Un allié pour l'Europe et l'Asie
"Après 1917, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, c'est la quatrième fois en un siècle que Washington intervient comme prestataire de sécurité en Europe", relève François Heisbourg, conseiller Europe du think tank International Institute for Strategic Studies (IISS). Alors que l'Europe était tétanisée par l'agression russe, qui a mis à nu sa vulnérabilité, l'Oncle Sam a réendossé son rôle de "défenseur du monde libre", chef de file d'une Alliance atlantique (Otan) ressuscitée, élargie à la Finlande et, bientôt, la Suède.
En Asie aussi, les Etats-Unis ont su régénérer leurs alliances. La fermeté de Washington face à la Russie a crédibilisé l'engagement américain, désormais assumé, de défendre Taïwan. Face à la montée en puissance de la Chine, les liens ont été resserrés avec le Japon, l'Australie et même l'Inde, pourtant proche de Moscou, au sein d'une alliance informelle, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad, voir la carte), Washington a aussi œuvré pour une nouvelle alliance Aukus, avec l'Australie et le Royaume-Uni. "Le retournement australien, avec le choix de sous-marins nucléaires d'occasion américains plutôt que de sous-marins conventionnels français, conforte sa mainmise sur le Pacifique", souligne François Heisbourg.
Une capacité de projection mondiale inégalée
Les Etats-Unis comptent plus de 750 bases à l'étranger, notamment dans les pays qu'ils ont occupés dans l'histoire (Allemagne, Italie, Japon, Corée du Sud). Chef de file de l'Otan, organisation de défense avec l'Europe en vigueur depuis 1949, ils se renforcent en Indo-Pacifique face à la Chine, avec l'alliance informelle Quad, active depuis 2017.
Une puissance militaire
Dans un monde plus instable, la garantie de sécurité des Etats-Unis se trouve réévaluée, adossée à un budget militaire massif, prévu à 858 milliards de dollars pour 2023. Avec ses 750 bases militaires à l'étranger, l'Amérique est la seule puissance militaire véritablement mondiale, avec une capacité de déploiement et de logistique sans égale. En face, la deuxième armée au monde, la Chine, ne dispose que d'une base hors de ses frontières, à Djibouti.
Et à l'heure où bien des pays se réarment, Washington reste, et de loin, le premier exportateur d'équipements militaires, avec 153 milliards de dollars de ventes en 2022 (+26%). Selon le think tank suédois Sipri, les Etats-Unis ont accru leur part de marché, passée de 33 à 40%. Les carnets de commandes des industriels américains sont pleins, avec 1.371 avions de combat, 634 chars, 2.658 blindés et 401 pièces d'artillerie à livrer.
De quoi générer une véritable dépendance à l'armement made in USA: les équipements américains représentent ainsi 73% des importations d'armes de l'Australie, 78% de celles de l'Arabie saoudite. La dépendance est encore plus marquée en Europe, à 81% pour le Royaume-Uni, 92% pour l'Italie et 95% pour les Pays-Bas… "Plus la guerre se prolonge en Ukraine, plus les Européens achètent américain, se désolait Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation (fabricant de l'avion Rafale), en décembre. Hormis la Grèce et la Croatie, ils achètent tous des avions F-16 ou F-35!"
Le F-35 est bien le symbole de cette domination. Développé par Lockheed Martin, cet avion furtif de dernière génération connaît un succès commercial encore plus éclatant que son prédécesseur, le F-16 (4.500 appareils produits). Pourtant, il a connu de multiples retards et problèmes techniques qui ont porté son coût unitaire, annoncé à 68 millions de dollars au lancement du programme en 2001, à 131,3 millions selon le Government Accountability Office, la Cour des comptes américaine. Ces dérives n'ont pas empêché l'avion de cumuler 3.500 commandes, dont un millier à l'export.
Avec une dizaine d'Etats européens clients (Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Belgique, Pologne, Finlande, Suisse, Allemagne), qui totalisent 560 commandes, le F-35 est l'avion de combat le plus vendu en Europe. "C'est l'instrument qui permet aux Américains d'avoir les pays européens à leur main, résume Jean-Pierre Maulny, du think tank Iris. Leur achat a siphonné les budgets d'acquisitions de pays comme le Royaume-Uni ou l'Italie." Et ce n'est pas fini: l'Espagne, la Grèce et la République tchèque sont en négociations pour rejoindre le club F-35.
