OPINION. Nul ne ment autant qu'un homme indigné, disait Nietzsche. Et c'est peu de dire que les médias occidentaux s'indignent - puisqu'ils ne font presque rien d'autre -, depuis l'invasion du territoire ukrainien par les troupes russes. Poutine est-il fou ? Non, il a simplement sauté à pieds joints dans l'Histoire. Ce qui intime non pas de s'indigner, mais de réfléchir. Un texte de Michel Onfray.
Le souverainiste que je suis ne peut que déplorer sans condition l’invasion de l’Ukraine, un pays libre et autonome, par la seule volonté de Poutine qui retourne le gant occidental en revendiquant à son tour, comme BHL et ses amis, un droit d’ingérence pour légitimer son impérialisme ! Toute la thématique souverainiste se trouve validée par ce qui advient. Car, qu’est-ce que le combat des Ukrainiens sinon celui d’un pays et d’un peuple qui ne veulent pas perdre leur souveraineté et ne souhaitent nullement leur vassalisation par la Russie de Poutine ?
Les Ukrainiens ont raison contre Poutine qu’il ne faut pas confondre avec le peuple russe - voire avec tout ce qui est russe : Dostoïevski ou Tchaïkovski stigmatisés, les footballeurs et les musiciens russes interdits de compétitions ou de concerts, les chats russes privés de concours félins, la vodka russe ou le bœuf Strogonoff frappés d’interdit, quels délires ! C’est fou comme les mondialistes sont devenus des xénophobes de la plus sale eau d’un seul coup d’un seul en associant dans une même haine tout ce qui est russe depuis le début de la Russie ! Au feu Tolstoï et Chostakovitch, Pouchkine et Eisenstein, au feu Pierre le Grand et Catherine de Russie, au feu l’Ermitage et la place Rouge ! Pourquoi pas même : haro sur le cornichon sucré ! Que va bien pouvoir manger la gauche caviar ?
Tous ceux qui haïssent le souverainisme en France au nom de la mondialisation heureuse se retrouvent clairement du côté du souverainisme quand il s’agit de l’Ukraine ! Éloge des frontières ukrainiennes, du drapeau ukrainien, des couleurs ukrainiennes, de la résistance ukrainienne, du patriotisme ukrainien, de l’armée ukrainienne, du peuple ukrainien, de l’armée ukrainienne ! Quel bonheur de voir cette clique, BHL en tête, ces Déroulède en jaune et bleu, valider le souverainisme et fustiger la vassalisation. [1]
Quelques crétins idéologues partisans de cette fameuse mondialisation heureuse s’accrochent encore aux thèses que Fukuyama développe dans Lafin de l’histoire et le dernier homme pour affirmer que ce qui advient en Ukraine témoigne qu’Huntington a tort ! Faut-il être aveugle et vouloir désespérément le demeurer pour proclamer devant un champ de ruines où se mène une guerre de civilisation que la thèse du choc des civilisations s’avère nulle et non venue ? Serait-ce alors plutôt le spectacle de la fin de l’histoire avec la réalisation du libéralisme partout sur la planète auquel nous assistons ? Allons, soyons sérieux…
Pour penser ainsi, ou plutôt : pour ne pas penser ainsi, c’est-à-dire ne pas penser du tout, il faut bien proposer une thèse alternative. Laquelle ? Poutine est fou. Ce qui explique tout ! Il est paranoïaque, il se botoxe le visage, il craint le covid comme un enfant, il était un piètre agent du KGB, il est mégalomane, psychotique, paranoïaque, il est enfermé au Kremlin seul depuis des années, il ne voit que cinq ou six personnes - n’aurait-il pas par hasard les pieds un peu fourchus et les oreilles franchement pointues et poilues ?
J’avais lu en son temps l’excellent livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Poutine, paru en 2015. Cet ouvrage montre bien qu’il existe une pensée Poutine qui ne relève aucunement du délire, de la folie ou d’une autre pathologie. Rappelons que la criminalisation par un pouvoir de ce qui lui résiste par la maladie mentale fut une grande spécialité soviétique…
J’ai relu il y a quelques jours ce livre plume à la main [2]. Il en ressort que Poutine offre comme cadeau de nouvel an des livres aux gens avec qui il travaille, qui plus est des livres de philosophie : Philosophie de l’inégalité de Berdiaev, La justification du bien de Soloviev, Nos missions d’Ilyine par exemple… Est-ce la façon d’un fou ? Je n’en suis pas bien sûr. C’est celle d’un homme qui fait de la politique, sait ce qu’il veut et va où il a décidé d’aller. Ce projet n’est pas neuf chez lui.
