Le Maroc a confié la gestion de son réseau d’influence à son service secret extérieur, ce qui a suscité l’ouverture d’un débat au Parlement européen sur les allégations de corruption et d’ingérence étrangère de Rabat, alors même que l’institution s’apprête à voter pour la première fois depuis un quart de siècle une résolution critiquant la situation des droits humains dans ce pays.
À l’automne 2021, les 90 députés membres des commissions des affaires étrangères et du développement du Parlement européen ont dû, comme chaque année, choisir les trois candidats sélectionnés pour obtenir le prix Sakharov des droits de l’homme, le plus prestigieux de ceux que décernent les institutions européennes. Au premier tour sont arrivés ex aequo Jeanine Añez, l’ancienne présidente de la Bolivie, candidate présentée le parti d’extrême droite espagnol Vox au nom du groupe Conservateurs et réformistes, et l’activiste saharaouie Sultana Khaya, parrainée par Les Verts et le Groupe de gauche. La première des deux femmes purge une peine de prison dans son pays pour « terrorisme, sédition et conspiration » à la suite du coup d’État qui a mis fin à la présidence d’Evo Morales en novembre 2019. La deuxième était, en octobre 2021, depuis un an en réclusion à son domicile de Boujador (Sahara occidental) et affirme avoir été violée, ainsi que sa sœur, par les forces de l’ordre marocaines.
Pour départager les deux candidates, il a fallu revoter pour que l’une ou l’autre rentre dans la short list de trois sélectionné·es susceptibles de recevoir le prix. Tonino Picula, un ancien ministre socialiste croate, a alors envoyé un courriel urgent à tous les députés de son groupe, leur demandant de soutenir Jeanine Añez. Ce n’était pas une initiative personnelle. Il a précisé qu’il avait écrit ce courriel au nom de Pedro Marqués, député portugais et vice-président du groupe socialiste. Celui-ci agissait vraisemblablement à son tour sur instruction de la présidente du groupe, l’Espagnole Iratxe García. Añez est donc sortie victorieuse de ce deuxième tour de vote.
Les socialistes bloquent les résolutions sur les droits humains
Cet épisode illustre à quel point le Maroc a été, depuis des décennies, l’enfant gâté du Parlement européen. Socialistes, surtout espagnols et français, et bon nombre de conservateurs, ont multiplié les égards vis-à-vis de la monarchie alaouite. Alors que de nombreux pays tiers ont fait l’objet de résolutions critiquant durement leurs abus en matière de droits humains, le Maroc a été épargné depuis 1996. « Pendant de longues années, les socialistes ont systématiquement bloqué tout débat ou résolution en séance plénière qui puisse déranger un tant soit peu le Maroc », regrette Miguel Urban, député du Groupe de gauche.
Rabat n’a été épinglé que dans de très rares cas pour sa politique migratoire. Il a fallu que plus de 10 000 immigrés irréguliers marocains, dont 20 % de mineurs, entrent le 17 et 18 mai 2021 dans la ville espagnole de Ceuta, pour que le Parlement européen se décide à voter, le 10 juin 2021, une résolution appelant le Maroc à cesser de faire pression sur l’Espagne. L’initiative est partie non pas des socialistes ni des conservateurs, mais de Jordi Cañas, un député espagnol de Renew Europe (libéraux). Elle a obtenu 397 votes pour, 85 contre et un nombre exceptionnellement élevé d’abstentions (196). Parmi les abstentionnistes et ceux qui s’y sont opposé figuraient nombre de députés français.
Un réseau de corruption
Derrière la longue liste de votes favorables aux intérêts du Maroc, empêchant d’aborder les questions gênantes en matière de droits humains, ou sur des sujets plus substantiels comme les accords de pêche et d’association, il n’y a pas eu que le réseau de corruption que la presse appelle « Qatargate » alors que, chronologiquement, c’est davantage d’un « Marocgate » qu’il s’agit. Il y a eu d’abord ces idées répandues entre eurodéputés que le voisin du Sud est un partenaire soucieux de renforcer ses liens avec l’Union européenne ; qu’il est en Afrique du Nord, et même dans le monde arabe, le pays le plus proche de l’Occident et celui dont les valeurs et le système politique ressemblent davantage à une démocratie.
