Je sais que cette date restera gravée dans ma mémoire : nous sommes le jeudi 8 février 2018. Pour la première fois depuis le « changement », l’euphémisme français pour ce que mes compatriotes arabophones appellent plus justement thawra, « révolution », je suis de retour au Maroc.
Cela frôle le miracle, le pays est toujours un royaume. « Royaume du Maroc » – je le vois écrit partout autour de moi, à mon arrivée à l’aéroport Mohammed V de Rabat. Rien n’a été débaptisé et repeint aux couleurs du nouveau régime. D’ailleurs, je viens de descendre d’un avion de la ram, la compagnie nationale toujours aussi « royale » que la gendarmerie, dont
j’aperçois le commissariat en face, par-delà le contrôle des passeports. En même temps, plus rien n’est comme avant. J’avance dans la file d’attente comme tout le monde, un citoyen parmi d’autres. « Quel est l’objet de votre séjour ? » L’agent de la police de l’air et des frontières ne se prive pas d’un sourire. Ma venue a été annoncée et amplement commentée
dans la presse locale. « Je viens dans le cadre du projet “ville verte” à Oum Azza, dont je suis le promoteur principal. » Le regard franc de l’agent, dépourvu de rancune ou de suspicion, est le premier message du « nouveau Maroc » qui me va droit au coeur. « Bienvenue au pays ! »
Après mon déménagement aux États-Unis, en 2002, je n’avais cessé de réfléchir à ce que j’ai voulu assumer comme un échec collectif, c’est-à-dire
comme l’échec à la fois du roi, de l’élite, du peuple et de moi-même : à savoir notre incapacité collective à transformer « l’ouverture » à la fin du règne de Hassan II en vraie percée démocratique. Loin de toute intrigue de palais, du fameux « ôte-toi de là que je m’y mette » manigancé en catimini, j’avais dit mon fait sur la place publique, sans jamais oublier la famille à
laquelle j’appartenais et la monarchie comme clé de voûte de notre unité nationale. Mais je savais en même temps que la monarchie portait une ombre, le makhzen, son sosie prédateur, son double infâme. En tête à tête, j’avais prévenu Mohammed VI dès la mort de Hassan II, mon oncle et son père. Ce fut l’origine de notre « brouille » tant commentée. J’estimais qu’il fallait que les fleuves remontent à leur source, sinon la monarchie allait se perdre dans la mer. Cela valait pour la souveraineté – forcément populaire – autant que pour les richesses du pays, pour notre patrimoine national qui ne pouvait rester un « magasin » royal.
Nous y voilà. Face à une vague de contestation dévalant des douars de montagne et submergeant les villes du littoral, confondant militaires et civils, Arabes et Berbères, laïcs et islamistes, le roi s’est mis à l’écart in extremis – en demandant également à tous les membres de sa famille de se tenir à l’écart.. J’ai obtempéré bien que je fusse le seul membre de la dynastie susceptible de me joindre au mouvement plutôt que de me mettre en travers de la volonté populaire. Mais j’ai aussi obéi à ma conviction intime que la monarchie n’avait pas encore épuisé sa productivité historique au Maroc. À certaines conditions, elle pouvait encore servir. C’est ainsi que j’ai suivi de loin la convocation d’une Assemblée constituante – l’aboutissement de mon idée, en 2011, d’une « conférence nationale ». Pour la première fois, dans notre pays qui s’était vu imposer tant de constitutions sans jamais en avoir une capable de le protéger de l’arbitraire, des personnes de qualité – Mohamed Bensaïd Aït Idder, Nabila Mounib, Me Abderrahim Berrada, Abdellatif Laâbi, Karim Tazi, Rkia El Mossadek, Aboubakr Jamaï et tant d’autres, dont beaucoup m’étaient inconnus – ont édicté les règles d’un jeu
institutionnel sans double fond. Ces sages, qui connaissent les caroubes de leur pays, ont tout changé sans tout détruire. Au terme d’un débat sans fard, le Maroc est devenu une monarchie constitutionnelle, une démocratie couronnée d’un symbole. Le roi incarne l’unité nationale et la volonté de vivre ensemble. La gestion de la cité relève des citoyens et de leurs élus.