Certes Poutine n’est pas un philosophe professionnel et il fait un usage, disons éclectique et pragmatique de la philosophie russe. Il n’a pas fait d’études de philosophie à proprement parler, ce qui de toute façon ne garantirait de rien, mais des études de droit au cours desquelles il a lu Locke, Hobbes et Kant qu’il a souvent cité dans une première époque, celle dont on peut dire qu’elle était occidentaliste.
Hier et aujourd’hui, Poutine s’inscrit dans un très ancien débat russe qui oppose les occidentalistes aux slavophiles [3]. Jadis en quête d’identité, les intellectuels, penseurs et philosophes russes estimaient qu’il fallait choisir entre se tourner vers l’est ou regarder vers l’ouest.
Les premiers, les slavophiles, font entrer la philosophie en Russie : ils sont influencés par Schelling et Hegel ; ils croient à la puissance de l’identité russe ; ils défendent l’existence d’un génie national propre ; ils donnent à la religion et aux valeurs de l’aristocratie une importance généalogique capitale ; ils critiquent l’individualisme, le mode de vie occidental ; ils célèbrent la communauté organique du peuple russe ; ils sont romantiques ; ils refusent de faire partie de l’Europe en estimant qu’ils ne sauraient être une partie de ce petit tout alors qu’ils sont géographiquement les plus importants ; ils s’opposent à l’Occident ; ils croient que les Slaves pourraient initier un nouvel ordre mondial alternatif au mode de vie occidental. N’y sommes-nous pas ?
Les seconds, les occidentalistes, regardent vers Paris qui passe pour la capitale des élégances européennes ; ils veulent abolir l’arbitraire impérial qui limite les libertés, s’appuie sur la religion orthodoxe et défend un nationalisme impérieux ; ils lui préfèrent un socialisme français et sont influencés par Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc, Etienne Cabet, George Sand ; l’un d’entre eux, Herzen, fréquente Proudhon et correspond avec Bakounine ; ils défendent le matérialisme, donc l’athéisme.
On se doute, bien sûr, que les occidentalistes ont la faveur des intellectuels et les slavophiles celles du peuple. Poutine inscrit donc sa politique dans ce vieux combat idéologique, intellectuel, philosophique : il veut une Russie slavophile et combat une Ukraine occidentaliste. A leur manière, c’est du moins ce que pense Poutine, Lénine était occidentaliste, son marxisme hégélien témoigne, pendant que Staline était plus proche des slavophiles, sa grande guerre nationale contre le nazisme en fait foi.
Pour justifier la guerre impérialiste de Poutine contre l’Ukraine, les références faites à l’OTAN, à l’installation des missiles dans des pays frontaliers de la Russie qui, au temps de l’Union soviétique, en faisaient partie, à leur adhésion à l’OTAN, sont un leurre : il ne s’agit que de la partie émergée du problème, sa formulation médiatique. Poutine ne saurait vraiment craindre les armes de l’OTAN basées sur les pays acquis à la cause occidentaliste depuis la fin de l’URSS, car l’armement russe peut, venu du ciel via les bombardiers et les chasseurs, ou des fonds marins, via les sous-marins, sinon de la terre à la frontière ouest de la Russie, le tout conduit via l’espace qu’il maîtrise, à quoi bon sinon le tir contre un satellite il y a peu [4], riposter sans problème à des attaques venues de batteries de missiles situées sur les pays de l’ancienne URSS qui ont choisi l’ouest pour son mode de vie individualiste, hédoniste, consumériste, postchrétien [5]. C’est leur façon à eux, sans peut-être vraiment le savoir, de jouer la carte occidentaliste, ce que Poutine le slavophile ne peut pas supporter. Poutine pourra bien faire, il aura toujours une frontière commune avec l’Europe occidentaliste. Plus ou moins à l’est n’est pas le problème.
