Marie-Amélie Lombard-Latune
Hugo Micheron, chercheur : « Discréditer le contrat social français et son modèle d’intégration républicaine apparaît comme une priorité. [...] Le but n’est pas d’atteindre d’emblée le cœur de la société française mais de persuader d’abord les musulmans de se “désavouer d’avec” la démocratie et ses valeurs »
Hugo MicheronHugo Micheron © Francesca Mantovani © Editions Gallimard
« J’ai jamais été autant épanoui idéologiquement et mentalement qu’en prison. Enfermer le mec, c’est du pipi de chat quand il était prêt à mourir ! Dix ans de prison ? C’est dans le chemin de Dieu. Je vais apprendre le Coran et sortir plus fort ». Youssef, 27 ans, est l’un des 80 terroristes qu’Hugo Micheron a pu rencontrer en prison. Ses entretiens sont devenus la matière première du remarquable Le Djihadisme français (Gallimard, en librairie le 9 janvier).
Le chercheur ne se contente pas de recueillir la parole, forcément biaisée, de ses interlocuteurs. Il l’analyse, la confronte, la contextualise tout en gardant la force du récit documenté. Les 400 pages décryptent toute la nature du phénomène, des banlieues populaires françaises au « Cham », ce califat fantasmé qui, de 2012 à 2019, a correspondu au territoire contrôlé par Daech en Syrie et en Irak. Des rêves de « jihad global » au Levant à la prison en France, véritable cocotte-minute mais aussi laboratoire pour les projets de ce microcosme fanatique.
Aujourd’hui, quelque 450 hommes et 45 femmes y sont détenus pour des faits de terrorisme dont la moitié environ – « les revenants » – ont été arrêtés à leur retour de zone de guerre. Certains, ayant purgé leurs peines, commencent à être libérés. Le gros des troupes sortira entre 2020 et 2025, avec une forte proportion d’ici 2022. C’est un sujet majeur pour les services antiterroristes. « Il faut, évidemment, suivre tout le monde après la prison, éventuellement en recruter quelques-uns… », résume un spécialiste du renseignement.
« ENA du jihad ». D’autant, comme le montre Hugo Micheron, que la détention se transforme souvent en accélérateur de particules jihadistes, en « ENA du jihad ». Premier constat, dressé par le chercheur : l’échec des UPRA (Unités de prévention de la radicalisation), inaugurées en 2016 qui étaient censées isoler les jihadistes afin qu’ils ne « contaminent » pas les prisonniers de droit commun », parmi lesquels près de 1 300 sont repérés comme étant déjà radicalisés. Très vite, les détenus y recréent des mini-katibas (brigades) avec des règles salafistes strictes, des « émirs » qui règnent sur la détention et des stratégies de dissimulation (taqiyya) se jouant des « grilles d’évaluation » mises en place par l’administration pénitentiaire qui n’a souvent qu’une réponse sécuritaire à apporter.
En apparence, les comportements sont souvent normaux. Un certain Rédoine affiche même le double jeu, se déclarant « prêt à jouer le repenti chez Laurent Ruquier ». Sur les enclaves islamistes des quartiers populaires, l’extérieur, ces « “éprouvés d’Allah” suscitent une sorte de fascination », note Hugo Micheron qui retranscrit les propos d’Abdel : « Y a un succès de ouf à être jihadiste en prison [...] Beaucoup se marient ici, y en a qui font des bébés-parloirs ».
A Fleury-Mérogis, une séance d’entraînement militaire, est imposée par des « émirs », tout de noir vêtus, parfois cagoulés, à leurs codétenus
Un signe ne trompe pas, à l’été 2016, à Fleury-Mérogis, de nombreux Corses, pourtant parmi les plus respectés dans la hiérarchie carcérale, demandent leur transfert vers d’autres centres pénitentiaires, se plaignant « avec insistance de l’ordre religieux que font régner les islamistes ». Au plus fort de la crise, quelques jours après l’attentat de Nice et l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray, la tension monte dans les cours de promenade.
Un jour, c’est une séance d’entraînement militaire qui est imposée par des « émirs », tout de noir vêtus, parfois cagoulés, à leurs codétenus dont l’un, incapable de suivre le rythme, est molesté. Comme pour une scène de vidéo de propagande de Daech, décriront les surveillants. Et, le 4 septembre 2016, a lieu le premier attentat en prison : à l’UPRA d’Osny (Val-d’Oise), un détenu tente d’assassiner deux surveillants. Un mois plus tard, le garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, qui a succédé à Christiane Taubira, met un terme à l’expérience des unités dédiées.