Nul besoin donc, apparemment, de mettre en place un réseau de corruption quand la partie était pratiquement gagnée d’avance. C’est pourtant ce que le royaume a fait depuis une douzaine d’années d’après les fuites sur l’enquête menée depuis juillet 2022 par le juge d’instruction belge Michel Claise, spécialisé dans la criminalité financière, et publiées par la presse belge et italienne depuis la mi-décembre. « Le Maroc ne se contentait pas de 90 %, il voulait les 100 % », expliquent, en des termes identiques, les députés espagnols Miguel Urban, du Groupe de gauche, et Ana Miranda, des Verts.
L’engrenage du Marocgate est né en 2011 quand s’est nouée la relation entre le député européen socialiste italien Pier Antonio Panzeri et Abderrahim Atmoun, député marocain du parti Authenticité et modernité, fondé par le principal conseiller du roi Mohamed VI, et coprésident de la commission parlementaire mixte Maroc-UE jusqu’en juin 2019. Cette année-là il fut nommé ambassadeur du Maroc à Varsovie.
Révélations de Wikileaks
Les révélations de ce que l’on a appelé le Wikileaks marocain révèleront, fin 2014, à quel point les autorités marocaines apprécient Panzeri. Des centaines de courriels et de documents confidentiels de la diplomatie marocaine et du service de renseignements extérieurs (Direction générale d’études de documentation) ont alors été diffusés sur Twitter par un profil anonyme qui se faisait appeler Chris Coleman. On sait aujourd’hui qui se cachait derrière cet anonymat : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services secrets français se vengeaient ainsi de plusieurs coups bas que leur avaient infligés leurs collègues marocains, à commencer par la divulgation par Le 360, un journal proche du palais, du nom de leur cheffe d’antenne à Rabat.
Dans ces câbles diplomatiques marocains, Panzeri est décrit comme « un allié pour combattre l’activisme grandissant des ennemis du Maroc en Europe ». Il a occupé, pour cela, des postes clefs au Parlement, comme celui de président de la délégation pour les relations avec les pays du Maghreb et de la sous-commission droits de l’homme. Selon l’enquête du juge Claise, Panzeri a impliqué son ex-femme et sa fille, mais surtout Eva Kaili, vice-présidente socialiste du Parlement européen, et Francesco Giorgi, qui fut son assistant parlementaire et qui était en couple avec la députée grecque. Il a été le premier à avouer, lors d’un interrogatoire en décembre 2022, qu’il travaillait pour le Maroc. Il a signé mardi 17 janvier un mémorandum avec le procureur fédéral (en vertu de la loi sur les repentis) dans lequel s’engage à faire « des déclarations substantielles, révélatrices, sincères et complètes » dans le cadre de l’enquête pour corruption.
La justice belge a aussi demandé la levée de l’immunité parlementaire de deux autres socialistes, le Belge Marc Tarabella, et l’italien Andrea Cozzolino. Ce dernier avait partiellement pris le relais de Panzeri dans les deux organes qu’il présidait. Il s’était aussi montré très actif, tout comme Eva Kaili, au sein de la commission d’enquête parlementaire sur Pegasus et autres logiciels espions qui concerne de près le Maroc. « Kaili a cherché à freiner l’enquête sur le logiciel Pegasus », a affirmé, le 19 décembre, Sophie in’t Veld, la députée néerlandaise qui a rédigé le rapport préliminaire sur ce programme informatique d’espionnage, dans une interview au journal italien Domani.
L’« équipe Panzeri », qui compterait d’autres membres non encore dévoilés, aurait reçu 50 000 euros pour chaque amendement anti-Maroc torpillé, selon le quotidien belge De Standaard. La somme semble modeste en comparaison de celles supposément versées par Ben Samikh Al-Marri, ministre d’État du Qatar, pour améliorer l’image du pays qui s’apprêtait à accueillir la Coupe du monde de football à Doha. L’essentiel du million et demi d’euros en liquide saisi par la police fédérale belge lors des perquisitions effectuées à la mi-décembre proviendrait de l’émirat. Il s’est apparemment servi du réseau constitué par Panzeri. Celui-ci a continué à fonctionner après sa défaite aux élections européennes de 2019. Pour ce faire le député battu a d’ailleurs fondé une ONG bidon à Bruxelles, Fight Impunity.
En marge des bribes de l’enquête publiées par la presse, Vincent Van Quickenborne, le ministre belge de la Justice, a laissé entrevoir l’implication du Maroc dans ce réseau, le 14 décembre, sans toutefois le nommer. Il a fait allusion à un pays qui cherchait à exercer son influence sur les négociations de pêche menées par l’UE, or c’est avec le Maroc que la Commission a signé son plus gros accord, et sur la gestion du culte musulman en Belgique. Les immigrés marocains constituent la plus importante communauté musulmane en dans ce pays.
