Fin connaisseur du Maroc, du dossier du Sahara, de l’Espagne et de ses rouages politiques, ainsi que des questions de géostratégie qui agitent le bassin méditerranéen et l’Europe, Emmanuel Dupuy nous livre dans cette interview une lecture inédite de la crise diplomatique entre Rabat et Madrid.
Une crise qui reflète, selon ce géo-politologue français, spécialisé dans les questions de sécurité euro-méditerranéennes, plusieurs éléments : la faiblesse du gouvernement Sanchez, à la composition hétéroclite, dirigé par un parti socialiste dont la survie ne dépend que de son alliance avec Podemos et le PSC (ces derniers se sont juste associés aux nationalistes catalans et soutenus par Podemos pour faire voter une lotion en faveur de la « rasd » en février 2017). Mais aussi la volonté de l’Espagne de se montrer sympathique vis-à-vis de l’Algérie pour se positionner sur des contrats d’armement juteux et créer au passage une alternative, autre que le Maroc, dans sa tentative d’expansion sur le continent africain.
Cette stratégie, aussi hasardeuse qu’improbable, a abouti au scandale de l’affaire Brahim Ghali, surnommé par certains médias espagnols « Ghali Gate » tant son impact sur le gouvernement Sanchez est désastreux. Selon notre expert, le Parlement espagnol ne devrait pas tarder à appeler à des élections anticipées pour faire tomber l’actuel Exécutif. Des élections où la droite, menée par la Parti Popular, partirait grande favorite, ce qui pourrait être, selon lui, une belle issue à cette crise diplomatique, étant donné les bonnes relations qu’entretient le Maroc avec le PP, et les positions claires de ce parti sur l’affaire Brahim Ghali.
Emmanuel Dupuy nous révèle également dans cet entretien les dessous de la violente levée de boucliers de l’UE contre le Maroc, accusé par plusieurs responsables européens de « chantage », et qui comparent le royaume à la Turquie d’Erdogan. Une montée au créneau qui n’est qu’oratoire selon notre expert, et qui aurait été provoquée essentiellement, selon lui, par la France, cet autre « ami » qui n’a pas hésité à poignarder Rabat dans le dos.
Il trouve à ce titre que la proposition française de se porter médiateur dans cette crise entre Rabat et Madrid est non seulement inadéquate mais condescendante. Puisque la France ne peut être neutre dans ce sujet, étant donné ses relations avec l’Algérie, cet « ami » encombrant qu’elle ne veut surtout pas contrarier. Or, c’est bien l’Algérie, comme nous le dit Emmanuel Dupuy, qui, derrière le rideau, est le principal metteur en scène de cette crise. Un rôle sur lequel elle doit également être questionnée pour que cette crise soit résolue une fois pour toutes.
– Médias24: Tout d’abord, comment qualifiez-vous la crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne ?
– Emmanuel Dupuy: C’est une crise épisodique, qui revient de manière régulière. Il y a eu, à plusieurs reprises dans le passé, des crises focalisées soit sur les présides de Sebta et Melilia, soit sur les différentes appréciations dans la gestion du dossier du Sahara, du dossier migratoire ou l’inégale coopération en matière terroriste. Tout dépend principalement de qui est au pouvoir à Madrid. Les relations entre le Maroc et l’Espagne sont généralement plus compliquées quand des membres du parti socialiste sont aux affaires, comme c’est le cas aujourd’hui avec le gouvernement Pedro Sanchez. Et elles sont plus aisées et fluides lorsque le gouvernement est dirigé par le parti Popular, le PP.
L’amitié entre le PP sous José María Aznar ou actuellement sous Pablo Casado avec un certain nombre de partis marocains comme l’Istiqlal, le RNI ou le PAM font que, quand la droite est au pouvoir en Espagne, et même en France, cela se passe mieux entre Madrid et Rabat.
Les choses actuellement sont d’autant plus compliquées que le pouvoir de Pedro Sanchez est fragile : il dépend très largement de partis régionalistes dont la matrice identitaire et politique induit une coopération beaucoup plus forte avec le polisario. Je pense notamment au parti de la gauche républicaine espagnole, Esquerra Republicana de catalunya (ERC). Ces derniers avec le parti national basque. Ces derniers ont allés, en février 2017, jusqu’à proposer une motion pour la reconnaissance par Madrid de la rasd.