Le problème, c’est son désir impérialiste d’étendre son espace vital slavophile anti-occidentaliste. C’est désormais le nôtre aussi puisque la France prend position contre la Russie au nom de la décision de son chef de l’État, pourtant à une poignée de jours d’une élection qui décidera de sa reconduction ou non, d’engager notre pays dans la guerre sans consultation du Congrès.
Une fois de plus, le souverainiste que je suis voit dans ce conflit la validation de ses thèses : j’ai toujours dit que la jurisprudence Mitterrand qui, le 17 janvier 1995, annonce au Bundestag que « le nationalisme c’est la guerre », était fautive et délirante – c’était un propos électoraliste pour cet europhile paradoxalement devenu giscardien depuis son renoncement au socialisme en 1983. Ce n’est pas le nationalisme qui pose problème, mais l’impérialisme, ce qui n’est pas la même chose.
Une nation n’aspire pas de façon automatique à l’étendue de son espace vital - ce qui définit l’impérialisme, mais aussi le fascisme, qu’on se souvienne du Lebensraum nazi. La Première Guerre ne commence pas par hasard avec l’assassinat de l’archiduc de l’Empire austro-hongrois à Sarajevo. Cette guerre a fondamentalement opposé des Empires qui luttaient pour l’extension de leur espace vital via le colonialisme. L’Autriche-Hongrie, le II° Reich de l’Allemagne, l’Empire français, l’Empire anglais, l’Empire ottoman, l’Empire russe, voilà les belligérants de l’époque. L’Alsace-Lorraine, c’est juste pour l’image d’Épinal localo-locale qui mobilise la troupe française d’un peuple qu’on envoie se faire trouer la peau pour sauver les Empires…
Poutine a hérité d’un pays qui fit peur au monde entier pendant des décennies et qui, après la chute de l’URSS, s’est retrouvé comme une friche industrielle traversée par les vents mauvais de l’histoire qui se faisait désormais sans lui. Le traumatisme de Poutine est là. Il l’a dit, on l’a beaucoup répété sans en tirer les conséquences pour l’avenir de l’Europe : la chute de l’URSS fut « la plus grande catastrophe géopolitique du XX° siècle ». Vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés en dehors de la frontière de la nouvelle Russie, soit l’équivalent d’un gros pays d’Europe éparpillé. Le destin de ces miettes structure notre avenir. Poutine souhaite les réunir. De ce fait, il russifie à tout va et affirme de l’Ukraine et de la Russie : « Nous sommes un seul et même peuple ». L’Ukraine n’est donc pas pour lui un État souverain, ce qu’il est pourtant, mais une partie de la Russie. Il ne veut pas perdre ces « russes »-là et souhaite les récupérer alors que l’OTAN entend bien les ancrer à l’ouest. Ce projet de reconquête impérialiste doublé d’un projet impérialiste américain d’étendre son influence dans ces mêmes pays grâce à l’OTAN, qu’on se souvienne des bombardements de la Serbie effectués par l’OTAN en 1999 durant la guerre du Kosovo (territoire toujours revendiqué par Belgrade), que Poutine a pris comme une offense, c’est ni plus ni moins un conflit de civilisation.
Dans son option géopolitique, Poutine pèse ses mots et ne parle ni des totalitarismes rouges et bruns, encore moins de la Shoah qui, à l’ouest, joue le rôle d’axe spirituel du monde post-nazi [6], mais de la seule chute de l’Empire soviétique. On ne peut plus slavophile comme lecture du monde au XX° siècle.
Personnellement, dans les années 90 du siècle dernier, cet ancien officier du KGB qu’est Poutine, dont le grand-père fut cuisinier chez Lénine puis chez Staline, est devenu chauffeur de taxi avec sa voiture personnelle pour vivre dans son pays en ruines.
La mainmise marxiste sur la philosophie de l’histoire a longtemps empêché de la penser en dehors de cette idéologie. C’est dommage, car, autre moteur que les masses, le ressentiment joue un rôle majeur dans la fabrication de l’Histoire [7]. Il est acquis désormais que l’humiliation du Traité de Versailles n’est pas pour peu dans le trajet victorieux d’un certain Adolf Hitler et sur le déploiement européen de l’Histoire qui s’en est suivie jusqu’à aujourd’hui – Poutine parle encore des nazis en Ukraine ! On n’humilie pas impunément un homme ou un peuple.
