Après l’Iran et la Turquie, l’Arabie saoudite vient de sortir ses « Visions d’Avenir ». Notre équipe se doit d’intégrer à son travail d’anticipation ces plans stratégiques de développement de trois grands acteurs majeurs du Moyen-Orient.
Ce qui intéresse particulièrement notre équipe, c’est :
. d’une part et sous un angle pessimiste, d’anticiper les risques de collision entre ces différents plans ;
. d’autre part et sur un ton plus optimiste, de remarquer le caractère public de ces agendas qui permet donc à leurs protagonistes de s’asseoir autour d’une table pour en discuter.
Dans une première partie, notre équipe résume les traits saillants de chacune de ces Visions. Dans la seconde partie, les risques d’empiétement et de collision sont relevés. La similarité de ces trois agendas fournit un magnifique exemple des dangers véhiculés par la multipolarisation du monde et de ses grandes régions. En même temps, il est indéniable que la multiplication d’acteurs de taille globale, n’ayant plus d’autre choix que de composer les uns avec les autres, fournit bel et bien les conditions pour un nouveau type de gouvernance.
Alors que le chaos règne en Syrie et en Irak, trois protagonistes de taille émergent aujourd’hui du conflictuel Moyen-Orient : Arabie saoudite, Iran et Turquie. Trois États impliqués dans le conflit syrien dont les intérêts convergent face à l’EI mais diffèrent par rapport à l’État syrien. Trois États qui se sont lancés récemment dans la conquête d’une autre dimension, celle du futur, de leur futur et de celui de leur vaste région moyen-orientale. Le plus marquant reste bien entendu le programme « Vision 2030 » que l’Arabie saoudite a présenté en avril dernier, un modèle en son genre[1].
Tout d’abord il s’agit pour eux de leurs survies respectives et de sortir leurs États de la crise économique, financière, sociale… Sortir de l’ère du pétrole pour l’Arabie saoudite et se lancer dans l’exploitation des nouvelles richesses ; sortir du guêpier européen pour la Turquie tout en gardant un rôle de pivot, de médiateur entre les continents européen, asiatique et africain ; se lancer à la conquête du monde pour l’Iran pour reprendre sa place au sein des puissances du Moyen-Orient.
Il s’agit aussi de ménager l’avenir de leurs régimes politiques avec tous les défauts qu’ils connaissent : monarchie absolue de l’Arabie saoudite, régime des mollahs pour l’Iran, place d’Erdogan pour la Turquie. Rien de mieux que de fixer dans une projection à 20 ans l’immuabilité des règles de gouvernance étatique. Mais qu’il s’agisse de l’Arabie saoudite, de la Turquie ou de l’Iran, il s’agit surtout pour chacun d’eux de s’assurer un rôle prédominant dans l’organisation future de leur région.
Arabie saoudite – Crise pétrolière, Yémen, EI… marasme économique, financier et social, archaïsme politique : Horizon 2030, la planche de salut ou l’effondrement
L’ère pétrole vient soudainement de prendre un virage inquiétant. La chute des prix n’est pas seulement la conséquence d’un ralentissement de la demande (et à laquelle la baisse de la production n’aura pas su mettre fin), mais d’un changement des paradigmes globaux. En effet, en cette période de grand repli stratégique mondial[2] les États cherchent à limiter les dépendances, énergétiques notamment : les États-Unis sont devenus les premiers producteurs de pétrole « grâce » au schiste[3], l’Europe se tourne vers d’autres productions (nucléaire, charbon, éolien, hydraulique, solaire…), de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché, dont l’Iran.