– Ainsi, les relations entre Rabat et Madrid sont tributaires des changements politiques en Espagne ?
Elles varient en effet au rythme des changements politiques. Mais cela ne devrait pas fonctionner de la sorte car l’Espagne est depuis quelques années le premier partenaire commercial du Maroc, avec une balance commerciale de 12 milliards d’euros, dépassant la France de près de 3 milliards d’euros. Dans ce contexte, et avec de tels enjeux, les relations devraient être logiquement linéaires. Mais elles ne le sont pas, parce que l’Espagne est beaucoup moins stable politiquement.
– Cette crise n’oppose donc pas l’Espagne au Maroc, mais les partis du gouvernement Sanchez à Rabat, c’est bien cela ?
Le gouvernement Sanchez, c’est trop générique. Il y a au sein de ce gouvernement des dynamiques politiques qui ne sont pas si simples. C’est un gouvernement assez hétéroclite, avec un parti socialiste affaibli par la grosse défaite aux élections régionales du mois dernier où il a été laminé par la droite, y compris dans ses fiefs historiques, comme Madrid ou l’Andalousie.
Ce gouvernement ne tient que par la coalition qu’il a montée avec le PSC et Podemos.
Pedro Sanchez a été instrumentalisé dans cette affaire : il a laissé libre court aux velléités indépendantistes, ce que beaucoup lui reprochent en interne sur d’autres dossiers, comme le cas catalan.
Il y a d’ailleurs des différences assez fortes au sein de l’équipe Sánchez : si on regarde les positions du ministre de l’Intérieur, Fernando Grande, ou celles de la ministre de la Défense Margarita Robles, on voit bien qu’ils ne sont pas tous sur la même ligne. C’est moins visible dans le cas de la ministre des Affaires étrangères Arancha González, qui était obligée d’aller expliquer la position espagnole.
– Est-ce à dire que l’accueil de Brahim Ghali n’était qu’une maladresse du gouvernement ? Pourtant, tout porte à croire qu’il y a là un calcul politique, une volonté défendue par un courant fort au sein de l’exécutif espagnol…
Je dirai que c’est consubstantiel des forces politiques hétérogènes qui composent le gouvernement de Pedro Sánchez, qui ont été toujours mues par des velléités indépendantistes.
Si un Premier ministre de droite ou centriste était au pouvoir, je ne pense pas qu’il aurait accepté d’accueillir en catimini, de manière contraire aux us diplomatiques, Brahim Ghali. Et surtout pas en réponse à une demande des autorités algériennes.
– Quel impact cette crise, qualifiée par certains médias espagnols de Ghali Gate, a-t-elle eu sur les équilibres politiques en Espagne ?
Isabel Díaz Ayuso, la nouvelle égérie du PP en Espagne, ou Pablo Casado, le président du PP, ont interrogé, pas plus tard que la semaine dernière, au Cortes (Parlement espagnol) et de manière publique le Premier ministre en lui signalant qu’il a commis une erreur politique. Et qu’ils attendaient bien que cette erreur politique soit expliquée.
Nous sommes à l’aube d’une crise gouvernementale. Mais cette crise n’est pas née du Ghali Gate, qui est juste un exemple du très faible positionnement politique de Sanchez qui risque de devoir revenir aux urnes pour des élections anticipées. Des élections dont il est peu probable qu’il sorte gagnant. D’autant qu’il a perdu le soutien de Podemos, qu’il avait acté avec le SG de ce parti, Pablo Iglesias. Mais étant donné que Iglesias s’est fait lui-même débarquer de son parti, je ne suis pas sûr que s’il y a de nouvelles élections, le parti socialiste (PSOE) pourrait les gagner. Je pense même que la droite les remporteraient haut la main.