C’est à l’après-Daech qu’Hugo Micheron consacre la dernière partie, passionnante, de son livre. Elle permet tout simplement de comprendre ce que peuvent avoir en tête les jihadistes qui, après quelques années derrière les barreaux, vont retrouver la liberté. Dès la reprise de Mossoul, à l’été 2016, beaucoup anticipent la chute du « califat » devenue inéluctable. « Convaincus de la débâcle de l’EI au Levant, mais confiants dans l’avenir universel de leur projet, ils revendiquent leur autonomie par rapport aux organisations moyen-orientales, note le chercheur. Ces nouveaux “doctrinaires” se font les théoriciens de l’ère post-Daech, et édictent la doctrine du jihad français de demain. »
« Qui est le prochain Adnani (idéologue en chef de Daech tué en août 2016) ?, lance ainsi l’un d’eux à son interlocuteur. Pour moi, c’est sûr, il est Européen et très probablement Français. Faut savoir qu’ici [en prison], y en a qui bossent ! » Face aux défaites successives de l’EI et au démantèlement des filières en Europe, ces « théoriciens » – une dizaine parmi le panel de 80 détenus – se proclament les héritiers du califat et assurent qu’ils survivront à son effondrement.
Pour fragiliser l’édifice républicain, tout est bon, y compris la réécriture de la guerre d’Algérie et l’utilisation des «études post-coloniales»
Qui sont ceux qui se prétendent les fers de lance du jihadisme français ? « Des trentenaires [...] d’horizons géographiques divers [...], d’extraction populaire ou originaire de la classe moyenne inférieure [...]. Ils présentent un cursus universitaire fréquemment interrompu qui ne rend pas compte d’un potentiel intellectuel plus élevé que leur niveau de diplôme [...]. Leur identité jihadiste leur confère le sentiment d’appartenance à une avant-garde. Les victimes seraient plutôt les autres musulmans de France qui, contrairement à eux sont “endormis” […]. Ce groupe a pour caractéristique de maîtriser simultanément un double registre : le credo salafo-jihadiste et le fonctionnement de la société française démocratique ». Elevés en France, souvent dans une double culture, ces idéologues « désirent combattre la démocratie comme idéal politique, tout en se protégeant derrière le paravent légal de l’Etat de droit. »
Opinion contestataire. Etudes gratuites, protection sociale, entrisme dans les institutions : « l’avant-garde » utilise des moyens ordinaires pour son projet qu’elle entend faire passer pour une opinion contestataire parmi d’autres. D’où des affinités, affirment ces détenus, avec les réseaux identitaires d’extrême droite – « Français les plus honorables dont ils estiment constituer le pendant musulman ». Comme avec l’extrême gauche.
« Discréditer le contrat social français et son modèle d’intégration républicaine apparaît comme une priorité », relève Hugo Micheron. « Le but n’est pas d’atteindre d’emblée le cœur de la société française mais de persuader d’abord les musulmans de se “désavouer d’avec” la démocratie et ses valeurs ». Pour fragiliser l’édifice, tout est bon, y compris la réécriture de la guerre d’Algérie et l’utilisation des « études post-coloniales » valorisées par des mouvements comme les Indigènes de la République. Selon eux, la France infligerait une « colonisation idéologique » aux musulmans et l’Etat français serait « islamophobe » par nature.
L’échec de Daech au Levant, « pour la quasi-totalité des intéressés, est celui d’un groupe, l’EI, et nullement de l’utopie salafo-jihadiste ». Abdel constate ainsi : « Les erreurs ont été nombreuses mais les frères apprennent vite de leurs erreurs ». Ce à quoi Youssef ajoute : « Pour moi, le 13 novembre [2015], c’est de la précipitation. Les commandos ont été envoyés par des idiots. C’était pas ce qu’il fallait faire » et poursuit : « L’absence de soutien à l’EI, ça a été causé par la violence, les attentats, les décapitations, ça n’a pas marché [...]. Si tu n’as pas 10 % des musulmans qui te soutiennent, l’Etat islamique est condamné ». Lequel Youssef dit expérimenter ce « réveil » salafiste sur les détenus, cobayes idéaux avant de l’appliquer dans les quartiers, au-delà des barreaux.
Cible privilégiée ? Les musulmans d’origine subsaharienne : « Un rebeu ou un blanc, c’est parfois difficile de lui parler de ça, mais un black, le jihad ça lui parle direct ». Autre motif de satisfaction pour un détenu, l’imprégnation de la jeunesse : « Dans les quartiers maintenant, tu as la mère en boubou et la fille en niqab ! »
Hugo Micheron le précise, avec honnêteté : rien n’indique que ces « doctrinaires » soient capables d’imposer leurs vues. « D’autant que les jihadistes, explique-t-il, ont toujours eu besoin d’être à la remorque de dynamiques extérieures comme les conflits algériens ou syriens ». Mais leur logique politique et religieuse mérite d’être décryptée.