Grevée par des dettes structurelles, l’Arabie saoudite se doit de sortir du règne du pétrodollar et diversifier ses ressources énergétiques. Certains prédisent même la fin imminente du Royaume[4] : le pays a présenté fin 2015 et pour la troisième année consécutive un budget déficitaire à hauteur de 20% du PIB[5] (et les prévisions 2016 ne sont guère meilleures[6]), il est grevé de dettes (notamment de celles de ses Princes). Les raisons de ce marasme économico-financier sont bien entendu la chute des prix du pétrole, mais aussi les coûts astronomiques de la guerre au Yémen[7], une catastrophe économique et militaire qui pèse avant tout sur l’avenir de la jeune génération[8], et les risques de dérapages sociaux, notamment avec les travailleurs immigrés, citoyens de seconde zone[9].
« Saudi Arabia: the heart of the Arab and Islamic worlds, the investment powerhouse, and the hub connecting three continents… Africa, Asia and Europe »… c’est ainsi que le Conseil des Ministres du Roi Salman introduit le programme Vision 2030 du Royaume d’Arabie saoudite. Une stratégie de développement qui inscrit le nouveau visage de l’Arabie saoudite dans le monde du XXIe siècle, moderne, responsable (on y retrouve tous les enjeux de nos temps : écologie, économie, société, durabilité, solidarité…), multipolaire… Manque au tableau l’aspect politique et démocratique (mais même là l’efficacité, l’efficience du système politique et géostratégique du Royaume, ainsi que des notions d’agilité apparaissent).
Enfin, « Vision 2030 » a pour objectif de donner à l’Arabie saoudite le statut de puissance « dirigeante » (leader role) dans le monde arabe et islamique. Tout en lui assurant un développement économique et social durable, et en forgeant une « nation », elle vise aussi à s’imposer comme un modèle régional, comme nous l’avions écrit dans le dernier GEAB[10] « ayant transformé les principautés du Golfe en zones franches et ayant étendu, à coups de pétrodollars, son influence idéologique dans tout le pauvre monde arabe qui ne les aime pas plus pour autant et dont les tissus sociaux souffrent considérablement de cette polarisation entre modernité occidentale et archaïsme saoudien… ». Mais avant, tout ceci se passait dans l’ombre…
La « centralité » de la Turquie[11]
La Turquie, première puissance du Moyen-Orient, directement affectée économiquement, financièrement et socialement, par l’instabilité géopolitique de son environnement – intervention syrienne et crise kurde, attentats terroristes (baisse du tourisme), sanctions russes contre Ankara, masse de réfugiés qui lui coûterait 10 milliards de dollars[12] – a cependant réussi jusqu’à maintenant à maintenir une croissance modérée[13].
Après avoir négocié avec l’UE l’étanchéité de ses frontières face aux flux des réfugiés et la libéralisation des visas pour ses ressortissants, la Turquie tourne le dos à l’Europe (marqué par l’éviction de son trop pro-européen premier Ministre Ahmet Davutoglu)[14]. Elle n’en reste pas moins bénéficiaire d’une importante et traditionnelle manne financière européenne, qui s’est vue accrue de 6 milliards d’euros avec la crise des réfugiés pour la période 2016/2017 (la sécurité a un prix : la Turquie, marche d’accès directe à l’Europe de Schengen, accueille plus de 2,5 millions de réfugiés syriens, irakiens…[15], à savoir que le Liban en accueille plus d’un million et la Jordanie un peu plus de 600.000 – données qui sont évidemment à rapporter à la population nationale).
Certes la réalisation des conditions de l’intégration à l’UE en 2023 constitue le premier point du programme « Vision 2023 » (d’où son nom), cependant, outre que les objectifs économiques ont été récemment rappelés en 9 points, l’ensemble du projet porte sur le rôle centrale de la Turquie dans la région : coopération économique et de sécurité, résolution des conflits, positionnement global, intégration du G10 et rôle majeur au sein des organisations internationales…[16] et du monde islamiste[17].