Il y aura sans doute un phénomène d’implosion à la suite de ce Ghali Gate. Car l’affaiblissement du PSOE avait commencé bien avant, avec la perte dans les régionales de la plupart des régions qui étaient ses bastions historiques, passés chez le PP. Sans parler de la montée en puissance de Vox, parti conservateur qu’on qualifie d’extrême droite, qui a déclaré que le Premier ministre devait démissionner, à la suite de la faute politique que constitue l’accueil de Brahim Ghali.
– Selon vous, Sanchez pourrait-il démissionner ?
Non, je crois plutôt à de possibles élections anticipées qui seront provoquées par le Parlement. Et je ne sais pas comment il pourrait y échapper, car sa majorité est très ténue et il est en train de la perdre.
– Dans cette crise du Ghali Gate, et jusqu’à l’épisode de Sebta, nous n’avons entendu aucune réaction de l’Union Européenne, qui voit pourtant entrer sur son espace une personne recherchée par la justice espagnole, sous une fausse identité et avec un faux passeport. Comment expliquez-vous ce silence de l’Europe ?
Il y a deux aspects à relever à ce sujet. Est-il nécessaire d’européaniser cette crise diplomatique qui est avant tout une crise bilatérale entre Rabat et Madrid ? Je crois que ni l’Espagne ni le Maroc ne souhaitent cette européanisation. Ensuite, faut-il y introduire une tierce configuration ? Le ministre français des Affaires étrangères Jean Yves Le Drian s’est proposé de manière totalement inadéquate comme médiateur. Les diplomaties espagnole ou marocaine ont-elles besoin de la France pour servir de facilitateur ? C’est aussi une question à se poser, mais à laquelle le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita a répondu de manière assez verte lors de son intervention sur Europe1.
L’Europe ne s’est pas exprimée sur l’entrée frauduleuse de Brahim Ghali. Mais quand elle s’est exprimée, tardivement, elle l’a fait de manière assez corporatiste après le pic migratoire de Sebta. Ylva Johansson, la commissaire suédoise aux affaires intérieures de l’UE, et Margaritis Schinas, vice-président de la Commission chargé des migrations et de la promotion du mode de vie européen — c’est son titre (sourire) –, ont tous deux soutenu la position espagnole.
– Pedro Sanchez a essayé d’européaniser le sujet en surfant sur les images des migrants tentant de traverser la frontière avec la ville occupée de Sebta. Pensez-vous qu’il a réussi dans sa tentative de fuite en avant à ressouder l’opinion publique espagnole et la communauté européenne ?
Les expressions de soutien venues d’Europe sont à mon avis purement oratoires et sûrement symboliques. Pedro Sanchez a été hué à Sebta. Et la « solidarité » que vous évoquez entre pays européens a été avant tout provoquée par la France, qui veut s’assurer que les 8.000 migrants qui ont franchi l’espace Schengen ne se retrouveront pas sur son territoire. Ce qu’ils peuvent faire soit en passant par Irun, dans le sud-ouest, soit en passant par le sud-est, par le Roussillon. La France a en quelque sorte initié la réaction de l’Union européenne. De nombreux pays européens ne voulaient pas, comme on dit, mettre la main dans le pot de confiture, ou ouvrir la boîte de Pandore. Parce qu’il n’y a pas véritablement de consensus en Europe sur la question migratoire.
La Hongrie par exemple, comme d’autres pays, a toujours dit que la question migratoire ne doit pas être traitée au niveau de l’UE puisqu’elle veut recouvrer sa pleine et entière souveraineté sur son espace frontalier.
Je ne suis pas du tout certain que la cohésion européenne soit au rendez-vous. C’est une cohésion de façade. Elle l’est parce que la France a tapé du poing sur la table et parce que la présidence de l’Union européenne est assurée actuellement par le Portugal qui a une concomitance d’agenda, ou du moins une volonté d’être sympathique à l’égard de son voisin et partenaire principal espagnol.
D’ici quelques semaines, le 1er juillet, avec le passage de relais à la présidence Slovène, il est possible que cette configuration change. La Slovénie est très loin de ces questions migratoires. Je ne dirai pas ça si c’était l’Italie, la Grèce ou la France qui allaient prendre le relais, mais il se trouve que la présidence française ne prendra place qu’au premier semestre 2022. On a ici la preuve que, parfois, ce n’est pas l’Europe qui parle, mais ceux qui ont le plus d’intérêt national à utiliser la dimension européenne pour faire valoir leur propre défense ou leur propre stratégie.
