Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Guerre en Ukraine : des familles d’oligarques russes échappent aux sanctions en France

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Guerre en Ukraine : des familles d’oligarques russes échappent aux sanctions en France

    C’est une demeure de luxe comme il y en a tant à Saint-Jean-Cap-Ferrat, presqu’île paradisiaque de la Côte d’Azur, qui était, avant la guerre en Ukraine, l’un des lieux de vacances préférés des milliardaires russes. La villa Della Robbia a été acquise en 2004 par Andrey Zubitskiy. Sa famille, dont la fortune a été estimée à près de un milliard de dollars par le magazine Forbes, contrôle le géant russe de la métallurgie Industrial Metallurgical Holding (IMH), fondé par feu son père Boris, qui était par ailleurs député et membre du parti de Vladimir Poutine.

    ’imposante bâtisse, qui vaut au moins 25 millions d’euros, donne sur une allée calme abritée par de grands pins. En plus du rideau de végétation, des bâches vertes ont été disposées le long du grillage pour protéger la propriété des regards indiscrets. Des caméras surveillent le portail principal et le petit portique d’accès, surmonté d’une moulure représentant des angelots, engoncé dans un mur de pierre.

    À Saint-Jean-Cap-Ferrat, les oligarques russes ont toujours été discrets. Mais depuis les sanctions édictées en février 2022 à la suite de l’invasion de l’Ukraine, Andrey Zubitskiy a de bonnes raisons de se cacher. Les villas de plusieurs de ses illustres voisins (les oligarques Boris Rotenberg ou Musa Bazhaev) ont été gelées par Bercy. Et son propre frère, Evgeny Zubitskiy, PDG et actionnaire majoritaire de IHM, a été placé sous sanctions par l’Union européenne (UE) le 8 avril 2022, car l’entreprise constitue une « source de revenus » majeure pour le gouvernement russe.

    Mais Andrey Zubitskiy peut continuer de jouir de la villa Della Robbia en toute légalité. Il n’a pas été placé sous sanctions, alors même qu’il est impliqué, aux côtés de son frère, dans la gestion de IHM. Il est le patron de la filiale SIJ en Slovénie, la plus grosse entreprise métallurgique du pays, qui emploie 4 000 personnes.

    Bref, Andrey Zubitskiy semble avoir échappé à la vigilance de la « task force » créée par le ministère de l’économie pour traquer les avoirs des oligarques, qui rassemble des agents du fisc, des douanes, de la cellule de renseignement financier Tracfin et de la direction générale du Trésor.

    La France aurait pu demander que l’oligarque soit placé sous sanctions par Bruxelles, et même décréter des sanctions nationales contre lui. Bercy aurait également pu étendre à Andrey Zubitskiy les sanctions qui frappent son frère Evgeny : les proches d’individus sanctionnés peuvent voir leur propres bien gelés en cas de liens « familiaux » mais aussi « commerciaux », comme le rappelle une note du Conseil européen.

    Agrandir l’image : Illustration 2Andrey Zubitskiy et la Villa Della Robbia à Saint-Jean-Cap-Ferrat. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

    Andrey Zubitskiy n’est pas un cas isolé. C’est ce que révèle l’enquête internationale RussianEscape, menée par Mediapart en partenariat avec l’ONG allemande Civil Forum for Asset Recovery (CIFAR) et le réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC). Nous avons identifié en France plusieurs biens immobiliers de luxe qui n’ont pas été gelés par Bercy, alors qu’ils appartiennent à des membres de la famille proche d’éminentes personnalités sanctionnées, comme Dmitri Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine.

    « Aujourd’hui, en Europe, les proches des individus sanctionnés peuvent encore servir de véhicules d’évasion aux gels d’avoirs. L’Europe n’a pas encore réglé ce problème », affirme Clara Portela, professeure en sciences politiques à l’université de Valence.

    La famille : un bon moyen de contourner les sanctions


    Ce constat est partagé par la REPO Task Force, la force d’action internationale dont la France est membre, chargée de traquer les avoirs russes dans les pays du G7 et de l’UE, et qui est à l’origine du gel de près de 53 milliards d’euros d’actifs. Le recours « aux membres de la famille et aux associés proches » est l’un principaux moyens d’échapper aux sanctions, écrivait la REPO en mars.

