Par Souleïman Bencheikh
Maghreb. Le rêve briséLe 27 avril 1958 s’ouvrait la Conférence de Tanger, premier jalon d’une Union maghrébine en devenir. 50 ans plus tard, il ne reste de ce rêve fondateur que le poids des rancœurs. Chronique d’un rendez-vous manqué.
Nous sommes le 27 avril 1958, date de l'ouverture de la Conférence de Tanger. Une rencontre qui réunit, quatre jours durant, les représentants du Maroc et de la Tunisie, fraîchement indépendants, en plus de l'Algérie alors en pleine guerre de décolonisation. Objet de la Conférence, qui voit la présence des trois grands partis nationalistesmaghrébins (le Parti de l'Istiqlal, le Front de libération nationale algérien et le Néo-Destour tunisien) : jeter les bases d’une Union de l’Afrique du Nord.
L'idée est ambitieuse, mais pas nouvelle. En 1926, déjà, Messali Hadj, figure historique du nationalisme algérien, avait créé l’Etoile nord-africaine, une association ouverte aux trois pays du Maghreb. Un an plus tard naissait l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA), dont les statuts proclament que "l’Afrique du Nord, unie et indivisible, est une nation qui doit rester une nation pour l’éternité". Et vingt ans plus tard, le 9 décembre 1947 précisément, le Bureau du Maghreb arabe voit le jour au Caire, regroupant les états-majors des indépendantistes maghrébins. Mais en 1958, pour la première fois, l’Union maghrébine maintes fois rêvée semble enfin réalisable sur le terrain, portée par les victoires des revendications indépendantistes. Trois ans après la Conférence de Bandoeng (Indonésie), qui a réuni le gotha du Tiers-monde, l’heure est à l’exploration des unions régionales. Avec un objectif affiché : échapper à la logique de blocs, née de la guerre froide, et éviter un enrôlement forcé d’un côté ou de l’autre du “Rideau de fer”. Pour le Maghreb, la question se pose en des termes spécifiques. En 1956, l’Egypte nassérienne sortait grandie de la crise du Canal de Suez, devenant un acteur incontournable du jeu diplomatique régional, voire mondial. D’autant que le 1er février 1958, Egypte et Syrie s’allient pour former une éphémère République arabe unie (qui ne vivra que trois petites années). “Pour l’Afrique du Nord, il s’agissait de définir une voie particulière, différente des panarabismes nassérien ou baasiste, de ne pas tomber sous la coupe des autres pays arabes, qui voyaient d’un mauvais œil les revendications maghrébines”, explique Zaki Moubarak, historien spécialiste du Maghreb.
L’ennemi français
“Après la réception protocolaire à Rabat par le roi Mohammed V, la Conférence fut présidée, durant ses quatre jours, par Allal El Fassi”. C’est ainsi que Tahar Belkhodja, présent à la Conférence de Tanger et proche collaborateur de Habib Bourguiba, se remémore l’événement. En filigrane, se dessine déjà le rapport de forces au sein des instances dirigeantes marocaines : la Conférence s’est certes tenue avec la bénédiction de Mohammed V, mais à l’initiative du Parti de l’Istiqlal. “Mohammed V a eu, peu avant la réunion de Tanger, quatre rencontres avec l’ambassadeur de France. Aux remontrances de Paris, qui s’inquiétait de la tenue de cette conférence, le roi a toujours répondu qu’il s’agissait d’une initiative de l’Istiqlal”, précise Zaki Moubarak. Pourtant, Mohammed V n'hésitera pas, quelques mois plus tard, à sortir de sa neutralité diplomatique pour apporter une caution royale aux résolutions prises à Tanger. “Après la fin de la Conférence, le roi du Maroc a reçu une ‘Convention du Maghreb libre’ à Casablanca, prenant, face à l’ancien colonisateur, de redoutables responsabilités. Il avait déclaré que si la France ripostait en agressant le Maroc et la Tunisie, il donnerait l’ordre de reprendre la guérilla”, écrit le journaliste italien Attilio Gaudio dans son livre Guerres et Paix au Maroc, 1950-1990 . Et d’ajouter : “Il est devenu clair à Tanger qu’il serait désormais bien plus difficile pour la France de jouer avec la liberté et les droits des peuples d’Afrique du Nord”. La Conférence de Tanger devient ainsi le symbole d’une union régionale contre un même occupant. En 1958, les 15 000 soldats français encore présents en Tunisie, en plus des 45 000 fantassins, 15 000 aviateurs et 3000 marins stationnés au Maroc, n’étaient pas sans relations avec le haut commandement basé à Alger. Ils faisaient peser une menace constante sur les deux pays fraîchement indépendants. La reprise des combats au Maroc comme en Tunisie était crédible. Le bombardement du village tunisien de Sakkiet par l’aviation française, quelques semaines avant la tenue de la Conférence, avait d’ailleurs laissé craindre le pire.