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Une crise qui reflète, selon ce géo-politologue français, spécialisé dans les questions de sécurité euro-méditerranéennes, plusieurs éléments : la faiblesse du gouvernement Sanchez, à la composition hétéroclite, dirigé par un parti socialiste dont la survie ne dépend que de son alliance avec Podemos et le PSC (ces derniers se sont juste associés aux nationalistes catalans et soutenus par Podemos pour faire voter une lotion en faveur de la « rasd » en février 2017). Mais aussi la volonté de l’Espagne de se montrer sympathique vis-à-vis de l’Algérie pour se positionner sur des contrats d’armement juteux et créer au passage une alternative, autre que le Maroc, dans sa tentative d’expansion sur le continent africain.
Cette stratégie, aussi hasardeuse qu’improbable, a abouti au scandale de l’affaire Brahim Ghali, surnommé par certains médias espagnols « Ghali Gate » tant son impact sur le gouvernement Sanchez est désastreux. Selon notre expert, le Parlement espagnol ne devrait pas tarder à appeler à des élections anticipées pour faire tomber l’actuel Exécutif. Des élections où la droite, menée par la Parti Popular, partirait grande favorite, ce qui pourrait être, selon lui, une belle issue à cette crise diplomatique, étant donné les bonnes relations qu’entretient le Maroc avec le PP, et les positions claires de ce parti sur l’affaire Brahim Ghali.
Emmanuel Dupuy nous révèle également dans cet entretien les dessous de la violente levée de boucliers de l’UE contre le Maroc, accusé par plusieurs responsables européens de « chantage », et qui comparent le royaume à la Turquie d’Erdogan. Une montée au créneau qui n’est qu’oratoire selon notre expert, et qui aurait été provoquée essentiellement, selon lui, par la France, cet autre « ami » qui n’a pas hésité à poignarder Rabat dans le dos.
Il trouve à ce titre que la proposition française de se porter médiateur dans cette crise entre Rabat et Madrid est non seulement inadéquate mais condescendante. Puisque la France ne peut être neutre dans ce sujet, étant donné ses relations avec l’Algérie, cet « ami » encombrant qu’elle ne veut surtout pas contrarier. Or, c’est bien l’Algérie, comme nous le dit Emmanuel Dupuy, qui, derrière le rideau, est le principal metteur en scène de cette crise. Un rôle sur lequel elle doit également être questionnée pour que cette crise soit résolue une fois pour toutes.
– Médias24: Tout d’abord, comment qualifiez-vous la crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne ?
– Emmanuel Dupuy: C’est une crise épisodique, qui revient de manière régulière. Il y a eu, à plusieurs reprises dans le passé, des crises focalisées soit sur les présides de Sebta et Melilia, soit sur les différentes appréciations dans la gestion du dossier du Sahara, du dossier migratoire ou l’inégale coopération en matière terroriste. Tout dépend principalement de qui est au pouvoir à Madrid. Les relations entre le Maroc et l’Espagne sont généralement plus compliquées quand des membres du parti socialiste sont aux affaires, comme c’est le cas aujourd’hui avec le gouvernement Pedro Sanchez. Et elles sont plus aisées et fluides lorsque le gouvernement est dirigé par le parti Popular, le PP.
L’amitié entre le PP sous José María Aznar ou actuellement sous Pablo Casado avec un certain nombre de partis marocains comme l’Istiqlal, le RNI ou le PAM font que, quand la droite est au pouvoir en Espagne, et même en France, cela se passe mieux entre Madrid et Rabat.
Les choses actuellement sont d’autant plus compliquées que le pouvoir de Pedro Sanchez est fragile : il dépend très largement de partis régionalistes dont la matrice identitaire et politique induit une coopération beaucoup plus forte avec le polisario. Je pense notamment au parti de la gauche républicaine espagnole, Esquerra Republicana de catalunya (ERC). Ces derniers avec le parti national basque. Ces derniers ont allés, en février 2017, jusqu’à proposer une motion pour la reconnaissance par Madrid de la rasd.
