GRAND ENTRETIEN - Un an après le début du conflit en Ukraine, l’ancien ministre des Affaires étrangères juge que nous sommes dans le moment le plus grave depuis le début de la guerre.
Le 24 février 2022 sur l’ordre de Vladimir Poutine, les troupes russes envahissaient l’Ukraine. Un an après le début du conflit, nous avons donné la parole à des spécialistes, mais aussi à des philosophes, des historiens, des écrivains, pour éclairer, chacun à leur manière, cette guerre qui a changé le monde.
Ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine a passé 19 ans au cœur de la machine diplomatique française. Tout faire pour que l’Ukraine l’emporte sans se laisser aller à une confrontation directe avec la Russie, telle est la seule ligne de crête tenable dans la durée.
Tenant d’une école «réaliste» en matière de relations internationales, Hubert Védrine répond aux accusations de complaisance et d’aveuglement vis-à-vis de Poutine. Il maintient que l’Occident a fait une double erreur: celle de l’arrogance dans les années 1990 et celle de la lâcheté dans la période la plus récente.
Faire de cette guerre en Ukraine une guerre morale, de civilisation, est le plus sûr moyen de ne pas trouver d’issue au conflit, estime-t-il. Il appelle à être le plus froid et le plus chirurgical possible.
LE FIGARO. - Un an après le début du conflit, comment jugez-vous la gravité de la situation?
Hubert VÉDRINE. - Peut-être que cette guerre finira par s’enliser, mais, au moment où nous parlons, la situation s’aggrave. Poutine ne nous laisse pas le choix, il nous oblige à une escalade à laquelle nous ne pouvons nous dérober, car, s’il gagnait, ce serait désastreux, immédiatement et demain, à tous points de vue, même les esprits les plus rétifs aux emportements collectifs doivent l’admettre. Le président a eu raison de dire à Munich: «L’agression russe doit échouer.» La grande offensive russe annoncée a conduit l’Ukraine à presser les pays Occidentaux de lui fournir une aide accrue, ce qui pousse la Russie à précipiter sa nouvelle attaque. C’est le moment le plus grave depuis l’échec de l’offensive sur Kiev.
Le président Zelensky presse les pays européens de lui fournir davantage d’armes, et notamment des avions. Les pays occidentaux peuvent-ils aller plus loin?
Peut-être le devront-ils. Face à la menace d’une offensive russe massive qui risquerait de submerger les forces ukrainiennes, il y aurait une logique dissuasive à élever le niveau du mur de défense ukrainien. Pour autant, il n’y a pas à accuser les dirigeants d’«hésiter». Biden, Scholz et Macron réfléchissent avant de décider, c’est la moindre des choses. Voyez les décisions sur les chars ou sur d’autres armes. Zelensky est dans son rôle, avec courage et talent. Mais il faut garder le contrôle de l’engrenage et définir l’usage des armes déjà fournies ou à venir.
Nous sommes des démocraties: nos positions doivent être tenables durablement, donc expliquées et convaincantes. Tout faire pour que Poutine ne puisse pas gagner en Ukraine, mais ne pas se laisser entraîner dans une confrontation directe avec la Russie. C’était la ligne de crête suivie depuis le début par Biden, Macron et Scholz. Je crois que c’était la bonne. Biden a décidé dès le début de ne pas envoyer son armée sur place. Ni les pays de l’Otan. Nous sommes maintenant dans une forme extrême de soutien, qui n’est pas de la cobelligérance. D’ailleurs, quoi qu’elle prétende, la Russie le reconnaît, puisqu’elle ne s’en prend pas à l’Otan.
Donner assez d’armes pour résister, mais pas assez pour gagner, n’est-ce pas courir le risque de nourrir une guerre sans fin?
Qu’appelez-vous gagner? Quel dirigeant occidental va assumer de fournir des armes offensives pour attaquer la Russie? Pas Biden, en tout cas. Mais qui assumerait de laisser Poutine réussir son offensive militaire? Personne. Nous devons donc maintenir, voire accroître notre soutien à l’Ukraine pour empêcher Poutine de gagner, ce qui passe d’urgence par plus de munitions. Tout en gardant le contrôle de la suite. Ligne de crête.
Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme?
Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire: qui contrôle l’Ukraine? Et, notamment, l’Est? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties, et j’espère que cela ne va pas le devenir, à force de le proclamer, car, si ça le devenait, il n’est pas sûr que l’Occident gagne à la fin! N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU: une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine et n’ont pas non plus voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux tiers de l’humanité!
Les démocraties représentatives, qui souffrent de la désaffection de leurs peuples, ce qui se traduit par la vague populiste, se ressoudent en se redécouvrant le camp du bien. Et c’est vrai que cette guerre est atroce. Mais, si nous faisons de cette guerre en Ukraine une guerre de civilisation, voire de religion, Occident vs Russie, etc., elle ne s’arrêtera jamais, il n’y aura jamais de solutions. Quand l’Occident se grise, il défend mal ses intérêts. Je n’achète pas cette rhétorique. Je suis pour une approche plus chirurgicale, plus réaliste, plus froide, qui, dans l’immédiat, doit faire échouer le recours à la force, mais qui prépare l’avenir.
Certains parlent de l’esprit «munichois» qui serait à l’œuvre dans le refus d’en finir une fois pour toutes avec Poutine. Cette comparaison vous paraît-elle utile?
Elle est surtout infondée. Depuis des décennies, il ne s’est pas passé une année en Occident sans qu’on dénonce un «nouveau Munich» ou un «nouvel Hitler», ce sont des sortes de catharsis historiques rétroactives qui n’offrent pas l’ombre d’une solution. Je trouve même choquants ces gens qui sont prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien - il y a des précédents. Il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme). «En finir avec Poutine?» Aucun responsable ne dira cela et aucun Parlement ne le voterait. Faire plus pour défendre l’Ukraine? Oui.
On vous a reproché, à vous comme à d’autres tenants de la ligne «réaliste», de reprendre la rhétorique du Kremlin. Que répondez-vous à ces accusations?
Ceux qui travestissent ainsi la ligne réaliste se trompent de cible, de périodes, et mélangent tout. Les «réalistes» n’ont rien à voir avec les quelques pro-Poutine des dernières années. C’est sur 30 ans, de 1992 à 2023, qu’il faut raisonner. Or, dans les dix à quinze premières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réalistes américains, vétérans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aussi George Kennan ou encore Jack Matlock (ex-ambassadeur américain à Moscou, qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’Otan et avoir une Russie démocratique), John Mearsheimer, et même Zbig Brzezinski, qui n’avaient aucune «complaisance» pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triomphalisme aveugle des États-Unis. Kissinger l’a dit plusieurs fois: on a eu tort de ne pas mieux intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe, et ce pour des raisons de sécurité, car, sinon, elle pouvait redevenir dangereuse. Ces réalistes pensaient à la sécurité de l’Europe à long terme. Si on les avait écoutés, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.
Et d’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à ce que l’on change la cible des missiles nucléaires. Obama a eu tort de dire que la Russie était devenue une puissance régionale, donc négligeable. L’accord d’association Europe-Ukraine, conçu sous influence polonaise, coupait économiquement l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une provocation grave qui a eu des effets désastreux.
Mais, quelque part, les réalistes ont été écoutés, puisque l’Ukraine n’a jamais été intégrée à l’Otan…
Entre 1992 et 2017, on a donné de la verroterie diplomatique à la Russie tout en faisant avancer l’Otan. On dit que la politique réaliste avec la Russie a échoué, mais en réalité elle n’a pas été mise en œuvre. Qu’est-ce qui aurait été vraiment réaliste, realpolitik contre irrealpolitik? De faire de l’Ukraine, dès le début des années 1990, un pays neutre à la finlandaise, militairement lié ni à la Russie ni à l’Otan, avec en contrepartie des garanties de sécurité croisées, une autonomie du Donbass et un traité avec la Russie sur Sébastopol. Cela aurait été sans doute possible entre Eltsine et Clinton. L’Occident - qui avait «gagné la bataille de l’histoire» - a jugé cela superflu.