Le souverainiste que je suis ne peut que déplorer sans condition l’invasion de l’Ukraine, un pays libre et autonome, par la seule volonté de Poutine qui retourne le gant occidental en revendiquant à son tour, comme BHL et ses amis, un droit d’ingérence pour légitimer son impérialisme ! Toute la thématique souverainiste se trouve validée par ce qui advient. Car, qu’est-ce que le combat des Ukrainiens sinon celui d’un pays et d’un peuple qui ne veulent pas perdre leur souveraineté et ne souhaitent nullement leur vassalisation par la Russie de Poutine ?
Les Ukrainiens ont raison contre Poutine qu’il ne faut pas confondre avec le peuple russe - voire avec tout ce qui est russe : Dostoïevski ou Tchaïkovski stigmatisés, les footballeurs et les musiciens russes interdits de compétitions ou de concerts, les chats russes privés de concours félins, la vodka russe ou le bœuf Strogonoff frappés d’interdit, quels délires ! C’est fou comme les mondialistes sont devenus des xénophobes de la plus sale eau d’un seul coup d’un seul en associant dans une même haine tout ce qui est russe depuis le début de la Russie ! Au feu Tolstoï et Chostakovitch, Pouchkine et Eisenstein, au feu Pierre le Grand et Catherine de Russie, au feu l’Ermitage et la place Rouge ! Pourquoi pas même : haro sur le cornichon sucré ! Que va bien pouvoir manger la gauche caviar ?
Tous ceux qui haïssent le souverainisme en France au nom de la mondialisation heureuse se retrouvent clairement du côté du souverainisme quand il s’agit de l’Ukraine ! Éloge des frontières ukrainiennes, du drapeau ukrainien, des couleurs ukrainiennes, de la résistance ukrainienne, du patriotisme ukrainien, de l’armée ukrainienne, du peuple ukrainien, de l’armée ukrainienne ! Quel bonheur de voir cette clique, BHL en tête, ces Déroulède en jaune et bleu, valider le souverainisme et fustiger la vassalisation. [1]
Quelques crétins idéologues partisans de cette fameuse mondialisation heureuse s’accrochent encore aux thèses que Fukuyama développe dans Lafin de l’histoire et le dernier homme pour affirmer que ce qui advient en Ukraine témoigne qu’Huntington a tort ! Faut-il être aveugle et vouloir désespérément le demeurer pour proclamer devant un champ de ruines où se mène une guerre de civilisation que la thèse du choc des civilisations s’avère nulle et non venue ? Serait-ce alors plutôt le spectacle de la fin de l’histoire avec la réalisation du libéralisme partout sur la planète auquel nous assistons ? Allons, soyons sérieux…
Pour penser ainsi, ou plutôt : pour ne pas penser ainsi, c’est-à-dire ne pas penser du tout, il faut bien proposer une thèse alternative. Laquelle ? Poutine est fou. Ce qui explique tout ! Il est paranoïaque, il se botoxe le visage, il craint le covid comme un enfant, il était un piètre agent du KGB, il est mégalomane, psychotique, paranoïaque, il est enfermé au Kremlin seul depuis des années, il ne voit que cinq ou six personnes - n’aurait-il pas par hasard les pieds un peu fourchus et les oreilles franchement pointues et poilues ?
J’avais lu en son temps l’excellent livre de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Poutine, paru en 2015. Cet ouvrage montre bien qu’il existe une pensée Poutine qui ne relève aucunement du délire, de la folie ou d’une autre pathologie. Rappelons que la criminalisation par un pouvoir de ce qui lui résiste par la maladie mentale fut une grande spécialité soviétique…
J’ai relu il y a quelques jours ce livre plume à la main [2]. Il en ressort que Poutine offre comme cadeau de nouvel an des livres aux gens avec qui il travaille, qui plus est des livres de philosophie : Philosophie de l’inégalité de Berdiaev, La justification du bien de Soloviev, Nos missions d’Ilyine par exemple… Est-ce la façon d’un fou ? Je n’en suis pas bien sûr. C’est celle d’un homme qui fait de la politique, sait ce qu’il veut et va où il a décidé d’aller. Ce projet n’est pas neuf chez lui.