Iran: Canal persan, Route de la Soie, et même agenda BRICS – « back in the game »[18]
Les relations internationales de l’Iran avec le reste du monde se normalisent, si ce n’est avec les États-Unis[19] et ses affidés du monde arabe (et Israël) qui placent la question sur les divergences religieuses et l’hégémonisme de l’Iran, alors qu’en fait il s’agit bien plus de contenir les appétits économiques de ce réémergent derrière ce mur qu’avaient créé les sanctions internationales et qui vient de tomber[20]. En effet, alors que l’embargo sur le pétrole a été levé et lui ouvre les portes de l’exportation, l’Iran préfère des prix plus élevés pour maximiser les revenus de sa production. L’Arabie saoudite en revanche veut maintenir des prix au plus bas pour concurrencer les prix du schiste américain[21].
Ceci étant, le retour de l’Iran sur la scène internationale après 10 années de blackout total, est une opportunité pour le pays et pour le monde bien entendu – les Européens ne sont pas les derniers à lorgner ce nouveau marché[22] dont les promesses ne sont pas uniquement axées sur l’exploitation de son pétrole, mais aussi sur d’autres richesses minières et rares[23]. Et quand bien même, en plein cœur de la crise pétrolière et géopolitique trans-régionale, l’Iran a décidé de tirer tous les bénéfices de ses ressources sans devoir supporter les mêmes contraintes que les alliés américains. Ici s’ouvre un nouveau marché, libre de l’influence occidentale, détaché du pétrodollar[24] (contrairement à l’Arabie saoudite[25]), qui se tourne résolument vers le monde émergent asiatique dont il est la première marche du continent[26].
Bien que la population de l’Iran soit très jeune et à démographie croissante, frustrée par un taux de chômage qui atteint 40 %, des dirigeants et systèmes politiques vieillissants, le pays est du jour au lendemain devenu un acteur incontournable et central au Moyen-Orient, imposant des stratégies de développement qu’il est difficile de lui contester.
Au cours de la dernière conférence nationale de géopolitique en Asie de l’Ouest, l’Iran a confirmé sa stratégie consistant à se tourner résolument vers l’Asie et à former une grande coalition avec les puissances du continent asiatique[27] : Russie, Chine, Inde et Pakistan, tout en reconsidérant un rapprochement avec la Turquie[28]. L’Iran est déjà l’une des destinations de la Route de Soie[29], enracinant le pays de plain-pied dans le monde asiatique, intensifie ses relations avec l’Inde[30], et celles avec la Russie (projet de construction d’un canal qui devrait relier la Mer Caspienne au Golfe persique[31]). Des stratégies qui s’appuient sur le monde multipolaire pour permettre le développement du pays et ne pas être prisonnier d’une économie pétrolière[32], asseoir son rôle de leader mais aussi l’émergence des conditions nécessaires à la stabilisation et pacification régionale[33].
Contrairement à des États comme l’Arabie saoudite ou encore la Turquie, l’Iran peut s’appuyer sur l’agilité et la flexibilité naissante de son économie, du fait de ne pas être systémiquement relié au monde du dollar.
Des programmes modernes, ambitieux et multipolaires
Les programmes « Visions » à l’horizon 2030 sont présentés comme des projets d’envergure économique, financière et technologique destinés à assurer le développement des pays concernés. Ils sont principalement pensés pour porter ces pays au rang des G10, G20 au niveau mondial, et à celui de puissances continentales incontournables dans les relations géopolitiques du monde.
Méga-projets : méga-banque, méga-canal, méga-extension de la Mecque, méga hub financier… nous sommes face à des puissances qui se dotent de moyens et d’outils qui répondent aux nouveaux paradigmes du XXIe siècle de modernité.
