i la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, l’économie est assurément la continuation de la guerre par des moyens parfois à peine détournés ! Spécialiste en intelligence économique, Christian Harbulot nous rappelle que le monde contemporain est une jungle économico-financière où les États n’ont pas d’alliés.

F.P. : Qu’est-ce que la « guerre économique » et comment cette notion se matérialise-t-elle concrètement dans les relations internationales ?
Christian Harbulot : La guerre économique est l’expression majeure des rapports de force non militaires. Pour cerner la dimension réelle que la guerre économique a prise dans l’histoire humaine, il est utile de rappeler certaines évidences. Les rapports de force économique existent depuis le début du processus de développement des sociétés humaines. La situation de survie a dominé une très grande partie de l’histoire des hommes. Elle se traduisait notamment par des affrontements très violents entre individus ou groupes constitués conditionnés par la recherche de nourriture. Les premières sociétés humaines organisées se sont construites à partir de l’esclavage, c’est-à-dire un système de domination d’une minorité sur la majorité et par le recours à la violence en cas de révolte. L’esclavage a permis aux empires naissants de se constituer une force de travail indispensable à leur essor. Au cours des siècles, la guerre économique a évolué en fonction des enjeux de puissance. La recherche du contrôle maritime des circuits marchands a structuré la montée en puissance du Royaume-Uni jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les rivalités autour de la question du pétrole sont au cœur des affrontements géopolitiques du XXe siècle. Plus récemment, l’officialisation de l’affrontement géoéconomique entre les États-Unis et la Chine a remis en cause la vision pacifiée des échanges commerciaux qui prédominait dans les différentes instances mondiales de décision. Mais c’est la guerre en Ukraine qui a crédibilisé l’existence de la guerre économique dans la tête des gens. La politique de sanctions que les parties prenantes cherchent à imposer à l’adversaire pour l’affaiblir affecte désormais notre vie quotidienne. On ne peut donc plus affirmer, comme l’ont fait durant des décennies les économistes et les politologues du monde occidental, que la guerre économique n’existait pas.
F.P. : Au XVIIIe siècle, Montesquieu théorise le « doux commerce » comme un moyen de pacification des rapports entre les nations. En réalité, la « guerre économique » ne ressemble-t-elle pas plutôt à la « guerre de tous contre tous », définie par Hobbes ?
Christian Harbulot : La guerre économique est effectivement la guerre de tous contre tous. Contrairement aux alliances ou aux coalitions militaires, la recherche de l’intérêt économique est un objectif qui ne se partage pas. Et c’est justement à cause de cet état de fait que la guerre économique est difficile à intégrer dans la grille de lecture des sociétés humaines. Il est compliqué d’admettre que nous sommes en quelque sorte condamnés à devoir intérioriser une situation d’affrontement qui ne peut aboutir à un accord de paix.
F.P. : Dans le numéro « Qui est l’ennemi ? » de la revue (1) de l’École de guerre économique que vous dirigez, on apprend (rapport annuel du CR451) que les trois puissances étrangères qui attaquent les intérêts économiques français sont, dans l’ordre : les États-Unis, la Chine et l’Allemagne. Pourtant, les États-Unis sont présentés comme nos « alliés » historiques et l’Allemagne comme notre « partenaire » dans le « couple » franco-allemand. N’est-ce pas paradoxal ?
Christian Harbulot : Il s’agit effectivement d’une situation paradoxale qui résulte de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès le début de la IVe République, les gouvernements qui ont dirigé la France ont fait le choix d’assumer ces contradictions. Tout d’abord avec les États-Unis d’Amérique, à qui une partie de la classe politique a demandé assistance pour protéger notre pays d’une attaque de l’Union soviétique. Le prix payé pour cette aide a été lourd puisque, de facto, notre pays s’est mis en situation de dépendance géopolitique, militaire et économique sous le couvert du plan Marshall.