Certes Poutine n’est pas un philosophe professionnel et il fait un usage, disons éclectique et pragmatique de la philosophie russe. Il n’a pas fait d’études de philosophie à proprement parler, ce qui de toute façon ne garantirait de rien, mais des études de droit au cours desquelles il a lu Locke, Hobbes et Kant qu’il a souvent cité dans une première époque, celle dont on peut dire qu’elle était occidentaliste.
Hier et aujourd’hui, Poutine s’inscrit dans un très ancien débat russe qui oppose les occidentalistes aux slavophiles [3]. Jadis en quête d’identité, les intellectuels, penseurs et philosophes russes estimaient qu’il fallait choisir entre se tourner vers l’est ou regarder vers l’ouest.
Les premiers, les slavophiles, font entrer la philosophie en Russie : ils sont influencés par Schelling et Hegel ; ils croient à la puissance de l’identité russe ; ils défendent l’existence d’un génie national propre ; ils donnent à la religion et aux valeurs de l’aristocratie une importance généalogique capitale ; ils critiquent l’individualisme, le mode de vie occidental ; ils célèbrent la communauté organique du peuple russe ; ils sont romantiques ; ils refusent de faire partie de l’Europe en estimant qu’ils ne sauraient être une partie de ce petit tout alors qu’ils sont géographiquement les plus importants ; ils s’opposent à l’Occident ; ils croient que les Slaves pourraient initier un nouvel ordre mondial alternatif au mode de vie occidental. N’y sommes-nous pas ?
Les seconds, les occidentalistes, regardent vers Paris qui passe pour la capitale des élégances européennes ; ils veulent abolir l’arbitraire impérial qui limite les libertés, s’appuie sur la religion orthodoxe et défend un nationalisme impérieux ; ils lui préfèrent un socialisme français et sont influencés par Saint-Simon, Charles Fourier, Louis Blanc, Etienne Cabet, George Sand ; l’un d’entre eux, Herzen, fréquente Proudhon et correspond avec Bakounine ; ils défendent le matérialisme, donc l’athéisme.
On se doute, bien sûr, que les occidentalistes ont la faveur des intellectuels et les slavophiles celles du peuple. Poutine inscrit donc sa politique dans ce vieux combat idéologique, intellectuel, philosophique : il veut une Russie slavophile et combat une Ukraine occidentaliste. A leur manière, c’est du moins ce que pense Poutine, Lénine était occidentaliste, son marxisme hégélien témoigne, pendant que Staline était plus proche des slavophiles, sa grande guerre nationale contre le nazisme en fait foi.
Pour justifier la guerre impérialiste de Poutine contre l’Ukraine, les références faites à l’OTAN, à l’installation des missiles dans des pays frontaliers de la Russie qui, au temps de l’Union soviétique, en faisaient partie, à leur adhésion à l’OTAN, sont un leurre : il ne s’agit que de la partie émergée du problème, sa formulation médiatique. Poutine ne saurait vraiment craindre les armes de l’OTAN basées sur les pays acquis à la cause occidentaliste depuis la fin de l’URSS, car l’armement russe peut, venu du ciel via les bombardiers et les chasseurs, ou des fonds marins, via les sous-marins, sinon de la terre à la frontière ouest de la Russie, le tout conduit via l’espace qu’il maîtrise, à quoi bon sinon le tir contre un satellite il y a peu [4], riposter sans problème à des attaques venues de batteries de missiles situées sur les pays de l’ancienne URSS qui ont choisi l’ouest pour son mode de vie individualiste, hédoniste, consumériste, postchrétien [5]. C’est leur façon à eux, sans peut-être vraiment le savoir, de jouer la carte occidentaliste, ce que Poutine le slavophile ne peut pas supporter. Poutine pourra bien faire, il aura toujours une frontière commune avec l’Europe occidentaliste. Plus ou moins à l’est n’est pas le problème.