Une victoire algérienne
De fait, Tahar Belkhodja écrit dans ses Mémoires que “les résolutions finales déploraient que la France ait repoussé la médiation de Mohammed V et de Bourguiba (dans la guerre d’indépendance algérienne, ndlr). Elles recommandaient la constitution d’un gouvernement algérien et affirmaient que la forme fédérale était celle qui correspondait le mieux aux réalités des trois pays. Les progressistes avaient même proposé l’institution d’une assemblée parlementaire du Maghreb”. À l’issue de la Conférence, l’aide du Maroc et de la Tunisie au FLN algérien est ainsi officialisée, les deux pays acceptant le risque immense de servir de base arrière à l’ALN (Armée de libération nationale). En effet, la résolution sur la guerre d’indépendance algérienne “proclame solennellement le droit imprescriptible du peuple algérien à la souveraineté et à l’indépendance, seule condition de la solution du conflit franco-algérien”. C’est cette immixtion dans ses “affaires intérieures” qui chatouillera l’orgueil de l’occupant français, et dont se prévaudra longtemps le royaume chérifien dans ses relations avec l’Algérie. “Pour le Maroc, l’objectif était d’encadrer la lutte indépendantiste algérienne. Mais finalement, Alger sort gagnant de cette conférence qui servira de fondement à toutes les accusations de trahison”, explique Zaki Moubarak. Effectivement, côté algérien, on s’attache essentiellement à la deuxième grande résolution de la conférence : celle, pour chacun des trois pays du Maghreb, de ne signer aucun accord sans l’aval des deux autres. Le traité du 30 juin 1958 entre la Tunisie et la France du général De Gaulle sur le tracé d’un pipeline sera ainsi vécu comme une trahison par les Algériens. Le différend maroco-algérien, lui, a trait à une revendication fondamentale de l’Istiqlal : celle d’un Grand Maroc, s’étendant jusqu’au fleuve Sénégal. Vue d’Alger, cette notion de Grand Maroc est contradictoire avec l’idée d’un Maghreb fédéral qui s’est imposée à Tanger.
En même temps qu’elle brosse à grands traits l’idéal d’une union maghrébine, la Conférence de Tanger laisse aussi s’installer un profond malentendu entre Algériens et Marocains. Alors que les premiers crient à la trahison, les seconds dénoncent l’ingratitude du FLN. Et loin de donner vie au rêve d’une union maghrébine, le rendez-vous de Tanger accouche au contraire d’un idéal que personne n’est prêt à assumer. Les années suivantes seront d’ailleurs marquées par le recul des pionniers des nationalismes marocain et algérien. Pour la seule année 1961, deux événements symbolisent cet effacement et l’arrivée de nouvelles générations à la tête d’Etats forts et autoritaires : la mort de Mohammed V et le retrait de Ferhat Abbas du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). En 1963, le divorce est consommé : la Guerre des sables entre le Maroc et l’Algérie finit d’enterrer les espoirs d’une hypothétique union.
En fin de compte, l’entente et l’amitié proclamées à Tanger n’étaient que des voiles, cachant mal les préoccupations du moment : celles de souverainetés à asseoir et d’indépendances encore à gagner, parfois les uns contre les autres.
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