Répression des Ouïghours: les survivants de l’horreur
PHOTO GILLES SABRIÉ, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES
Un centre de « rééducation » pour Ouïghours à Artux, au nord de Kachgar, dans la région du Xinjiang
Un agent de voyage, une femme d’affaires, un linguiste. Tous trois sont des Ouïghours, cette minorité musulmane durement persécutée en Chine. Et tous trois ont survécu à l’enfer des centres de détention dont l’existence a été confirmée cette semaine grâce à une fuite de documents internes détaillant le fonctionnement de ce que Pékin décrit comme des « centres de formation ». Abduweli Ayup, Gulbahar Jelilova et Omerbek Ali sont passés par ces centres, où au moins un million de leurs compatriotes sont toujours incarcérés. Ils ont connu la faim, la torture et la peur. Ils font partie des rares ex-prisonniers ayant le courage de témoigner publiquement de leur expérience. Voici leurs histoires.
Publié le 01 décembre 2019 à 5h00
Agnès Gruda
La Presse
Agnes Gruda
La Presse
Abduweli Ayup : « C’était comme dans 1984 »
Abduweli Ayup a subi un viol le jour même de son arrestation, le 19 août 2013, à Kachgar, sa ville natale du Xinjiang, la région autonome ouïghoure de la Chine.
Quand il évoque cette agression, six ans plus tard, sa voix s’étrangle. Pendant notre entrevue téléphonique, il prend d’ailleurs soin de sortir de sa maison de Bergen, en Norvège, où il vit aujourd’hui, pour que ses enfants n’entendent pas son récit.
PHOTO FOURNIE PAR ABDUWELI AYUP
Abduweli Ayup
Les agents de la sécurité d’État se sont donc présentés à son école de langues, en ce jour d’été, pour l’arrêter avec trois de ses collègues. Accusation : séparatisme ouïghour.
Récemment rentré d’un voyage d’études aux États-Unis, Abduweli Ayup venait de mettre sur pied une école trilingue où les enfants pouvaient apprendre l’anglais, le mandarin et la langue ouïghoure.
« Le gouvernement a conclu que j’étais un séparatiste parce que j’enseignais l’ouïghour », pense l’homme de 45 ans qui a longtemps refusé d’admettre son « crime », malgré la brutalité de ses interrogateurs.
En plus d’une agression sexuelle, Abduweli Ayup a été battu et électrocuté sur la « chaise du tigre », un outil de torture largement utilisé en Chine. Il s’agit d’un siège métallique permettant d’immobiliser les pieds et les mains du détenu, qui est soumis à divers supplices, dont des séances d’électrocution.
Abduweli Ayup a tenu le coup pendant deux mois. Il a persisté à clamer son innocence. Le 21 mars 2015, il apprend qu’il est finalement poursuivi pour un crime de nature économique. Lors d’un procès bidon où on lui fait miroiter la liberté s’il plaide coupable, il accepte de signer une confession. Il écopera de 18 mois, finira par être libéré au bout de 15.
Pendant sa période d’incarcération, Abduweli Ayup a été détenu dans différentes prisons, d’abord à Kachgar, puis à Urumqi, la capitale du Xinjiang.
Il a subi une batterie de tests biométriques (reconnaissance faciale, échantillon d’ADN, empreintes digitales). « Ils ont même pris les empreintes de mes orteils », se souvient l’intellectuel ouïghour.
Détenu dans des prisons surpeuplées et des cellules qui débordaient, Abduweli Ayup se souvient bien du menu offert aux détenus : soupe au poulet le matin, soupe au chou le midi, soupe au poulet le soir. Parfois, une coquerelle flottait dans le bouillon… S’il répondait en ouïghour à un garde qui s’adressait à lui dans cette langue, il avait droit à une punition. Un coup de bâton électrique, par exemple.
Et puis, trois fois par jour, matin, midi et soir, Abduweli Ayup devait prononcer publiquement son acte de contrition, comme tous ses codétenus.
Je devais répéter : “Je suis un criminel, je suis un séparatiste, je suis ici car la société m’a donné une chance de me repentir.”
Abduweli Ayup
Une fois libéré, Abduweli Ayup ne se sentait plus en sécurité à Kachgar. Il a fini par prendre la route de l’exil, où il a fait le choix de témoigner sur son passage dans la machine de répression chinoise, malgré le risque que cela peut représenter pour lui et ses proches.
Mardi dernier, peu avant notre entrevue, il a d’ailleurs appris que six proches parents de sa femme venaient d’être arrêtés à Kachgar…
« Oui, plusieurs de mes proches ont été arrêtés, et j’ai mis la famille de ma femme et ma famille élargie en danger », reconnaît-il.
« Mais quelqu’un doit le faire, quelqu’un doit témoigner du nettoyage ethnique qui a lieu là-bas. »
Abduweli Ayup a choisi de jouer ce rôle-là. En toute connaissance de cause.