L’Occident n’a donc pas été assez inclusif au début, mais, à l’inverse, pas assez dissuasif dans les dernières années, quand la Russie était vraiment redevenue dangereuse. Et sa pire décision a été celle de l’Otan en 2007 à Bucarest: proclamer que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’Otan, mais pas tout de suite! C’était agiter le chiffon rouge de l’adhésion (donc de la Crimée et de Sébastopol dans l’Otan) sans protéger l’Ukraine par l’article 5. C’était aberrant. Quand Merkel et Sarkozy ont bloqué l’entrée, j’étais d’accord, car j’espérais que les idées de neutralité à la Brzezinski étaient encore applicables, mais en réalité c’était trop tard. Soit il fallait établir cette neutralité dans les années 1990 - c’est mon avis -, soit il fallait faire entrer l’Ukraine dans l’Otan et garantir Sébastopol pour la Russie. Ce non-choix, combiné au ratage de l’accord d’association, conduisait à une guerre avec une Russie redevenue nationaliste et revancharde.
Cette campagne contre le réalisme est donc myope. Elle n’empêchera pas que le débat historique, important pour l’avenir, ait lieu. Mais il n’est pas d’actualité.
L’issue du conflit passera forcément par des concessions à la Russie?
Question prématurée. Je ne vois pas, pour le moment, d’«issue» au conflit. Comment un président ukrainien, après de telles horreurs, pourrait se mettre à parler aux Russes? De quoi? Je ne vois pas non plus, à ce stade, de disponibilité russe. Est-ce que tout cela n’a pas été pulvérisé par la guerre? Si l’offensive russe du printemps ne l’emporte pas - et il faut qu’elle soit bloquée -, on ne peut exclure un scénario de type Corée. En 1953, les Coréens du Sud voulaient reconquérir la Corée du Nord, et avaient demandé des frappes nucléaires aux Américains, qui avaient refusé! Et la ligne de front s’est gelée.
Le 24 février 2022 sur l’ordre de Vladimir Poutine, les troupes russes envahissaient l’Ukraine. Un an après le début du conflit, nous avons donné la parole à des spécialistes, mais aussi à des philosophes, des historiens, des écrivains, pour éclairer, chacun à leur manière, cette guerre qui a changé le monde.
Ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand, puis ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine a passé 19 ans au cœur de la machine diplomatique française. Tout faire pour que l’Ukraine l’emporte sans se laisser aller à une confrontation directe avec la Russie, telle est la seule ligne de crête tenable dans la durée.
Tenant d’une école «réaliste» en matière de relations internationales, Hubert Védrine répond aux accusations de complaisance et d’aveuglement vis-à-vis de Poutine. Il maintient que l’Occident a fait une double erreur: celle de l’arrogance dans les années 1990 et celle de la lâcheté dans la période la plus récente.
Faire de cette guerre en Ukraine une guerre morale, de civilisation, est le plus sûr moyen de ne pas trouver d’issue au conflit, estime-t-il. Il appelle à être le plus froid et le plus chirurgical possible.
LE FIGARO. - Un an après le début du conflit, comment jugez-vous la gravité de la situation?
Hubert VÉDRINE. - Peut-être que cette guerre finira par s’enliser, mais, au moment où nous parlons, la situation s’aggrave. Poutine ne nous laisse pas le choix, il nous oblige à une escalade à laquelle nous ne pouvons nous dérober, car, s’il gagnait, ce serait désastreux, immédiatement et demain, à tous points de vue, même les esprits les plus rétifs aux emportements collectifs doivent l’admettre. Le président a eu raison de dire à Munich: «L’agression russe doit échouer.» La grande offensive russe annoncée a conduit l’Ukraine à presser les pays Occidentaux de lui fournir une aide accrue, ce qui pousse la Russie à précipiter sa nouvelle attaque. C’est le moment le plus grave depuis l’échec de l’offensive sur Kiev.
Le président Zelensky presse les pays européens de lui fournir davantage d’armes, et notamment des avions. Les pays occidentaux peuvent-ils aller plus loin?