À l’automne 2021, les 90 députés membres des commissions des affaires étrangères et du développement du Parlement européen ont dû, comme chaque année, choisir les trois candidats sélectionnés pour obtenir le prix Sakharov des droits de l’homme, le plus prestigieux de ceux que décernent les institutions européennes. Au premier tour sont arrivés ex aequo Jeanine Añez, l’ancienne présidente de la Bolivie, candidate présentée le parti d’extrême droite espagnol Vox au nom du groupe Conservateurs et réformistes, et l’activiste saharaouie Sultana Khaya, parrainée par Les Verts et le Groupe de gauche. La première des deux femmes purge une peine de prison dans son pays pour « terrorisme, sédition et conspiration » à la suite du coup d’État qui a mis fin à la présidence d’Evo Morales en novembre 2019. La deuxième était, en octobre 2021, depuis un an en réclusion à son domicile de Boujador (Sahara occidental) et affirme avoir été violée, ainsi que sa sœur, par les forces de l’ordre marocaines.
Pour départager les deux candidates, il a fallu revoter pour que l’une ou l’autre rentre dans la short list de trois sélectionné·es susceptibles de recevoir le prix. Tonino Picula, un ancien ministre socialiste croate, a alors envoyé un courriel urgent à tous les députés de son groupe, leur demandant de soutenir Jeanine Añez. Ce n’était pas une initiative personnelle. Il a précisé qu’il avait écrit ce courriel au nom de Pedro Marqués, député portugais et vice-président du groupe socialiste. Celui-ci agissait vraisemblablement à son tour sur instruction de la présidente du groupe, l’Espagnole Iratxe García. Añez est donc sortie victorieuse de ce deuxième tour de vote.
Les socialistes bloquent les résolutions sur les droits humains
Cet épisode illustre à quel point le Maroc a été, depuis des décennies, l’enfant gâté du Parlement européen. Socialistes, surtout espagnols et français, et bon nombre de conservateurs, ont multiplié les égards vis-à-vis de la monarchie alaouite. Alors que de nombreux pays tiers ont fait l’objet de résolutions critiquant durement leurs abus en matière de droits humains, le Maroc a été épargné depuis 1996. « Pendant de longues années, les socialistes ont systématiquement bloqué tout débat ou résolution en séance plénière qui puisse déranger un tant soit peu le Maroc », regrette Miguel Urban, député du Groupe de gauche.
Rabat n’a été épinglé que dans de très rares cas pour sa politique migratoire. Il a fallu que plus de 10 000 immigrés irréguliers marocains, dont 20 % de mineurs, entrent le 17 et 18 mai 2021 dans la ville espagnole de Ceuta, pour que le Parlement européen se décide à voter, le 10 juin 2021, une résolution appelant le Maroc à cesser de faire pression sur l’Espagne. L’initiative est partie non pas des socialistes ni des conservateurs, mais de Jordi Cañas, un député espagnol de Renew Europe (libéraux). Elle a obtenu 397 votes pour, 85 contre et un nombre exceptionnellement élevé d’abstentions (196). Parmi les abstentionnistes et ceux qui s’y sont opposé figuraient nombre de députés français.
Un réseau de corruption
Derrière la longue liste de votes favorables aux intérêts du Maroc, empêchant d’aborder les questions gênantes en matière de droits humains, ou sur des sujets plus substantiels comme les accords de pêche et d’association, il n’y a pas eu que le réseau de corruption que la presse appelle « Qatargate » alors que, chronologiquement, c’est davantage d’un « Marocgate » qu’il s’agit. Il y a eu d’abord ces idées répandues entre eurodéputés que le voisin du Sud est un partenaire soucieux de renforcer ses liens avec l’Union européenne ; qu’il est en Afrique du Nord, et même dans le monde arabe, le pays le plus proche de l’Occident et celui dont les valeurs et le système politique ressemblent davantage à une démocratie.
Nul besoin donc, apparemment, de mettre en place un réseau de corruption quand la partie était pratiquement gagnée d’avance. C’est pourtant ce que le royaume a fait depuis une douzaine d’années d’après les fuites sur l’enquête menée depuis juillet 2022 par le juge d’instruction belge Michel Claise, spécialisé dans la criminalité financière, et publiées par la presse belge et italienne depuis la mi-décembre. « Le Maroc ne se contentait pas de 90 %, il voulait les 100 % », expliquent, en des termes identiques, les députés espagnols Miguel Urban, du Groupe de gauche, et Ana Miranda, des Verts.