– Ainsi, les relations entre Rabat et Madrid sont tributaires des changements politiques en Espagne ?
Elles varient en effet au rythme des changements politiques. Mais cela ne devrait pas fonctionner de la sorte car l’Espagne est depuis quelques années le premier partenaire commercial du Maroc, avec une balance commerciale de 12 milliards d’euros, dépassant la France de près de 3 milliards d’euros. Dans ce contexte, et avec de tels enjeux, les relations devraient être logiquement linéaires. Mais elles ne le sont pas, parce que l’Espagne est beaucoup moins stable politiquement.
– Cette crise n’oppose donc pas l’Espagne au Maroc, mais les partis du gouvernement Sanchez à Rabat, c’est bien cela ?
Le gouvernement Sanchez, c’est trop générique. Il y a au sein de ce gouvernement des dynamiques politiques qui ne sont pas si simples. C’est un gouvernement assez hétéroclite, avec un parti socialiste affaibli par la grosse défaite aux élections régionales du mois dernier où il a été laminé par la droite, y compris dans ses fiefs historiques, comme Madrid ou l’Andalousie.
Ce gouvernement ne tient que par la coalition qu’il a montée avec le PSC et Podemos.
Pedro Sanchez a été instrumentalisé dans cette affaire : il a laissé libre court aux velléités indépendantistes, ce que beaucoup lui reprochent en interne sur d’autres dossiers, comme le cas catalan.
Il y a d’ailleurs des différences assez fortes au sein de l’équipe Sánchez : si on regarde les positions du ministre de l’Intérieur, Fernando Grande, ou celles de la ministre de la Défense Margarita Robles, on voit bien qu’ils ne sont pas tous sur la même ligne. C’est moins visible dans le cas de la ministre des Affaires étrangères Arancha González, qui était obligée d’aller expliquer la position espagnole.
– Est-ce à dire que l’accueil de Brahim Ghali n’était qu’une maladresse du gouvernement ? Pourtant, tout porte à croire qu’il y a là un calcul politique, une volonté défendue par un courant fort au sein de l’exécutif espagnol…
Je dirai que c’est consubstantiel des forces politiques hétérogènes qui composent le gouvernement de Pedro Sánchez, qui ont été toujours mues par des velléités indépendantistes.
Si un Premier ministre de droite ou centriste était au pouvoir, je ne pense pas qu’il aurait accepté d’accueillir en catimini, de manière contraire aux us diplomatiques, Brahim Ghali. Et surtout pas en réponse à une demande des autorités algériennes.
– Quel impact cette crise, qualifiée par certains médias espagnols de Ghali Gate, a-t-elle eu sur les équilibres politiques en Espagne ?
Isabel Díaz Ayuso, la nouvelle égérie du PP en Espagne, ou Pablo Casado, le président du PP, ont interrogé, pas plus tard que la semaine dernière, au Cortes (Parlement espagnol) et de manière publique le Premier ministre en lui signalant qu’il a commis une erreur politique. Et qu’ils attendaient bien que cette erreur politique soit expliquée.
Nous sommes à l’aube d’une crise gouvernementale. Mais cette crise n’est pas née du Ghali Gate, qui est juste un exemple du très faible positionnement politique de Sanchez qui risque de devoir revenir aux urnes pour des élections anticipées. Des élections dont il est peu probable qu’il sorte gagnant. D’autant qu’il a perdu le soutien de Podemos, qu’il avait acté avec le SG de ce parti, Pablo Iglesias. Mais étant donné que Iglesias s’est fait lui-même débarquer de son parti, je ne suis pas sûr que s’il y a de nouvelles élections, le parti socialiste (PSOE) pourrait les gagner. Je pense même que la droite les remporteraient haut la main.
Il y aura sans doute un phénomène d’implosion à la suite de ce Ghali Gate. Car l’affaiblissement du PSOE avait commencé bien avant, avec la perte dans les régionales de la plupart des régions qui étaient ses bastions historiques, passés chez le PP. Sans parler de la montée en puissance de Vox, parti conservateur qu’on qualifie d’extrême droite, qui a déclaré que le Premier ministre devait démissionner, à la suite de la faute politique que constitue l’accueil de Brahim Ghali.