    C’est d’autant plus vrai que les oligarques ont eu le temps de se préparer : après la première vague de sanctions édictée en 2014 à la suite de l’invasion de la Crimée, nombre d’entre eux ont transféré, bien avant la guerre en Ukraine, leur patrimoine à des prête-noms ou à des proches, comme l’a récemment confirmé une enquête du Monde sur les frères Arkadi et Boris Rotenberg, amis d’enfance Vladimir Poutine.

    Interrogé par Mediapart, Bercy a refusé de commenter les cas particuliers que nous avons découverts. Mais le ministère des finances répond que le cadre juridique ne lui facilite pas le travail : les « mesures restrictives de gel d’avoirs sont des mesures personnelles », qui ne peuvent pas être automatiquement étendues aux autres membres de la famille.

    C’est ce qu’a rappelé aux États un arrêt rendu en mars 2023 par la Cour de justice de l’Union européenne, qui a annulé le placement sous sanctions de Violetta Prigojina, la mère d’Evgueni Prigojine, patron du groupe militaire privé Wagner, qui après avoir été le bras armé du Kremlin en Ukraine et en Afrique, vient de lancer une rébellion armée contre le pouvoir russe. La cour a jugé que les preuves des liens entre Violetta Prigojina et Wagner étaient insuffisantes.

    En clair, pour geler les biens de proches d’oligarques, il faut soit prouver qu’ils sont impliqués dans leurs affaires, soit qu’ils sont utilisés pour contourner les sanctions. Ce qui nécessite un « examen minutieux, au cas par cas », explique Édouard Gergondet, avocat spécialiste des sanctions au cabinet Hughes Hubbard & Reed.

    Mais, selon lui, « Bercy ne procède pas systématiquement à des vérifications » sur les membres de la famille des oligarques, cette tâche étant largement sous-traitée « aux opérateurs commerciaux et financiers » comme les banques et les notaires, soumis à des obligations de signalement.

    Ces derniers « font preuve d’une grande vigilance, […] y compris lorsque le contournement est réalisé par l’intermédiaire de proches de la personne placée sous sanctions des mesures restrictives », assure Bercy.

    Notre enquête suggère pourtant qu’il y a des trous dans la raquette.

    Le rôle des banques en question


    Le cas d’Andrey Zubitskiy, propriétaire de la villa Della Robbia à Saint-Jean-Cap-Ferrat, avait de quoi éveiller les soupçons. La société qui détient la demeure lui appartenait à 51 % et le solde, à sa femme. En septembre 2022, quatre mois près que le frère d’Andrey a été placé sous sanctions, les époux concluent un « accord partiel sur la liquidation de leur régime matrimonial », et Andrey Zubitskiy transfère à madame ses 51 % de la société. Elle est désormais seule propriétaire, sous son nom de jeune fille.

    Résultat : les liens entre la propriété et l’oligarque sont plus difficiles à détecter, et Bercy aura bien plus de mal à motiver une demande de gel.

    Un mois avant ce transfert, l’oligarque avait obtenu le renouvellement, auprès de la filiale monégasque de la Société générale, d’une hypothèque de 24,8 millions d’euros. Cet acte, qui permet d’obtenir ou de prolonger un prêt en mettant la villa en gage, est interdit lorsque les biens sont gelés, car c’est un moyen d’en récupérer la valeur en cash (la maison appartient en partie à la banque tant que le prêt n’est pas remboursé).

    La Société générale a-t-elle signalé cette opération à Bercy ? La banque a refusé de répondre, en raison du « secret professionnel », tout en précisant respecter « de façon rigoureuse les législations et réglementations en vigueur et [mettre] en œuvre avec diligence les mesures nécessaires, en coordination avec les autorités compétentes ».


    Agrandir l’image : Illustration 3Dmitry Peskov et l’immeuble parisien dans lequel sa fille et son ex-femme ont acheté en 2016 un luxueux appartement de 180 m2. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

    Un autre cas problématique concerne Dmitri Peskov, fidèle parmi les fidèles de Vladimir Poutine, dont il est le porte-parole depuis vingt-trois ans, et qui dirige le service de presse du Kremlin. Pilier de la propagande du régime, il vante la guerre en Ukraine comme une « dénazification » et a parlé de « falsifications vidéo » pour nier le massacre de Boutcha, ville ukrainienne où des charniers ont été découverts après le retrait des troupes russes. Il a été placé sous sanctions par l’UE le 28 février 2022, quatre jours seulement après l’invasion.