![](https://mobile-img.lpcdn.ca/lpca/924x/r3996/95cebe94-13eb-11ea-82bb-0eda3a42da3c.jpg)
Un centre de « rééducation » pour Ouïghours à Artux, au nord de Kachgar, dans la région du Xinjiang
Un agent de voyage, une femme d’affaires, un linguiste. Tous trois sont des Ouïghours, cette minorité musulmane durement persécutée en Chine. Et tous trois ont survécu à l’enfer des centres de détention dont l’existence a été confirmée cette semaine grâce à une fuite de documents internes détaillant le fonctionnement de ce que Pékin décrit comme des « centres de formation ». Abduweli Ayup, Gulbahar Jelilova et Omerbek Ali sont passés par ces centres, où au moins un million de leurs compatriotes sont toujours incarcérés. Ils ont connu la faim, la torture et la peur. Ils font partie des rares ex-prisonniers ayant le courage de témoigner publiquement de leur expérience. Voici leurs histoires.
Publié le 01 décembre 2019 à 5h00
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Agnès Gruda
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Abduweli Ayup : « C’était comme dans 1984 »
Abduweli Ayup a subi un viol le jour même de son arrestation, le 19 août 2013, à Kachgar, sa ville natale du Xinjiang, la région autonome ouïghoure de la Chine.
Quand il évoque cette agression, six ans plus tard, sa voix s’étrangle. Pendant notre entrevue téléphonique, il prend d’ailleurs soin de sortir de sa maison de Bergen, en Norvège, où il vit aujourd’hui, pour que ses enfants n’entendent pas son récit.
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Abduweli Ayup
Les agents de la sécurité d’État se sont donc présentés à son école de langues, en ce jour d’été, pour l’arrêter avec trois de ses collègues. Accusation : séparatisme ouïghour.
Récemment rentré d’un voyage d’études aux États-Unis, Abduweli Ayup venait de mettre sur pied une école trilingue où les enfants pouvaient apprendre l’anglais, le mandarin et la langue ouïghoure.
« Le gouvernement a conclu que j’étais un séparatiste parce que j’enseignais l’ouïghour », pense l’homme de 45 ans qui a longtemps refusé d’admettre son « crime », malgré la brutalité de ses interrogateurs.
En plus d’une agression sexuelle, Abduweli Ayup a été battu et électrocuté sur la « chaise du tigre », un outil de torture largement utilisé en Chine. Il s’agit d’un siège métallique permettant d’immobiliser les pieds et les mains du détenu, qui est soumis à divers supplices, dont des séances d’électrocution.
Abduweli Ayup a tenu le coup pendant deux mois. Il a persisté à clamer son innocence. Le 21 mars 2015, il apprend qu’il est finalement poursuivi pour un crime de nature économique. Lors d’un procès bidon où on lui fait miroiter la liberté s’il plaide coupable, il accepte de signer une confession. Il écopera de 18 mois, finira par être libéré au bout de 15.
Pendant sa période d’incarcération, Abduweli Ayup a été détenu dans différentes prisons, d’abord à Kachgar, puis à Urumqi, la capitale du Xinjiang.
Il a subi une batterie de tests biométriques (reconnaissance faciale, échantillon d’ADN, empreintes digitales). « Ils ont même pris les empreintes de mes orteils », se souvient l’intellectuel ouïghour.
Détenu dans des prisons surpeuplées et des cellules qui débordaient, Abduweli Ayup se souvient bien du menu offert aux détenus : soupe au poulet le matin, soupe au chou le midi, soupe au poulet le soir. Parfois, une coquerelle flottait dans le bouillon… S’il répondait en ouïghour à un garde qui s’adressait à lui dans cette langue, il avait droit à une punition. Un coup de bâton électrique, par exemple.
Et puis, trois fois par jour, matin, midi et soir, Abduweli Ayup devait prononcer publiquement son acte de contrition, comme tous ses codétenus.
Je devais répéter : “Je suis un criminel, je suis un séparatiste, je suis ici car la société m’a donné une chance de me repentir.”
Abduweli Ayup
Une fois libéré, Abduweli Ayup ne se sentait plus en sécurité à Kachgar. Il a fini par prendre la route de l’exil, où il a fait le choix de témoigner sur son passage dans la machine de répression chinoise, malgré le risque que cela peut représenter pour lui et ses proches.
Mardi dernier, peu avant notre entrevue, il a d’ailleurs appris que six proches parents de sa femme venaient d’être arrêtés à Kachgar…
« Oui, plusieurs de mes proches ont été arrêtés, et j’ai mis la famille de ma femme et ma famille élargie en danger », reconnaît-il.
« Mais quelqu’un doit le faire, quelqu’un doit témoigner du nettoyage ethnique qui a lieu là-bas. »
Abduweli Ayup a choisi de jouer ce rôle-là. En toute connaissance de cause.
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