L’engrenage du Marocgate est né en 2011 quand s’est nouée la relation entre le député européen socialiste italien Pier Antonio Panzeri et Abderrahim Atmoun, député marocain du parti Authenticité et modernité, fondé par le principal conseiller du roi Mohamed VI, et coprésident de la commission parlementaire mixte Maroc-UE jusqu’en juin 2019. Cette année-là il fut nommé ambassadeur du Maroc à Varsovie.
Révélations de Wikileaks
Les révélations de ce que l’on a appelé le Wikileaks marocain révèleront, fin 2014, à quel point les autorités marocaines apprécient Panzeri. Des centaines de courriels et de documents confidentiels de la diplomatie marocaine et du service de renseignements extérieurs (Direction générale d’études de documentation) ont alors été diffusés sur Twitter par un profil anonyme qui se faisait appeler Chris Coleman. On sait aujourd’hui qui se cachait derrière cet anonymat : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services secrets français se vengeaient ainsi de plusieurs coups bas que leur avaient infligés leurs collègues marocains, à commencer par la divulgation par Le 360, un journal proche du palais, du nom de leur cheffe d’antenne à Rabat.
Dans ces câbles diplomatiques marocains, Panzeri est décrit comme « un allié pour combattre l’activisme grandissant des ennemis du Maroc en Europe ». Il a occupé, pour cela, des postes clefs au Parlement, comme celui de président de la délégation pour les relations avec les pays du Maghreb et de la sous-commission droits de l’homme. Selon l’enquête du juge Claise, Panzeri a impliqué son ex-femme et sa fille, mais surtout Eva Kaili, vice-présidente socialiste du Parlement européen, et Francesco Giorgi, qui fut son assistant parlementaire et qui était en couple avec la députée grecque. Il a été le premier à avouer, lors d’un interrogatoire en décembre 2022, qu’il travaillait pour le Maroc. Il a signé mardi 17 janvier un mémorandum avec le procureur fédéral (en vertu de la loi sur les repentis) dans lequel s’engage à faire « des déclarations substantielles, révélatrices, sincères et complètes » dans le cadre de l’enquête pour corruption.
La justice belge a aussi demandé la levée de l’immunité parlementaire de deux autres socialistes, le Belge Marc Tarabella, et l’italien Andrea Cozzolino. Ce dernier avait partiellement pris le relais de Panzeri dans les deux organes qu’il présidait. Il s’était aussi montré très actif, tout comme Eva Kaili, au sein de la commission d’enquête parlementaire sur Pegasus et autres logiciels espions qui concerne de près le Maroc. « Kaili a cherché à freiner l’enquête sur le logiciel Pegasus », a affirmé, le 19 décembre, Sophie in’t Veld, la députée néerlandaise qui a rédigé le rapport préliminaire sur ce programme informatique d’espionnage, dans une interview au journal italien Domani.
L’« équipe Panzeri », qui compterait d’autres membres non encore dévoilés, aurait reçu 50 000 euros pour chaque amendement anti-Maroc torpillé, selon le quotidien belge De Standaard. La somme semble modeste en comparaison de celles supposément versées par Ben Samikh Al-Marri, ministre d’État du Qatar, pour améliorer l’image du pays qui s’apprêtait à accueillir la Coupe du monde de football à Doha. L’essentiel du million et demi d’euros en liquide saisi par la police fédérale belge lors des perquisitions effectuées à la mi-décembre proviendrait de l’émirat. Il s’est apparemment servi du réseau constitué par Panzeri. Celui-ci a continué à fonctionner après sa défaite aux élections européennes de 2019. Pour ce faire le député battu a d’ailleurs fondé une ONG bidon à Bruxelles, Fight Impunity.
En marge des bribes de l’enquête publiées par la presse, Vincent Van Quickenborne, le ministre belge de la Justice, a laissé entrevoir l’implication du Maroc dans ce réseau, le 14 décembre, sans toutefois le nommer. Il a fait allusion à un pays qui cherchait à exercer son influence sur les négociations de pêche menées par l’UE, or c’est avec le Maroc que la Commission a signé son plus gros accord, et sur la gestion du culte musulman en Belgique. Les immigrés marocains constituent la plus importante communauté musulmane en dans ce pays.
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