    Sa fille et son ex-femme ont acheté en 2016 un luxueux appartement de 180 m2 dans le très chic XVIe arrondissement de Paris, comme l’avait révélé une enquête de l’opposant Alexeï Navalny, aujourd’hui en prison après avoir échappé à une tentative d’assassinat des services secrets russes.

    Cette acquisition était suspecte dès le départ. L’appartement a été payé 1,77 million d’euros, dont 477 000 euros prêtés par une banque publique russe et 1,3 million d’euros réglés comptant. Alors même que l’ex-épouse de Dmitri Peskov, Ekaterina Solotsinskaya, se déclare « sans profession ».

    Notre enquête a mis au jour une possible opération de contournement des sanctions. Le 8 mars 2022, soit seulement huit jours après le placement sous sanctions de Dmitri Peskov, sa fille Elizaveta a cédé à sa mère les 25 % qu’elle détenait dans la société Sirius, propriétaire de l’appartement parisien, pour seulement 250 euros. Ce transfert a été réalisé deux mois avant qu’Elizaveta Peskova soit à son tour placée sous sanctions européennes, le 3 juin 2022. Ce choix était en tout cas judicieux, puisque Ekaterina Solotsinskaya, désormais seule propriétaire de l’appartement, est la seule membre du trio familial à n’avoir pas été sanctionnée.

    Malgré ce transfert suspect, l’appartement et la société ne figurent pas, à ce jour, sur la liste des biens gelés par Bercy.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    La France active l'arme judiciaire


    En plus des sanctions, Bercy et le gouvernement ont aussi activé l'arme judiciaires. Selon Le Monde, la justice a ouvert 19 procédures judiciaires visant le patrimoine français d'oligarques russes depuis le début de la guerre en Ukraine, dont deux concernant des yachts pour contournement des sanctions, et dix-sept autres pour « blanchiment »: deux d’entre elles sont menées par le Parquet national financier (dont l’une porte aussi sur le contournement des sanctions), et les autres par la Junalco, la section du parquet de Paris chargée de lutter contre le crime organisé.



    Ces procédures, pour la plupart déclenchées par des signalements de Tracfin, permettent de contourner les difficultés juridiques auxquelles Bercy est confronté pour geler les avoirs. La justice dispose en effet de moyens d’enquête plus efficaces pour tenter de démêler les montages complexes à base de prête-noms et de sociétés-écrans. Elle peut aussi procéder à des saisies pénales, qui aboutissent à la confiscation des biens par l’État en cas de condamnation ; tandis que le gel est une mesure administrative et normalement temporaire. Une première saisie pénale a été obtenue contre le magnat de l’acier Viktor Rachnikov, au sujet d’une villa à Saint-Jean-Cap-Ferrat.

    Toujours selon Le Monde, l'une des enquêtes de la Junalco vise Farkhad Akhmedov. Cet oligarque proche de Vladimir Poutine, placé sous sanctions européennes en avril 2022, est par ailleurs au cœur d’une enquête judiciaire pour « corruption » ouverte par le Parquet national financier contre Alexandre Benalla, à la suite des révélations de Mediapart. L’ex-collaborateur du président Macron avait négocié, en décembre 2018, un contrat de sécurité à 980 000 euros avec l’oligarque.

    Selon nos informations, Farkhad Akhmedov s’est offert, dans les années 1990, un luxueux domaine immobilier à Saint-Jean-Cap-Ferrat d'une valeur de plus de 20 millions, qui comprend deux villas avec parc arboré, piscine et court de tennis. Il en a toutefois transféré les deux propriétés à son ex-épouse et à ses deux enfants bien avant la guerre en Ukraine.

    Farkhad Akhmedov n’en est donc plus « ni propriétaire, ni bénéficiaire économique indirect [...] depuis 2010 », précise l'un de ses avocats, Antoine Gautier-Sauvagnac. Son second conseil, William Julié, indique que Farkhad Akhmedov « n’a jamais été avisé de ce qu’une enquête le visant serait en cours » et « n'a commis aucune infraction ».