– Selon vous, Sanchez pourrait-il démissionner ?
Non, je crois plutôt à de possibles élections anticipées qui seront provoquées par le Parlement. Et je ne sais pas comment il pourrait y échapper, car sa majorité est très ténue et il est en train de la perdre.
– Dans cette crise du Ghali Gate, et jusqu’à l’épisode de Sebta, nous n’avons entendu aucune réaction de l’Union Européenne, qui voit pourtant entrer sur son espace une personne recherchée par la justice espagnole, sous une fausse identité et avec un faux passeport. Comment expliquez-vous ce silence de l’Europe ?
Il y a deux aspects à relever à ce sujet. Est-il nécessaire d’européaniser cette crise diplomatique qui est avant tout une crise bilatérale entre Rabat et Madrid ? Je crois que ni l’Espagne ni le Maroc ne souhaitent cette européanisation. Ensuite, faut-il y introduire une tierce configuration ? Le ministre français des Affaires étrangères Jean Yves Le Drian s’est proposé de manière totalement inadéquate comme médiateur. Les diplomaties espagnole ou marocaine ont-elles besoin de la France pour servir de facilitateur ? C’est aussi une question à se poser, mais à laquelle le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita a répondu de manière assez verte lors de son intervention sur Europe1.
L’Europe ne s’est pas exprimée sur l’entrée frauduleuse de Brahim Ghali. Mais quand elle s’est exprimée, tardivement, elle l’a fait de manière assez corporatiste après le pic migratoire de Sebta. Ylva Johansson, la commissaire suédoise aux affaires intérieures de l’UE, et Margaritis Schinas, vice-président de la Commission chargé des migrations et de la promotion du mode de vie européen — c’est son titre (sourire) –, ont tous deux soutenu la position espagnole.
– Pedro Sanchez a essayé d’européaniser le sujet en surfant sur les images des migrants tentant de traverser la frontière avec la ville occupée de Sebta. Pensez-vous qu’il a réussi dans sa tentative de fuite en avant à ressouder l’opinion publique espagnole et la communauté européenne ?
Les expressions de soutien venues d’Europe sont à mon avis purement oratoires et sûrement symboliques. Pedro Sanchez a été hué à Sebta. Et la « solidarité » que vous évoquez entre pays européens a été avant tout provoquée par la France, qui veut s’assurer que les 8.000 migrants qui ont franchi l’espace Schengen ne se retrouveront pas sur son territoire. Ce qu’ils peuvent faire soit en passant par Irun, dans le sud-ouest, soit en passant par le sud-est, par le Roussillon. La France a en quelque sorte initié la réaction de l’Union européenne. De nombreux pays européens ne voulaient pas, comme on dit, mettre la main dans le pot de confiture, ou ouvrir la boîte de Pandore. Parce qu’il n’y a pas véritablement de consensus en Europe sur la question migratoire.
La Hongrie par exemple, comme d’autres pays, a toujours dit que la question migratoire ne doit pas être traitée au niveau de l’UE puisqu’elle veut recouvrer sa pleine et entière souveraineté sur son espace frontalier.
Je ne suis pas du tout certain que la cohésion européenne soit au rendez-vous. C’est une cohésion de façade. Elle l’est parce que la France a tapé du poing sur la table et parce que la présidence de l’Union européenne est assurée actuellement par le Portugal qui a une concomitance d’agenda, ou du moins une volonté d’être sympathique à l’égard de son voisin et partenaire principal espagnol.
D’ici quelques semaines, le 1er juillet, avec le passage de relais à la présidence Slovène, il est possible que cette configuration change. La Slovénie est très loin de ces questions migratoires. Je ne dirai pas ça si c’était l’Italie, la Grèce ou la France qui allaient prendre le relais, mais il se trouve que la présidence française ne prendra place qu’au premier semestre 2022. On a ici la preuve que, parfois, ce n’est pas l’Europe qui parle, mais ceux qui ont le plus d’intérêt national à utiliser la dimension européenne pour faire valoir leur propre défense ou leur propre stratégie.
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