Peut-être le devront-ils. Face à la menace d’une offensive russe massive qui risquerait de submerger les forces ukrainiennes, il y aurait une logique dissuasive à élever le niveau du mur de défense ukrainien. Pour autant, il n’y a pas à accuser les dirigeants d’«hésiter». Biden, Scholz et Macron réfléchissent avant de décider, c’est la moindre des choses. Voyez les décisions sur les chars ou sur d’autres armes. Zelensky est dans son rôle, avec courage et talent. Mais il faut garder le contrôle de l’engrenage et définir l’usage des armes déjà fournies ou à venir.
Nous sommes des démocraties: nos positions doivent être tenables durablement, donc expliquées et convaincantes. Tout faire pour que Poutine ne puisse pas gagner en Ukraine, mais ne pas se laisser entraîner dans une confrontation directe avec la Russie. C’était la ligne de crête suivie depuis le début par Biden, Macron et Scholz. Je crois que c’était la bonne. Biden a décidé dès le début de ne pas envoyer son armée sur place. Ni les pays de l’Otan. Nous sommes maintenant dans une forme extrême de soutien, qui n’est pas de la cobelligérance. D’ailleurs, quoi qu’elle prétende, la Russie le reconnaît, puisqu’elle ne s’en prend pas à l’Otan.
Donner assez d’armes pour résister, mais pas assez pour gagner, n’est-ce pas courir le risque de nourrir une guerre sans fin?
Qu’appelez-vous gagner? Quel dirigeant occidental va assumer de fournir des armes offensives pour attaquer la Russie? Pas Biden, en tout cas. Mais qui assumerait de laisser Poutine réussir son offensive militaire? Personne. Nous devons donc maintenir, voire accroître notre soutien à l’Ukraine pour empêcher Poutine de gagner, ce qui passe d’urgence par plus de munitions. Tout en gardant le contrôle de la suite. Ligne de crête.
Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme?
Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire: qui contrôle l’Ukraine? Et, notamment, l’Est? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties, et j’espère que cela ne va pas le devenir, à force de le proclamer, car, si ça le devenait, il n’est pas sûr que l’Occident gagne à la fin! N’oublions pas que nous n’avons plus le monopole de la puissance, ni de l’influence. Voyez à l’ONU: une quarantaine de pays n’ont pas condamné Poutine et n’ont pas non plus voulu se ranger dans le camp occidental, dont l’Inde, une démocratie. Ils représentent les deux tiers de l’humanité!
Les démocraties représentatives, qui souffrent de la désaffection de leurs peuples, ce qui se traduit par la vague populiste, se ressoudent en se redécouvrant le camp du bien. Et c’est vrai que cette guerre est atroce. Mais, si nous faisons de cette guerre en Ukraine une guerre de civilisation, voire de religion, Occident vs Russie, etc., elle ne s’arrêtera jamais, il n’y aura jamais de solutions. Quand l’Occident se grise, il défend mal ses intérêts. Je n’achète pas cette rhétorique. Je suis pour une approche plus chirurgicale, plus réaliste, plus froide, qui, dans l’immédiat, doit faire échouer le recours à la force, mais qui prépare l’avenir.
Certains parlent de l’esprit «munichois» qui serait à l’œuvre dans le refus d’en finir une fois pour toutes avec Poutine. Cette comparaison vous paraît-elle utile?
Elle est surtout infondée. Depuis des décennies, il ne s’est pas passé une année en Occident sans qu’on dénonce un «nouveau Munich» ou un «nouvel Hitler», ce sont des sortes de catharsis historiques rétroactives qui n’offrent pas l’ombre d’une solution. Je trouve même choquants ces gens qui sont prêts à se battre jusqu’au dernier ukrainien - il y a des précédents. Il y a souvent dans le moralisme proclamé une forme de cynisme (au sens erroné et contemporain du terme). «En finir avec Poutine?» Aucun responsable ne dira cela et aucun Parlement ne le voterait. Faire plus pour défendre l’Ukraine? Oui.
On vous a reproché, à vous comme à d’autres tenants de la ligne «réaliste», de reprendre la rhétorique du Kremlin. Que répondez-vous à ces accusations?