Une nouvelle cité En route pour Oum Azza ! Dès 2007, j’ai voulu créer ici, au sud-est de Rabat, la « première ville écologique d’Afrique ». Entouré des meilleurs experts, j’ai étudié les conditions dans lesquelles, en récupérant les biogaz du centre d’enfouissement technique, pour fournir l’énergie naturelle à bon prix, je pouvais favoriser l’éclosion d’un nouvel habitat péri-urbain ; ni bidonville ni ville-dortoir. J’ai offert le terrain et mis à disposition les fonds nécessaires, y compris pour une université portant le nom de mon père. Peine perdue. Le même makhzen, qui soufflait à ses plumitifs que j’investissais seulement à l’étranger « sans rien donner au pays », n’a eu de cesse de me mettre des bâtons dans les roues. Le 14 août 2011, à bout de patience après le limogeage de trois hauts fonctionnaires qui avaient eu le tort de n’obéir qu’à leur conscience, j’ai adressé une lettre à Mohammed VI. « Je crois que, s’il m’est difficile de réaliser un projet au Maroc », écrivais-je, « c’est que vos instructions ont toujours été interprétées à la lumière de vos sentiments à mon égard, réels ou supposés. Soucieux de vous plaire en flattant votre rejet présumé de ma personne, les moindres signes de votre colère ou de votre agacement sont immédiatement traduits comme instructions nouvelles de durcir les exigences, de faire traîner les autorisations ou de ne rien faire en attendant de reconfirmer, encore et encore, les instructions initiales. »
Pour toute réponse, le groupe immobilier Addoha, lié au palais, a mis les bouchées doubles pour son projet visant à construire 40 000 nouveaux logements à Oum Azza, une ville de 30 000 habitants… Enfin, le 9 novembre 2012, Mohammed VI est allé en personne planter le premier arbre d’une future « coulée verte » à Ben Guerir, censé devenir la « première
ville verte d’Afrique » dotée d’une université élitiste – Mohammed VI Polytechnique – par la grâce du roi et de lourds investissements publics.
Cependant, qu’importaient les coûts exorbitants du moment où, à mi-chemin entre Casablanca et Marrakech, le souverain pouvait réaffirmer son privilège exclusif de donner ou de prendre selon son bon plaisir pour « assujettir » même les membres de sa famille ? Il faut être plus que candide pour croire à la fable du bon prince et des mauvais courtisans, au « roi des pauvres » entouré d’affairistes à l’insu de ses bonnes intentions. Pour ma part, je connais le makhzen de l’intérieur. Pour autant, sous prétexte qu’elle serait inséparable de ce frère siamois rapace, je n’ai pas passé la monarchie par pertes et profits. L’été 2011, ma lettre au roi s’est achevée par cette phrase : « Même si je peux me réaliser pleinement à l’étranger, j’ai le devoir de vous servir, par fidélité à notre enfance commune, à notre famille et à l’institution que vous incarnez. »
Nous arrivons à Oum Azza. Comme prévu, des membres du Conseil municipal sont au rendez-vous. Point de protocole encombrant, pas de tambours ni de pétales de roses, mais l’ambiance est bonne. Mes interlocuteurs, concentrés sur ce qui nous réunit, à savoir l’essor de leur commune, ne perdent pas leur temps en supputations. Ils me prennent au mot. Si je mets la main à la poche, pourquoi douteraient-ils de mes intentions ? De leur côté, grâce à la nouvelle loi sur la décentralisation, ils ont dorénavant le pouvoir d’arrêter des décisions sans plus dépendre du gymkhana des « validations » en amont. Nous poussons la porte d’une école primaire. Depuis la réforme votée par le nouveau Parlement, la langue d’enseignement à ce niveau est le darija, l’arabe marocain. « Les enfants entrent de plain-pied à l’école, dans la continuité de la langue parlée à la maison. Par la suite, ils s’ouvrent d’autant mieux à l’arabe classique, au français, à l’anglais ou à l’espagnol », m’explique l’instituteur. Derrière lui, sur le mur, une inscription résume le nouvel état d’esprit : « s’accepter tel qu’on est pour se dépasser ». Ce n’est pas qu’un slogan.
« L’échec de mes élèves serait aussi le mien », précise l’instituteur. « S’ils n’atteignent pas la moyenne dans les examens nationaux, le conseil des parents peut mettre fin à mon contrat, qui inclut une obligation de résultat. » C’est dit sans acrimonie. À l’évidence, le « mammouth » est mort et enterré.