Rappelons que cette situation de dépendance nous a conduits à être plusieurs fois de suite dans une posture de grand écart. Cet allié majeur était « en même temps » pour le démantèlement de l’empire colonial français. Ainsi en Indochine et en Algérie, les États-Unis d’Amérique n’ont plus agi comme des alliés, mais comme une puissance qui privilégiait ses propres intérêts. L’armée française affrontait des adversaires auxquels Washington avait apporté son appui. Ce fut le cas pour le Vietminh durant la Seconde Guerre mondiale, puis pour le FLN algérien lorsque le président Kennedy recevait en audition une délégation de ses jeunes cadres. Il a fallu attendre le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958 pour assister à une tentative de limitation du poids de cette dépendance économique – création d’Elf Aquitaine pour réduire l’importance des compagnies pétrolières anglo-saxonnes dans le fonctionnement de notre économie, quotas imposés aux firmes multinationales américaines, attaque contre le dollar. Mais dès 1965, l’emprise américaine reprend ses droits à travers les concessions faites à Washington par les nouveaux locataires de l’Élysée. Le prix global payé dans le cadre de cette dépendance désigne les États-Unis comme la puissance conquérante la plus importante dans l’hexagone. Certes, une nouvelle forme de dépendance apparaît depuis une décennie à l’égard de la Chine, mais elle est contenue par l’allié américain qui protège ses intérêts en Europe. Quant à l’Allemagne, elle est aussi notre principal allié européen. Mais il a fallu beaucoup de temps à la classe politique française pour comprendre les effets réels de la reconstruction discrète de la puissance allemande. On peut se réjouir que les stratégies d’influence d’outre-Rhin soient enfin prises en compte pour expliquer une partie de l’affaiblissement de notre industrie nucléaire. Mais le mythe du couple franco-allemand a encore de beaux jours devant lui, tant que Paris n’aura pas pris en compte les divergences découlant de la volonté d’accroissement de puissance par l’économie, telle que l’assume Berlin souvent à nos dépens.
F.P. : L’Union européenne s’est construite sur le modèle libéral du « doux commerce », du paradigme de la concurrence et du libre-échange, mais elle semble être la seule à jouer ce jeu irénique. Les États-Unis et la Chine, par exemple, savent défendre leurs intérêts et profiter d’une Europe-marché ouverte aux quatre vents. De ce point de vue, où est l’« Europe-puissance » annoncée ?
Christian Harbulot : L’Europe est coincée par son Histoire. Deux guerres mondiales ont détruit à la fois sa puissance, l’envie de la plupart des peuples du Vieux Continent de se battre pour rester maître de leur destin. L’Europe est aujourd’hui piégée par ses dépendances militaires extérieures (États-Unis) et commerciales (Chine). Elle est limitée par une fracturation géopolitique interne : le jeu de cavalier seul de l’Allemagne, l’affaiblissement de la France, l’inféodation des pays est-européens et des pays nordiques à la couverture militaire de l’OTAN face au danger russe, l’hésitation des pays latins à affirmer une identité historique spécifique.
Il faut être lucide. Que signifie l’expression « Europe-puissance » devant ce triste constat ? Pour l’instant, la force de l’Europe se concentre sur sa dynamique économique matérialisée par l’excédent commercial vis-à-vis des États-Unis, ainsi que par l’importance de sa société de consommation. Mais pour combien de temps ? Pour ne pas être tenté de nous réfugier dans l’attentisme qui a prévalu durant l’entre-deux-guerres, nous allons devoir dans un premier temps réapprendre à nous battre pour survivre à la guerre économique multisectorielle qui pointe à l’horizon.
F.P. : Le Covid a servi de révélateur à l’échelle nationale de la cruelle dépendance de la France dans des secteurs pourtant stratégiques. On parle depuis lors de relocalisation, de réindustrialisation, de souveraineté (généralement européenne). La France a-t-elle encore les moyens de ses ambitions (verbales) ?
Christian Harbulot : À la sortie de la période dite de la « bande des quatre » (NDLR : artisans de la Révolution culturelle en Chine, aux côtés de Mao, entre 1966 et 1976), la Chine était très affaiblie et dans une situation bien pire que la France d’aujourd’hui. Ce pays a réussi à se hisser au niveau des États-Unis en moins d’un demi-siècle. Il n’est pas question de prétendre pouvoir égaler le talent maoïste qui a consisté à tromper l’Occident avec un art inégalé pour tirer le maximum de profit de ses apports technologiques et de ses ouvertures de marché. En revanche, pour ne pas plonger encore plus bas, la France n’a pas d’autre choix que d’inventer une stratégie de restructuration d’une nouvelle forme de puissance industrielle. Sa force est son intelligence collective. Les scientifiques, le monde de l’ingénieur, les multiples initiatives territoriales de relance d’activités sont autant d’atouts de reconstruction d’une dynamique de rebond.
Des victoires existent à partir desquelles nous devrions tirer des enseignements. J’en cite une parmi d’autres. La Poste française était vieillissante et dépassée par ses concurrentes. La déréglementation européenne risquait de lui porter un coup fatal. L’administration a mené silencieusement une véritable opération de guerre économique en exploitant les points faibles d’une concurrence intra-européenne qui fut sanctionnée dans l’hexagone à cause de nombreuses irrégularités. Le fait de les sanctionner par de lourdes amendes a temporisé l’agressivité de cette concurrence entrante et a laissé à la Poste le temps de se redéployer et de gagner des marchés significatifs à l’étranger.
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