    Agrandir l’image : Illustration 4La villa Medy Roc, l'une des luxueuses demeures de la famille Kerimov au Cap d'Antibes. © Photo MMM Architectes

    La voie judiciaire ne règle en tout cas pas toujours les problèmes, comme le montre l’affaire Suleyman Kerimov, documentée par Mediapart. Cet oligarque, visé par une enquête judiciaire pour « blanchiment » à Nice, était propriétaire de quatre luxueuses villas au Cap d’Antibes par l’intermédiaire d’un prête-nom. Il les a vendues en 2019 pour 286 millions d’euros à sa fille, qui a payé avec de l’argent fourni par son frère, qui l’a obtenu du groupe familial Polyus Gold, un gros producteur d’or russe.

    En 2022, Suleyman Kerimov et son fils ont été placés sous sanctions, mais pas sa fille Gulnara. À ce jour, les demeures n’ont toujours pas été gelées par Bercy. Et Gulnara Kerimova a donc pu, selon nos informations, procéder en toute légalité, en janvier dernier, à une augmentation de capital d’une de ses sociétés immobilières, pour près de 1,6 million d’euros.

    Contacté, son avocat indique que Gulnara Kerimova a acheté les villas « en toute transparence avec les autorités compétentes afin de respecter toutes les réglementations », et que l’augmentation de capital « ne viole donc aucune sanction européenne ».

    Reste à savoir si la Junalco, à laquelle l’enquête judiciaire pour « blanchiment » a finalement été transférée, parviendra ou non à obtenir une saisie pénale. Contacté à ce sujet, le parquet de Paris n’a pas répondu.

    Le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, tente en tout cas de s’attaquer au problème. Le 6 juin, le Conseil a adopté un règlement, immédiatement applicable, manifestement destiné à contrer l’arrêt de la Cour de justice de l’UE qui avait annulé les sanctions visant la mère du patron de Wagner.

    Ce règlement stipule que, désormais, tous les individus qui « tirent avantage » de la fortune d’une personne sanctionnée, dont « les membres de leur famille proche », pourront être automatiquement placés sous sanctions.

    L'avocat William Julié, qui a introduit un recours pour tenter de faire annuler les sanctions visant Farkhad Akhmedov, se dit choqué par ce règlement destiné à « contourner le contrôle des juges », ainsi que par le nouveau critère retenu: « Il permet de viser les membres de la famille de façon très large, potentiellement pour des transferts financiers anciens et sans rapport avec la guerre en Ukraine, sans avoir à prouver un liens d'affaires avec la personne sanctionnée ou une tentative de contournement des sanctions. C'est une atteinte dangereuse aux droits fondamentaux, par laquelle le Conseil tente de se dispenser d'apporter des preuves solides. »

    Reste à savoir comment le Conseil européen, qui vote les listes de personnes sanctionnées, va appliquer ou non cette nouvelle arme de façon massive. Et si cet élargissement dans sanctions aux proches des oligarques sera validé par la Cour de justice de l'UE.

    Sébastien Bourdon, Yann Philippin et Alexandre Brutelle (CIFAR)



    Boîte noire

    Agrandir l’image : Illustration 1
    Cet article a été réalisé dans le cadre de l’enquête internationale RussianEscape, coordonnée par l’ONG allemande Civil Forum for Asset Recovery (CIFAR) et le réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC). Outre Mediapart, les médias participant à l’enquête RussianEscape sont InfoLibre (Espagne) et Domani (Italie).

    Ce projet a reçu le soutien de la bourse Investigative Journalism for Europe (IJ4EU), une ONG qui finance des enquêtes collaboratives en Europe. Nous remercions l’ONG journalistique OCCRP, qui a accepté de partager avec nous le contenu de sa base de données sur les avoirs russes, réalisée lors de son enquête Russian Assets Tracker.

    Le volet français de l’enquête RussianEscape est exclusivement basé sur des documents publics disponibles en source ouverte. Nous avons épluché la base de données publique des biens gelés publiée par le ministère de l’économie, puis réalisé des recherches approfondies au registre du commerce et au cadastre. C’est ainsi que nous avons pu découvrir que des biens immobiliers appartenant à des très proches d’oligarques sanctionnés n’ont pas été gelés par Bercy.

    Nous avons envoyé des questions écrites aux personnalités citées dans cet article. Seule la fille de Suleyman Kerimov nous a répondu, par l’intermédiaire de son avocat. Bercy et le Parquet national financier (PNF) nous ont répondu par écrit. Le parquet de Paris n’a pas donné suite à nos questions.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

    Commentaire

    Chargement...
    X