoup de sang.
Ce n’est que sous Pierre le Grand [1682-1725] que l’Empire russe a accédé à la mer Baltique et a progressé dans le Caucase, où il a affronté pour la première fois la Perse et la Turquie. Ainsi, après une série de guerres avec l’Empire ottoman, la Russie a réussi à prendre pied dans la région de la mer Noire, en s’emparant de la péninsule de Crimée mais aussi des côtes est et nord-ouest de la mer Noire. Ces conquêtes lui ont permis de créer pour la première fois une puissante flotte navale. C’est à ce moment-là que le statut géopolitique de l’empire a changé. Le gouvernement soviétique est resté à cet égard fidèle aux axiomes géopolitiques de l’empire. Après avoir regagné ce qui avait été temporairement perdu pendant les bouleversements révolutionnaires [1917-1922], le pouvoir soviétique a continué de consolider et d’étendre son influence dans la région de la mer Noire et en Méditerranée. Puis l’effondrement de l’URSS a entraîné des changements structurels qui ont constitué un véritable casse-tête pour la Russie postsoviétique.
Pour commencer, après 1991, Moscou n’a conservé qu’une petite partie de la côte de la mer Noire avec le port de Novorossiisk, qui jouait un rôle secondaire pendant l’ère soviétique. Il a fallu beaucoup de temps et d’investissements pour en faire une plateforme d’exportation moderne. Par ailleurs, la flotte de la mer Noire a été divisée entre Moscou et Kiev. Et en échange de son ancienne infrastructure militaire, la Russie n’a obtenu qu’une base navale à Sébastopol, louée à l’Ukraine pour vingt ans.
Après l’effondrement de l’URSS, la Russie a vu rapidement ses positions se restreindre sur ses frontières méridionales, ce dont la Turquie et le bloc de l’Otan n’ont pu que profiter. “La pénétration de plus en plus importante du bloc de l’Otan, plus précisément des États-Unis et du Royaume-Uni, en mer Noire n’était pas seulement motivée par la dissuasion. Ils voulaient également prendre le contrôle de la route la plus courte vers l’Asie centrale, région également très riche en ressources naturelles et qui constitue un levier de pression supplémentaire sur Moscou et sur Pékin”, explique Prokhor Tebine, politologue et expert militaire indépendant.
Rapports de force
Au début des années 2000, les rapports de force dans la région avaient déjà sensiblement évolué. Dans les anciennes républiques soviétiques de Géorgie et d’Ukraine, des gouvernements pro-occidentaux sont arrivés au pouvoir à la suite de la “révolution des roses” (2003-2004) et de la “révolution orange” (2004-2005). La Bulgarie et la Roumanie sont devenues membres de l’Otan en 2004. Ainsi, au milieu des années 2000, trois des six États de la mer Noire – Roumanie, Bulgarie, Turquie – étaient membres de l’Otan, tandis que les deux autres – Ukraine et Géorgie – commençaient à collaborer étroitement avec l’Alliance atlantique. On comprend pourquoi le sommet de l’Otan à Bucarest en 2008 a été la “goutte d’eau” pour la Russie : si la promesse d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance faite alors avait été tenue, Moscou aurait vu la mer Noire se transformer en un lac de l’Otan, sans compter les autres menaces venant de l’ouest.
À peine cinq mois après le sommet de Bucarest, une guerre de cinq jours a éclaté entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud, à la suite de quoi Moscou [qui a envoyé ses troupes pour soutenir l’Ossétie du Sud] a réussi à bloquer la possibilité d’une intégration rapide de la Géorgie à l’Otan. Six ans plus tard, en 2014, le Maïdan ukrainien a conduit à la décision de Moscou d’annexer la péninsule de Crimée. Cette décision s’explique, entre autres, par le fait que la situation en Ukraine menaçait de bloquer les principales routes commerciales du pays et, à long terme, de rendre vulnérable tout le sud de la Russie.
Mais la reconquête du joyau de la mer Noire s’accompagnait inévitablement pour Moscou d’une intensification de la menace au niveau régional à la fois directement de la part de l’Ukraine mais aussi de l’Otan, qui n’avait apparemment pas prévu le retour de la Russie dans le jeu de la mer Noire.
L’événement charnière qui a mis à nu la nouvelle stratégie de l’Otan en mer Noire a été le déploiement du premier segment du système de défense antimissile Aegis Ashore en Roumanie. Mais le sommet de l’Otan de juillet 2016, à Varsovie, a été plus déterminant encore, avec la promesse d’une présence militaire alliée accrue dans la région – dans les airs, sur terre et en mer. Et l’annonce d’un renforcement des formations et des exercices conjoints. Depuis ce sommet, le nombre de navires de guerre et d’avions dans la région de la mer Noire n’a fait qu’augmenter.
La Russie a également commencé à renforcer les défenses de la Crimée et à moderniser la flotte de la mer Noire. Depuis 2014, des systèmes de missiles antiaériens (S-300 et S-400) et des systèmes de missiles côtiers (Bastion-P) ont été déployés sur la péninsule, tandis que les forces terrestres et les unités de l’aéronavale ont été considérablement renforcées. En outre, la flotte de la mer Noire a été dotée de six sous-marins, trois frégates et de petits navires lance-missiles. Cela a considérablement amélioré la protection du flanc sud de la Russie ainsi que la sécurité de l’exploitation des ressources marines dans sa zone économique exclusive.
Les velléités de l’Otan de renforcer sa présence en mer Noire, bien que renforcées au fil des ans, ont été freinées par les réserves politiques de la Turquie. “Ankara ne permet pas à ses alliés de l’Otan d’assurer une présence maritime complète en mer Noire, sinon la situation serait certainement beaucoup plus difficile pour la Russie”, déclare Ilia Kramnik, chercheur à l’Institut de recherche sur l’économie mondiale de l’Académie des sciences de Russie.
Commentaire