Des efforts sur l'innovation
Inquiet de la montée en puissance de la Chine, vue comme le compétiteur stratégique majeur, l'Oncle Sam continue d'accélérer. Avec une priorité pour l'innovation. "Le budget de R&D du Pentagone est désormais supérieur à 130 milliards de dollars par an, dépassant largement le budget d'investissement total de tous les autres alliés de l'Otan", souligne l'IISS. Ainsi, alors que le prototype du futur avion de combat franco-germano-espagnol SCAF ne volera pas avant 2029, son homologue américain NGAD a déjà effectué son vol inaugural en 2020.
Pour autant, la prééminence américaine est plus fragile qu'il n'y paraît. Au Moyen-Orient, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis prennent des distances, comme l'a montré l'accueil chaleureux réservé à Xi Jinping par le prince héritier Mohammed ben Salmane à Riyad en décembre. Même vis-à-vis des alliés occidentaux, la position américaine reste précaire. "Le leadership retrouvé de Washington peut être remis en cause par l'élection présidentielle de 2024, pointe François Heisbourg. En fonction du nouvel hôte de la Maison-Blanche, on pourrait assister à un retrait des Etats-Unis de leurs zones d'influence, notamment l'Europe, et à une chute drastique du soutien américain à l'Ukraine" … le parapluie américain pourrait se refermer, comme du temps pas si lointain de Donald Trump.
Le come-back gagnant de la CIA
Manipulations et mensonges comme, il y a vingt ans, l'affirmation que Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive pour permettre à George W. Bush d'envahir l'Irak, ou manque d'efficacité, pour ne pas avoir vu venir les attentats du 11 septembre 2001 ou le retour au pouvoir des Talibans à Kaboul à l'été 2021: la réputation de la Central Intelligence Agency (CIA) a été bien ternie. Mais la guerre en Ukraine lui a permis de redorer son blason. La première centrale de renseignements au monde, dotée d'un énorme budget de plus de 15 milliards de dollars, s'est imposée depuis le 24 février 2022 comme le service qui a su lire et exposer le dessous des cartes de Vladimir Poutine.
Grâce aux performances des satellites espions et du système de surveillance des communications (renforcée par l'alliance Five Eyes, voir carte) de ses services secrets, la Maison-Blanche disposait d'informations de qualité exceptionnelle que l'agence a décidé dès l'automne 2021 de rendre publiques, en affirmant que la Russie se préparait à envahir l'Ukraine. "Les Américains disaient que les Russes allaient attaquer, ils avaient raison. Nos services pensaient plutôt que la conquête de l'Ukraine aurait un coût monstrueux et que les Russes avaient d'autres options", s'est incliné le chef d'état-major de l'armée française Thierry Burkhard en mars 2022.
Le chef de l'agence, Bill Burns, incarne ce retour gagnant. Ce fin connaisseur de la Russie où il a été ambassadeur de 2005 à 2008, proche de Joe Biden, joue les premiers rôles dans cette guerre. En novembre 2021, le président démocrate l'avait dépêché au Kremlin afin de mettre en garde le président russe contre une invasion de l'Ukraine. En janvier 2022, le diplomate-espion s'est aussi rendu à Kiev pour annoncer à Volodymyr Zelensky que les Russes cherchaient à l'éliminer. Deux attentats ont été déjoués. Depuis le début du conflit, Kiev peut compter sur l'appui précieux de la CIA pour suivre les positions et opérations russes, ce qui participe à sa résistance.
Seule fausse note, la fuite récente de quelques documents classifiés sur le Web. L'ancien patron de la CIA John Brennan (2013-2017), interrogé par Challenges en juin 2022, salue "le travail et les excellents résultats" du service… qui ne doit pas tout à la technologie.
En février 2023, dans une interview assez cash à la chaîne CBS, Bill Burns jugeait que "Poutine pense aujourd'hui qu'il ne peut pas gagner tout de suite, mais qu'il ne peut pas se permettre de perdre". Une assurance dans l'analyse qui, couplée à la nature des informations secrètes rendues publiques, implique, selon un ancien cadre du renseignement français, la DGSE, "que la CIA a une source de première main au Kremlin, le Graal pour un service de renseignements". Et un fiasco terrible pour l'ancien agent du KGB Vladimir Poutine.