Cela frôle le miracle, le pays est toujours un royaume. « Royaume du Maroc » – je le vois écrit partout autour de moi, à mon arrivée à l’aéroport Mohammed V de Rabat. Rien n’a été débaptisé et repeint aux couleurs du nouveau régime. D’ailleurs, je viens de descendre d’un avion de la ram, la compagnie nationale toujours aussi « royale » que la gendarmerie, dont
j’aperçois le commissariat en face, par-delà le contrôle des passeports. En même temps, plus rien n’est comme avant. J’avance dans la file d’attente comme tout le monde, un citoyen parmi d’autres. « Quel est l’objet de votre séjour ? » L’agent de la police de l’air et des frontières ne se prive pas d’un sourire. Ma venue a été annoncée et amplement commentée
dans la presse locale. « Je viens dans le cadre du projet “ville verte” à Oum Azza, dont je suis le promoteur principal. » Le regard franc de l’agent, dépourvu de rancune ou de suspicion, est le premier message du « nouveau Maroc » qui me va droit au coeur. « Bienvenue au pays ! »
Après mon déménagement aux États-Unis, en 2002, je n’avais cessé de réfléchir à ce que j’ai voulu assumer comme un échec collectif, c’est-à-dire
comme l’échec à la fois du roi, de l’élite, du peuple et de moi-même : à savoir notre incapacité collective à transformer « l’ouverture » à la fin du règne de Hassan II en vraie percée démocratique. Loin de toute intrigue de palais, du fameux « ôte-toi de là que je m’y mette » manigancé en catimini, j’avais dit mon fait sur la place publique, sans jamais oublier la famille à
laquelle j’appartenais et la monarchie comme clé de voûte de notre unité nationale. Mais je savais en même temps que la monarchie portait une ombre, le makhzen, son sosie prédateur, son double infâme. En tête à tête, j’avais prévenu Mohammed VI dès la mort de Hassan II, mon oncle et son père. Ce fut l’origine de notre « brouille » tant commentée. J’estimais qu’il fallait que les fleuves remontent à leur source, sinon la monarchie allait se perdre dans la mer. Cela valait pour la souveraineté – forcément populaire – autant que pour les richesses du pays, pour notre patrimoine national qui ne pouvait rester un « magasin » royal.
Nous y voilà. Face à une vague de contestation dévalant des douars de montagne et submergeant les villes du littoral, confondant militaires et civils, Arabes et Berbères, laïcs et islamistes, le roi s’est mis à l’écart in extremis – en demandant également à tous les membres de sa famille de se tenir à l’écart.. J’ai obtempéré bien que je fusse le seul membre de la dynastie susceptible de me joindre au mouvement plutôt que de me mettre en travers de la volonté populaire. Mais j’ai aussi obéi à ma conviction intime que la monarchie n’avait pas encore épuisé sa productivité historique au Maroc. À certaines conditions, elle pouvait encore servir. C’est ainsi que j’ai suivi de loin la convocation d’une Assemblée constituante – l’aboutissement de mon idée, en 2011, d’une « conférence nationale ». Pour la première fois, dans notre pays qui s’était vu imposer tant de constitutions sans jamais en avoir une capable de le protéger de l’arbitraire, des personnes de qualité – Mohamed Bensaïd Aït Idder, Nabila Mounib, Me Abderrahim Berrada, Abdellatif Laâbi, Karim Tazi, Rkia El Mossadek, Aboubakr Jamaï et tant d’autres, dont beaucoup m’étaient inconnus – ont édicté les règles d’un jeu
institutionnel sans double fond. Ces sages, qui connaissent les caroubes de leur pays, ont tout changé sans tout détruire. Au terme d’un débat sans fard, le Maroc est devenu une monarchie constitutionnelle, une démocratie couronnée d’un symbole. Le roi incarne l’unité nationale et la volonté de vivre ensemble. La gestion de la cité relève des citoyens et de leurs élus.