Hugo Micheron, chercheur : « Discréditer le contrat social français et son modèle d’intégration républicaine apparaît comme une priorité. [...] Le but n’est pas d’atteindre d’emblée le cœur de la société française mais de persuader d’abord les musulmans de se “désavouer d’avec” la démocratie et ses valeurs »
Hugo MicheronHugo Micheron © Francesca Mantovani © Editions Gallimard
« J’ai jamais été autant épanoui idéologiquement et mentalement qu’en prison. Enfermer le mec, c’est du pipi de chat quand il était prêt à mourir ! Dix ans de prison ? C’est dans le chemin de Dieu. Je vais apprendre le Coran et sortir plus fort ». Youssef, 27 ans, est l’un des 80 terroristes qu’Hugo Micheron a pu rencontrer en prison. Ses entretiens sont devenus la matière première du remarquable Le Djihadisme français (Gallimard, en librairie le 9 janvier).
Le chercheur ne se contente pas de recueillir la parole, forcément biaisée, de ses interlocuteurs. Il l’analyse, la confronte, la contextualise tout en gardant la force du récit documenté. Les 400 pages décryptent toute la nature du phénomène, des banlieues populaires françaises au « Cham », ce califat fantasmé qui, de 2012 à 2019, a correspondu au territoire contrôlé par Daech en Syrie et en Irak. Des rêves de « jihad global » au Levant à la prison en France, véritable cocotte-minute mais aussi laboratoire pour les projets de ce microcosme fanatique.
Aujourd’hui, quelque 450 hommes et 45 femmes y sont détenus pour des faits de terrorisme dont la moitié environ – « les revenants » – ont été arrêtés à leur retour de zone de guerre. Certains, ayant purgé leurs peines, commencent à être libérés. Le gros des troupes sortira entre 2020 et 2025, avec une forte proportion d’ici 2022. C’est un sujet majeur pour les services antiterroristes. « Il faut, évidemment, suivre tout le monde après la prison, éventuellement en recruter quelques-uns… », résume un spécialiste du renseignement.
« ENA du jihad ». D’autant, comme le montre Hugo Micheron, que la détention se transforme souvent en accélérateur de particules jihadistes, en « ENA du jihad ». Premier constat, dressé par le chercheur : l’échec des UPRA (Unités de prévention de la radicalisation), inaugurées en 2016 qui étaient censées isoler les jihadistes afin qu’ils ne « contaminent » pas les prisonniers de droit commun », parmi lesquels près de 1 300 sont repérés comme étant déjà radicalisés. Très vite, les détenus y recréent des mini-katibas (brigades) avec des règles salafistes strictes, des « émirs » qui règnent sur la détention et des stratégies de dissimulation (taqiyya) se jouant des « grilles d’évaluation » mises en place par l’administration pénitentiaire qui n’a souvent qu’une réponse sécuritaire à apporter.
En apparence, les comportements sont souvent normaux. Un certain Rédoine affiche même le double jeu, se déclarant « prêt à jouer le repenti chez Laurent Ruquier ». Sur les enclaves islamistes des quartiers populaires, l’extérieur, ces « “éprouvés d’Allah” suscitent une sorte de fascination », note Hugo Micheron qui retranscrit les propos d’Abdel : « Y a un succès de ouf à être jihadiste en prison [...] Beaucoup se marient ici, y en a qui font des bébés-parloirs ».
A Fleury-Mérogis, une séance d’entraînement militaire, est imposée par des « émirs », tout de noir vêtus, parfois cagoulés, à leurs codétenus
Un signe ne trompe pas, à l’été 2016, à Fleury-Mérogis, de nombreux Corses, pourtant parmi les plus respectés dans la hiérarchie carcérale, demandent leur transfert vers d’autres centres pénitentiaires, se plaignant « avec insistance de l’ordre religieux que font régner les islamistes ». Au plus fort de la crise, quelques jours après l’attentat de Nice et l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray, la tension monte dans les cours de promenade.
Un jour, c’est une séance d’entraînement militaire qui est imposée par des « émirs », tout de noir vêtus, parfois cagoulés, à leurs codétenus dont l’un, incapable de suivre le rythme, est molesté. Comme pour une scène de vidéo de propagande de Daech, décriront les surveillants. Et, le 4 septembre 2016, a lieu le premier attentat en prison : à l’UPRA d’Osny (Val-d’Oise), un détenu tente d’assassiner deux surveillants. Un mois plus tard, le garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, qui a succédé à Christiane Taubira, met un terme à l’expérience des unités dédiées.