Par Vincent Lamigeon
Challenge
"Après 1917, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, c'est la quatrième fois en un siècle que Washington intervient comme prestataire de sécurité en Europe", relève François Heisbourg, conseiller Europe du think tank International Institute for Strategic Studies (IISS). Alors que l'Europe était tétanisée par l'agression russe, qui a mis à nu sa vulnérabilité, l'Oncle Sam a réendossé son rôle de "défenseur du monde libre", chef de file d'une Alliance atlantique (Otan) ressuscitée, élargie à la Finlande et, bientôt, la Suède.
En Asie aussi, les Etats-Unis ont su régénérer leurs alliances. La fermeté de Washington face à la Russie a crédibilisé l'engagement américain, désormais assumé, de défendre Taïwan. Face à la montée en puissance de la Chine, les liens ont été resserrés avec le Japon, l'Australie et même l'Inde, pourtant proche de Moscou, au sein d'une alliance informelle, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad, voir la carte), Washington a aussi œuvré pour une nouvelle alliance Aukus, avec l'Australie et le Royaume-Uni. "Le retournement australien, avec le choix de sous-marins nucléaires d'occasion américains plutôt que de sous-marins conventionnels français, conforte sa mainmise sur le Pacifique", souligne François Heisbourg.
Une capacité de projection mondiale inégalée
Les Etats-Unis comptent plus de 750 bases à l'étranger, notamment dans les pays qu'ils ont occupés dans l'histoire (Allemagne, Italie, Japon, Corée du Sud). Chef de file de l'Otan, organisation de défense avec l'Europe en vigueur depuis 1949, ils se renforcent en Indo-Pacifique face à la Chine, avec l'alliance informelle Quad, active depuis 2017.
Une puissance militaire
Dans un monde plus instable, la garantie de sécurité des Etats-Unis se trouve réévaluée, adossée à un budget militaire massif, prévu à 858 milliards de dollars pour 2023. Avec ses 750 bases militaires à l'étranger, l'Amérique est la seule puissance militaire véritablement mondiale, avec une capacité de déploiement et de logistique sans égale. En face, la deuxième armée au monde, la Chine, ne dispose que d'une base hors de ses frontières, à Djibouti.
Et à l'heure où bien des pays se réarment, Washington reste, et de loin, le premier exportateur d'équipements militaires, avec 153 milliards de dollars de ventes en 2022 (+26%). Selon le think tank suédois Sipri, les Etats-Unis ont accru leur part de marché, passée de 33 à 40%. Les carnets de commandes des industriels américains sont pleins, avec 1.371 avions de combat, 634 chars, 2.658 blindés et 401 pièces d'artillerie à livrer.
De quoi générer une véritable dépendance à l'armement made in USA: les équipements américains représentent ainsi 73% des importations d'armes de l'Australie, 78% de celles de l'Arabie saoudite. La dépendance est encore plus marquée en Europe, à 81% pour le Royaume-Uni, 92% pour l'Italie et 95% pour les Pays-Bas… "Plus la guerre se prolonge en Ukraine, plus les Européens achètent américain, se désolait Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation (fabricant de l'avion Rafale), en décembre. Hormis la Grèce et la Croatie, ils achètent tous des avions F-16 ou F-35!"
Le F-35 est bien le symbole de cette domination. Développé par Lockheed Martin, cet avion furtif de dernière génération connaît un succès commercial encore plus éclatant que son prédécesseur, le F-16 (4.500 appareils produits). Pourtant, il a connu de multiples retards et problèmes techniques qui ont porté son coût unitaire, annoncé à 68 millions de dollars au lancement du programme en 2001, à 131,3 millions selon le Government Accountability Office, la Cour des comptes américaine. Ces dérives n'ont pas empêché l'avion de cumuler 3.500 commandes, dont un millier à l'export.
Avec une dizaine d'Etats européens clients (Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Belgique, Pologne, Finlande, Suisse, Allemagne), qui totalisent 560 commandes, le F-35 est l'avion de combat le plus vendu en Europe. "C'est l'instrument qui permet aux Américains d'avoir les pays européens à leur main, résume Jean-Pierre Maulny, du think tank Iris. Leur achat a siphonné les budgets d'acquisitions de pays comme le Royaume-Uni ou l'Italie." Et ce n'est pas fini: l'Espagne, la Grèce et la République tchèque sont en négociations pour rejoindre le club F-35.