Une nouvelle cité En route pour Oum Azza ! Dès 2007, j’ai voulu créer ici, au sud-est de Rabat, la « première ville écologique d’Afrique ». Entouré des meilleurs experts, j’ai étudié les conditions dans lesquelles, en récupérant les biogaz du centre d’enfouissement technique, pour fournir l’énergie naturelle à bon prix, je pouvais favoriser l’éclosion d’un nouvel habitat péri-urbain ; ni bidonville ni ville-dortoir. J’ai offert le terrain et mis à disposition les fonds nécessaires, y compris pour une université portant le nom de mon père. Peine perdue. Le même makhzen, qui soufflait à ses plumitifs que j’investissais seulement à l’étranger « sans rien donner au pays », n’a eu de cesse de me mettre des bâtons dans les roues. Le 14 août 2011, à bout de patience après le limogeage de trois hauts fonctionnaires qui avaient eu le tort de n’obéir qu’à leur conscience, j’ai adressé une lettre à Mohammed VI. « Je crois que, s’il m’est difficile de réaliser un projet au Maroc », écrivais-je, « c’est que vos instructions ont toujours été interprétées à la lumière de vos sentiments à mon égard, réels ou supposés. Soucieux de vous plaire en flattant votre rejet présumé de ma personne, les moindres signes de votre colère ou de votre agacement sont immédiatement traduits comme instructions nouvelles de durcir les exigences, de faire traîner les autorisations ou de ne rien faire en attendant de reconfirmer, encore et encore, les instructions initiales. »
Pour toute réponse, le groupe immobilier Addoha, lié au palais, a mis les bouchées doubles pour son projet visant à construire 40 000 nouveaux logements à Oum Azza, une ville de 30 000 habitants… Enfin, le 9 novembre 2012, Mohammed VI est allé en personne planter le premier arbre d’une future « coulée verte » à Ben Guerir, censé devenir la « première
ville verte d’Afrique » dotée d’une université élitiste – Mohammed VI Polytechnique – par la grâce du roi et de lourds investissements publics.
Cependant, qu’importaient les coûts exorbitants du moment où, à mi-chemin entre Casablanca et Marrakech, le souverain pouvait réaffirmer son privilège exclusif de donner ou de prendre selon son bon plaisir pour « assujettir » même les membres de sa famille ? Il faut être plus que candide pour croire à la fable du bon prince et des mauvais courtisans, au « roi des pauvres » entouré d’affairistes à l’insu de ses bonnes intentions. Pour ma part, je connais le makhzen de l’intérieur. Pour autant, sous prétexte qu’elle serait inséparable de ce frère siamois rapace, je n’ai pas passé la monarchie par pertes et profits. L’été 2011, ma lettre au roi s’est achevée par cette phrase : « Même si je peux me réaliser pleinement à l’étranger, j’ai le devoir de vous servir, par fidélité à notre enfance commune, à notre famille et à l’institution que vous incarnez. »
Nous arrivons à Oum Azza. Comme prévu, des membres du Conseil municipal sont au rendez-vous. Point de protocole encombrant, pas de tambours ni de pétales de roses, mais l’ambiance est bonne. Mes interlocuteurs, concentrés sur ce qui nous réunit, à savoir l’essor de leur commune, ne perdent pas leur temps en supputations. Ils me prennent au mot. Si je mets la main à la poche, pourquoi douteraient-ils de mes intentions ? De leur côté, grâce à la nouvelle loi sur la décentralisation, ils ont dorénavant le pouvoir d’arrêter des décisions sans plus dépendre du gymkhana des « validations » en amont. Nous poussons la porte d’une école primaire. Depuis la réforme votée par le nouveau Parlement, la langue d’enseignement à ce niveau est le darija, l’arabe marocain. « Les enfants entrent de plain-pied à l’école, dans la continuité de la langue parlée à la maison. Par la suite, ils s’ouvrent d’autant mieux à l’arabe classique, au français, à l’anglais ou à l’espagnol », m’explique l’instituteur. Derrière lui, sur le mur, une inscription résume le nouvel état d’esprit : « s’accepter tel qu’on est pour se dépasser ». Ce n’est pas qu’un slogan.
« L’échec de mes élèves serait aussi le mien », précise l’instituteur. « S’ils n’atteignent pas la moyenne dans les examens nationaux, le conseil des parents peut mettre fin à mon contrat, qui inclut une obligation de résultat. » C’est dit sans acrimonie. À l’évidence, le « mammouth » est mort et enterré.
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