Ceux qui travestissent ainsi la ligne réaliste se trompent de cible, de périodes, et mélangent tout. Les «réalistes» n’ont rien à voir avec les quelques pro-Poutine des dernières années. C’est sur 30 ans, de 1992 à 2023, qu’il faut raisonner. Or, dans les dix à quinze premières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réalistes américains, vétérans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aussi George Kennan ou encore Jack Matlock (ex-ambassadeur américain à Moscou, qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’Otan et avoir une Russie démocratique), John Mearsheimer, et même Zbig Brzezinski, qui n’avaient aucune «complaisance» pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triomphalisme aveugle des États-Unis. Kissinger l’a dit plusieurs fois: on a eu tort de ne pas mieux intégrer la Russie dans un ensemble de sécurité en Europe, et ce pour des raisons de sécurité, car, sinon, elle pouvait redevenir dangereuse. Ces réalistes pensaient à la sécurité de l’Europe à long terme. Si on les avait écoutés, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.
Et d’ailleurs, ils n’ont jamais demandé à ce que l’on change la cible des missiles nucléaires. Obama a eu tort de dire que la Russie était devenue une puissance régionale, donc négligeable. L’accord d’association Europe-Ukraine, conçu sous influence polonaise, coupait économiquement l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une provocation grave qui a eu des effets désastreux.
Mais, quelque part, les réalistes ont été écoutés, puisque l’Ukraine n’a jamais été intégrée à l’Otan…
Entre 1992 et 2017, on a donné de la verroterie diplomatique à la Russie tout en faisant avancer l’Otan. On dit que la politique réaliste avec la Russie a échoué, mais en réalité elle n’a pas été mise en œuvre. Qu’est-ce qui aurait été vraiment réaliste, realpolitik contre irrealpolitik? De faire de l’Ukraine, dès le début des années 1990, un pays neutre à la finlandaise, militairement lié ni à la Russie ni à l’Otan, avec en contrepartie des garanties de sécurité croisées, une autonomie du Donbass et un traité avec la Russie sur Sébastopol. Cela aurait été sans doute possible entre Eltsine et Clinton. L’Occident - qui avait «gagné la bataille de l’histoire» - a jugé cela superflu.
L’Occident n’a donc pas été assez inclusif au début, mais, à l’inverse, pas assez dissuasif dans les dernières années, quand la Russie était vraiment redevenue dangereuse. Et sa pire décision a été celle de l’Otan en 2007 à Bucarest: proclamer que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’Otan, mais pas tout de suite! C’était agiter le chiffon rouge de l’adhésion (donc de la Crimée et de Sébastopol dans l’Otan) sans protéger l’Ukraine par l’article 5. C’était aberrant. Quand Merkel et Sarkozy ont bloqué l’entrée, j’étais d’accord, car j’espérais que les idées de neutralité à la Brzezinski étaient encore applicables, mais en réalité c’était trop tard. Soit il fallait établir cette neutralité dans les années 1990 - c’est mon avis -, soit il fallait faire entrer l’Ukraine dans l’Otan et garantir Sébastopol pour la Russie. Ce non-choix, combiné au ratage de l’accord d’association, conduisait à une guerre avec une Russie redevenue nationaliste et revancharde.
Cette campagne contre le réalisme est donc myope. Elle n’empêchera pas que le débat historique, important pour l’avenir, ait lieu. Mais il n’est pas d’actualité.
L’issue du conflit passera forcément par des concessions à la Russie?
Question prématurée. Je ne vois pas, pour le moment, d’«issue» au conflit. Comment un président ukrainien, après de telles horreurs, pourrait se mettre à parler aux Russes? De quoi? Je ne vois pas non plus, à ce stade, de disponibilité russe. Est-ce que tout cela n’a pas été pulvérisé par la guerre? Si l’offensive russe du printemps ne l’emporte pas - et il faut qu’elle soit bloquée -, on ne peut exclure un scénario de type Corée. En 1953, les Coréens du Sud voulaient reconquérir la Corée du Nord, et avaient demandé des frappes nucléaires aux Américains, qui avaient refusé! Et la ligne de front s’est gelée.
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