Des efforts sur l'innovation
Inquiet de la montée en puissance de la Chine, vue comme le compétiteur stratégique majeur, l'Oncle Sam continue d'accélérer. Avec une priorité pour l'innovation. "Le budget de R&D du Pentagone est désormais supérieur à 130 milliards de dollars par an, dépassant largement le budget d'investissement total de tous les autres alliés de l'Otan", souligne l'IISS. Ainsi, alors que le prototype du futur avion de combat franco-germano-espagnol SCAF ne volera pas avant 2029, son homologue américain NGAD a déjà effectué son vol inaugural en 2020.
Pour autant, la prééminence américaine est plus fragile qu'il n'y paraît. Au Moyen-Orient, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis prennent des distances, comme l'a montré l'accueil chaleureux réservé à Xi Jinping par le prince héritier Mohammed ben Salmane à Riyad en décembre. Même vis-à-vis des alliés occidentaux, la position américaine reste précaire. "Le leadership retrouvé de Washington peut être remis en cause par l'élection présidentielle de 2024, pointe François Heisbourg. En fonction du nouvel hôte de la Maison-Blanche, on pourrait assister à un retrait des Etats-Unis de leurs zones d'influence, notamment l'Europe, et à une chute drastique du soutien américain à l'Ukraine" … le parapluie américain pourrait se refermer, comme du temps pas si lointain de Donald Trump.
Le come-back gagnant de la CIA
Manipulations et mensonges comme, il y a vingt ans, l'affirmation que Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive pour permettre à George W. Bush d'envahir l'Irak, ou manque d'efficacité, pour ne pas avoir vu venir les attentats du 11 septembre 2001 ou le retour au pouvoir des Talibans à Kaboul à l'été 2021: la réputation de la Central Intelligence Agency (CIA) a été bien ternie. Mais la guerre en Ukraine lui a permis de redorer son blason. La première centrale de renseignements au monde, dotée d'un énorme budget de plus de 15 milliards de dollars, s'est imposée depuis le 24 février 2022 comme le service qui a su lire et exposer le dessous des cartes de Vladimir Poutine.
Grâce aux performances des satellites espions et du système de surveillance des communications (renforcée par l'alliance Five Eyes, voir carte) de ses services secrets, la Maison-Blanche disposait d'informations de qualité exceptionnelle que l'agence a décidé dès l'automne 2021 de rendre publiques, en affirmant que la Russie se préparait à envahir l'Ukraine. "Les Américains disaient que les Russes allaient attaquer, ils avaient raison. Nos services pensaient plutôt que la conquête de l'Ukraine aurait un coût monstrueux et que les Russes avaient d'autres options", s'est incliné le chef d'état-major de l'armée française Thierry Burkhard en mars 2022.
Le chef de l'agence, Bill Burns, incarne ce retour gagnant. Ce fin connaisseur de la Russie où il a été ambassadeur de 2005 à 2008, proche de Joe Biden, joue les premiers rôles dans cette guerre. En novembre 2021, le président démocrate l'avait dépêché au Kremlin afin de mettre en garde le président russe contre une invasion de l'Ukraine. En janvier 2022, le diplomate-espion s'est aussi rendu à Kiev pour annoncer à Volodymyr Zelensky que les Russes cherchaient à l'éliminer. Deux attentats ont été déjoués. Depuis le début du conflit, Kiev peut compter sur l'appui précieux de la CIA pour suivre les positions et opérations russes, ce qui participe à sa résistance.
Seule fausse note, la fuite récente de quelques documents classifiés sur le Web. L'ancien patron de la CIA John Brennan (2013-2017), interrogé par Challenges en juin 2022, salue "le travail et les excellents résultats" du service… qui ne doit pas tout à la technologie.
En février 2023, dans une interview assez cash à la chaîne CBS, Bill Burns jugeait que "Poutine pense aujourd'hui qu'il ne peut pas gagner tout de suite, mais qu'il ne peut pas se permettre de perdre". Une assurance dans l'analyse qui, couplée à la nature des informations secrètes rendues publiques, implique, selon un ancien cadre du renseignement français, la DGSE, "que la CIA a une source de première main au Kremlin, le Graal pour un service de renseignements". Et un fiasco terrible pour l'ancien agent du KGB Vladimir Poutine.
Par Vincent Lamigeon
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