C’est à l’après-Daech qu’Hugo Micheron consacre la dernière partie, passionnante, de son livre. Elle permet tout simplement de comprendre ce que peuvent avoir en tête les jihadistes qui, après quelques années derrière les barreaux, vont retrouver la liberté. Dès la reprise de Mossoul, à l’été 2016, beaucoup anticipent la chute du « califat » devenue inéluctable. « Convaincus de la débâcle de l’EI au Levant, mais confiants dans l’avenir universel de leur projet, ils revendiquent leur autonomie par rapport aux organisations moyen-orientales, note le chercheur. Ces nouveaux “doctrinaires” se font les théoriciens de l’ère post-Daech, et édictent la doctrine du jihad français de demain. »
« Qui est le prochain Adnani (idéologue en chef de Daech tué en août 2016) ?, lance ainsi l’un d’eux à son interlocuteur. Pour moi, c’est sûr, il est Européen et très probablement Français. Faut savoir qu’ici [en prison], y en a qui bossent ! » Face aux défaites successives de l’EI et au démantèlement des filières en Europe, ces « théoriciens » – une dizaine parmi le panel de 80 détenus – se proclament les héritiers du califat et assurent qu’ils survivront à son effondrement.
Pour fragiliser l’édifice républicain, tout est bon, y compris la réécriture de la guerre d’Algérie et l’utilisation des «études post-coloniales»
Qui sont ceux qui se prétendent les fers de lance du jihadisme français ? « Des trentenaires [...] d’horizons géographiques divers [...], d’extraction populaire ou originaire de la classe moyenne inférieure [...]. Ils présentent un cursus universitaire fréquemment interrompu qui ne rend pas compte d’un potentiel intellectuel plus élevé que leur niveau de diplôme [...]. Leur identité jihadiste leur confère le sentiment d’appartenance à une avant-garde. Les victimes seraient plutôt les autres musulmans de France qui, contrairement à eux sont “endormis” […]. Ce groupe a pour caractéristique de maîtriser simultanément un double registre : le credo salafo-jihadiste et le fonctionnement de la société française démocratique ». Elevés en France, souvent dans une double culture, ces idéologues « désirent combattre la démocratie comme idéal politique, tout en se protégeant derrière le paravent légal de l’Etat de droit. »
Opinion contestataire. Etudes gratuites, protection sociale, entrisme dans les institutions : « l’avant-garde » utilise des moyens ordinaires pour son projet qu’elle entend faire passer pour une opinion contestataire parmi d’autres. D’où des affinités, affirment ces détenus, avec les réseaux identitaires d’extrême droite – « Français les plus honorables dont ils estiment constituer le pendant musulman ». Comme avec l’extrême gauche.
« Discréditer le contrat social français et son modèle d’intégration républicaine apparaît comme une priorité », relève Hugo Micheron. « Le but n’est pas d’atteindre d’emblée le cœur de la société française mais de persuader d’abord les musulmans de se “désavouer d’avec” la démocratie et ses valeurs ». Pour fragiliser l’édifice, tout est bon, y compris la réécriture de la guerre d’Algérie et l’utilisation des « études post-coloniales » valorisées par des mouvements comme les Indigènes de la République. Selon eux, la France infligerait une « colonisation idéologique » aux musulmans et l’Etat français serait « islamophobe » par nature.
L’échec de Daech au Levant, « pour la quasi-totalité des intéressés, est celui d’un groupe, l’EI, et nullement de l’utopie salafo-jihadiste ». Abdel constate ainsi : « Les erreurs ont été nombreuses mais les frères apprennent vite de leurs erreurs ». Ce à quoi Youssef ajoute : « Pour moi, le 13 novembre [2015], c’est de la précipitation. Les commandos ont été envoyés par des idiots. C’était pas ce qu’il fallait faire » et poursuit : « L’absence de soutien à l’EI, ça a été causé par la violence, les attentats, les décapitations, ça n’a pas marché [...]. Si tu n’as pas 10 % des musulmans qui te soutiennent, l’Etat islamique est condamné ». Lequel Youssef dit expérimenter ce « réveil » salafiste sur les détenus, cobayes idéaux avant de l’appliquer dans les quartiers, au-delà des barreaux.
Cible privilégiée ? Les musulmans d’origine subsaharienne : « Un rebeu ou un blanc, c’est parfois difficile de lui parler de ça, mais un black, le jihad ça lui parle direct ». Autre motif de satisfaction pour un détenu, l’imprégnation de la jeunesse : « Dans les quartiers maintenant, tu as la mère en boubou et la fille en niqab ! »
Hugo Micheron le précise, avec honnêteté : rien n’indique que ces « doctrinaires » soient capables d’imposer leurs vues. « D’autant que les jihadistes, explique-t-il, ont toujours eu besoin d’être à la remorque de dynamiques extérieures comme les conflits algériens ou syriens ». Mais leur logique politique et religieuse mérite d’être décryptée.
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