
Fez, envoyé spécial - LA COUR D'APPEL de Fez est loin de la cité des 4.000 de La Courneuve. Pourtant, à partir d'aujourd'hui, un tribunal marocain devra se pencher sur le sort des banlieues françaises. La comparution de sept jeunes inculpés venus de France pour tenter de déstabiliser le Maroc l'été dernier et de onze de leurs complices locaux lui en ont donné l'occasion. Sept jeunes beurs sont en effet accusés d'avoir «constitué une association criminelle», à l'origine notamment du meurtre de deux touristes espagnols, le 24 août, dans un hôtel de Marrakech. Stéphane Aït Idir, 22 ans, Rédouane Hamadi, 23 ans, Kamel Benachka, 26 ans, Abdesslam Guerrouaz, 25 ans, Moustafa Meziane, 36 ans, Abderrahmane Boujedli, 24 ans, et Hamel Merzoug, 28 ans, risquent la peine de mort.
Aït Idir, Français d'origine algérienne, et Hamadi, Français d'origine marocaine, qui faisaient partie du commando de Marrakech, sont évidemment les plus visés par la peine capitale. Leur histoire résume celle des autres. Avant 1991, à la cité des 4.000, ils traînaient leur ennui entre chômage et petits boulots. Comme leurs copains de la cité, ils discutaient au bas des cages d'escaliers, draguaient les filles et écoutaient de la musique, buvaient et tentaient plus au moins honnêtement de survivre.
Et puis, tout a basculé. Peut-être parce que la mère de Rédouane, de peur que son fils ne fasse des «bêtises», lui a fait lire le Coran afin qu'il retrouve une sagesse que la vie lui avait enlevée. Peut-être parce que Stéphane a vu ses amis s'enfoncer dans la drogue. Peut-être aussi parce que tous les deux ont eu envie de renouer avec une moralité qui leur manquait. De déception en dégoût, ils sont devenus islamistes. Ils ont fréquenté les mosquées de La Courneuve et de Saint-Denis. Les clubs de sports de combat des «éducateurs» islamistes. La guerre du Golfe aidant, ils se sont soudain rappelé qu'ils étaient arabes. Musulmans.
Les camps du Pakistan et d'Afghanistan. La suite les conduira vers les filières d'entraînement au Pakistan et en Afghanistan. Tous deux auront ensuite le désir d'aller se battre en Bosnie. Comme Merzoug, un autre inculpé, qui a fait partie des cinquième et septième brigades qui ont défendu Sarajevo. Mais c'est une autre mission qui va leur être confiée par «Rachid» et «Saïd», deux suspects en fuite que la justice marocaine considère comme les véritables commanditaires des opérations de l'été 1994. Une mission «couverte» religieusement par l'émir du groupe, Abdelkim Afkir, qu'ils connaissaient sous le nom de «Nasser» et qui les avait envoyés en Afghanistan.
Stéphane Aït Idir et Rédouane Hamadi feront partie des quatre groupes islamistes qui, le 24 août, devaient frapper au Maroc. Un premier commando devait mitrailler des touristes sur une plage de Tanger, un deuxième s'attaquer à une synagogue de Casablanca, un troisième à des policiers à Fez et un quatrième, le leur, mitrailler un car de touristes devant l'hôtel Atlas Asni de Marrakech.
Finalement, le 24, seul Aït Idir, Rédouane et Taref Falha, un inculpé actuellement détenu en Allemagne, après avoir mystérieusement échappé aux polices marocaine et française, vont intervenir. Vers 10h20, ce jour-là, trois hommes masqués pénètrent dans l'hôtel Atlas Asni, tirent des coups en l'air, s'emparent de la caisse et mitraillent un groupe de touristes qui circulent dans le hall avant de prendre la fuite. Bilan: deux morts, un blessé.
Un second commando. Le Maroc s'interroge. On pense à une sordide affaire de droit commun. Deux jours plus tard, le 26 août, à Fez, un second commando se fait prendre, alors qu'il s'apprêtait à s'attaquer à des policiers. Interrogés par la police, ceux qui le composent parlent. Dénoncent, après avoir été torturés, tous les membres des commandos devant intervenir au Maroc. Le soir même, Aït Idir est interpellé à la gare ferroviaire de Fez, Rédouane dans un bus qui le conduit vers Oujda. Tarek Falha, qui voyageait en sa compagnie, parvient à échapper aux contrôles policiers et regagne Paris. Vraisemblablement en avion.
Tandis que la police marocaine arrête des dizaines de personnes, complices présumées des inculpés, et découvre des caches d'armes; en France, les enquêteurs interpellent une quinzaine de membres présumés du réseau islamiste qui s'est attaqué au Maroc. On découvre des armes, du matériel de propagande islamiste, des tampons de l'Armée islamique du salut (AIS), la branche armée du Front islamique du salut (FIS), et même des documents permettant de penser que certains membres du réseau ont commis des attentats en Algérie.
Au Maroc, les autorités, suivies par la presse, commencent par présenter cette histoire comme une simple affaire de droit commun. La «qualité» d'islamiste n'est pas reconnue aux inculpés. Sans doute parce que les responsables marocains refusent d'admettre qu'un problème islamiste puisse exister dans leur pays. Sans doute aussi parce qu'ils redoutent des phénomènes locaux de solidarité.
D'ailleurs, le 16 septembre, le ministre de l'Intérieur marocain, Driss Basri, change de thèse: les inculpés ne sont plus des droits communs mais «des agents téléguidés de l'étranger». Un communiqué de ses services met formellement en cause les services secrets algériens, auxquels appartiendraient deux des commanditaires, «Rachid» et «Saïd». La presse marocaine reprend largement l'information qui crédibilise l'expulsion de nombreux Algériens et la fermeture des frontières entre les deux pays.
La piste algérienne écartée. Les enquêteurs français, eux, ne croient pas à cette thèse. Comme le ministre de l'Intérieur français, Charles Pasqua, et le juge Bruguières, à qui a été confiée la partie française du dossier. Pourtant, toute une partie de l'enquête marocaine se fera sur la base de cette mise en cause des services algériens. Certains inculpés ont même été contraints par la police de mettre en cause les Algériens, le juge marocain Bougataya suivant lui aussi cette piste pendant toute une partie de l'instruction. Cette piste lui avait été suggérée par le ministère de l'Intérieur, qui tentait de la faire confirmer par les accusés, parfois sur la seule base des articles parus dans la presse locale.
Aujourd'hui, les autorités marocaines semblent avoir en partie abandonné ce scénario. En effet, si l'accusation parle d'«action commandité de l'étranger», l'Algérie n'est plus citée et la justice reconnaît même que les inculpés appartenaient à un véritable réseau islamiste.
Il est vrai que depuis la crise maroco-algérienne de cet été, les relations entre les deux pays se sont améliorées. Le ministre de l'Intérieur marocain, Driss Basri, a même récemment rencontré son homologue algérien, Meziane Cherif, pendant plusieurs heures, à Tunis, dans une réunion consacrée à la lutte commune contre le terrorisme islamiste.
liberation.fr 10 janvier 1995