Le problème, c’est son désir impérialiste d’étendre son espace vital slavophile anti-occidentaliste. C’est désormais le nôtre aussi puisque la France prend position contre la Russie au nom de la décision de son chef de l’État, pourtant à une poignée de jours d’une élection qui décidera de sa reconduction ou non, d’engager notre pays dans la guerre sans consultation du Congrès.
Une fois de plus, le souverainiste que je suis voit dans ce conflit la validation de ses thèses : j’ai toujours dit que la jurisprudence Mitterrand qui, le 17 janvier 1995, annonce au Bundestag que « le nationalisme c’est la guerre », était fautive et délirante – c’était un propos électoraliste pour cet europhile paradoxalement devenu giscardien depuis son renoncement au socialisme en 1983. Ce n’est pas le nationalisme qui pose problème, mais l’impérialisme, ce qui n’est pas la même chose.
Une nation n’aspire pas de façon automatique à l’étendue de son espace vital - ce qui définit l’impérialisme, mais aussi le fascisme, qu’on se souvienne du Lebensraum nazi. La Première Guerre ne commence pas par hasard avec l’assassinat de l’archiduc de l’Empire austro-hongrois à Sarajevo. Cette guerre a fondamentalement opposé des Empires qui luttaient pour l’extension de leur espace vital via le colonialisme. L’Autriche-Hongrie, le II° Reich de l’Allemagne, l’Empire français, l’Empire anglais, l’Empire ottoman, l’Empire russe, voilà les belligérants de l’époque. L’Alsace-Lorraine, c’est juste pour l’image d’Épinal localo-locale qui mobilise la troupe française d’un peuple qu’on envoie se faire trouer la peau pour sauver les Empires…
Poutine a hérité d’un pays qui fit peur au monde entier pendant des décennies et qui, après la chute de l’URSS, s’est retrouvé comme une friche industrielle traversée par les vents mauvais de l’histoire qui se faisait désormais sans lui. Le traumatisme de Poutine est là. Il l’a dit, on l’a beaucoup répété sans en tirer les conséquences pour l’avenir de l’Europe : la chute de l’URSS fut « la plus grande catastrophe géopolitique du XX° siècle ». Vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés en dehors de la frontière de la nouvelle Russie, soit l’équivalent d’un gros pays d’Europe éparpillé. Le destin de ces miettes structure notre avenir. Poutine souhaite les réunir. De ce fait, il russifie à tout va et affirme de l’Ukraine et de la Russie : « Nous sommes un seul et même peuple ». L’Ukraine n’est donc pas pour lui un État souverain, ce qu’il est pourtant, mais une partie de la Russie. Il ne veut pas perdre ces « russes »-là et souhaite les récupérer alors que l’OTAN entend bien les ancrer à l’ouest. Ce projet de reconquête impérialiste doublé d’un projet impérialiste américain d’étendre son influence dans ces mêmes pays grâce à l’OTAN, qu’on se souvienne des bombardements de la Serbie effectués par l’OTAN en 1999 durant la guerre du Kosovo (territoire toujours revendiqué par Belgrade), que Poutine a pris comme une offense, c’est ni plus ni moins un conflit de civilisation.
Dans son option géopolitique, Poutine pèse ses mots et ne parle ni des totalitarismes rouges et bruns, encore moins de la Shoah qui, à l’ouest, joue le rôle d’axe spirituel du monde post-nazi [6], mais de la seule chute de l’Empire soviétique. On ne peut plus slavophile comme lecture du monde au XX° siècle.
Personnellement, dans les années 90 du siècle dernier, cet ancien officier du KGB qu’est Poutine, dont le grand-père fut cuisinier chez Lénine puis chez Staline, est devenu chauffeur de taxi avec sa voiture personnelle pour vivre dans son pays en ruines.
La mainmise marxiste sur la philosophie de l’histoire a longtemps empêché de la penser en dehors de cette idéologie. C’est dommage, car, autre moteur que les masses, le ressentiment joue un rôle majeur dans la fabrication de l’Histoire [7]. Il est acquis désormais que l’humiliation du Traité de Versailles n’est pas pour peu dans le trajet victorieux d’un certain Adolf Hitler et sur le déploiement européen de l’Histoire qui s’en est suivie jusqu’à aujourd’hui – Poutine parle encore des nazis en Ukraine ! On n’humilie pas impunément un homme ou un peuple.
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