L’aspect politique et démocratique a droit à quelques liftings pour permettre aux peuples d’adhérer : l’Arabie saoudite opère un renouvellement de sa classe politique[34] en prévoyant d’ici 2020 la formation de plus de 500 000 fonctionnaires[35] et met en place un vaste système d’ONG et de tissus de bénévoles qui vont venir soutenir l’ensemble du projet visionnaire du Prince[36]… Quant à l’avenir démocratique de la Turquie ou de l’Iran les changements systémiques ne pourront garantir la pérennité économique et la stabilité sociale sans démocratisation. De plus les aspirations régionales de ces trois acteurs impliqueront qu’ils puissent être aussi des modèles de stabilité politique et sociale. Sauf à vouloir construire un empire, et de ce fait perpétuer la logique de guerre, on ne peut vouloir guider le monde sans respect des droits et des libertés des autres. C’est justement tout l’intérêt du monde multipolaire.
Car si ces programmes s’inscrivent dans le mouvement du « grand repli stratégique mondial » tel que notre équipe l’a décrit dans les numéros précédents[37], force est de constater qu’ils intègrent et s’intègrent dans la réalité multipolaire du monde, multipolarité qui s’applique également au niveau de la région moyen-orientale. C’est ainsi que nous avons trois États qui se réclament de la même position centrale, du même rôle de pivot, de connexion de trois continents, Europe, Asie, Afrique, s’appuyant sur leurs réseaux et partenaires privilégiés. L’Arabie saoudite se sert du marchepied égyptien, alors que l’Iran de celui de l’Asie et la Turquie de celui de l’Europe.
La suite...............
Ce qui intéresse particulièrement notre équipe, c’est :
. d’une part et sous un angle pessimiste, d’anticiper les risques de collision entre ces différents plans ;
. d’autre part et sur un ton plus optimiste, de remarquer le caractère public de ces agendas qui permet donc à leurs protagonistes de s’asseoir autour d’une table pour en discuter.
Dans une première partie, notre équipe résume les traits saillants de chacune de ces Visions. Dans la seconde partie, les risques d’empiétement et de collision sont relevés. La similarité de ces trois agendas fournit un magnifique exemple des dangers véhiculés par la multipolarisation du monde et de ses grandes régions. En même temps, il est indéniable que la multiplication d’acteurs de taille globale, n’ayant plus d’autre choix que de composer les uns avec les autres, fournit bel et bien les conditions pour un nouveau type de gouvernance.
Alors que le chaos règne en Syrie et en Irak, trois protagonistes de taille émergent aujourd’hui du conflictuel Moyen-Orient : Arabie saoudite, Iran et Turquie. Trois États impliqués dans le conflit syrien dont les intérêts convergent face à l’EI mais diffèrent par rapport à l’État syrien. Trois États qui se sont lancés récemment dans la conquête d’une autre dimension, celle du futur, de leur futur et de celui de leur vaste région moyen-orientale. Le plus marquant reste bien entendu le programme « Vision 2030 » que l’Arabie saoudite a présenté en avril dernier, un modèle en son genre[1].
Tout d’abord il s’agit pour eux de leurs survies respectives et de sortir leurs États de la crise économique, financière, sociale… Sortir de l’ère du pétrole pour l’Arabie saoudite et se lancer dans l’exploitation des nouvelles richesses ; sortir du guêpier européen pour la Turquie tout en gardant un rôle de pivot, de médiateur entre les continents européen, asiatique et africain ; se lancer à la conquête du monde pour l’Iran pour reprendre sa place au sein des puissances du Moyen-Orient.
Il s’agit aussi de ménager l’avenir de leurs régimes politiques avec tous les défauts qu’ils connaissent : monarchie absolue de l’Arabie saoudite, régime des mollahs pour l’Iran, place d’Erdogan pour la Turquie. Rien de mieux que de fixer dans une projection à 20 ans l’immuabilité des règles de gouvernance étatique. Mais qu’il s’agisse de l’Arabie saoudite, de la Turquie ou de l’Iran, il s’agit surtout pour chacun d’eux de s’assurer un rôle prédominant dans l’organisation future de leur région.
Arabie saoudite – Crise pétrolière, Yémen, EI… marasme économique, financier et social, archaïsme politique : Horizon 2030, la planche de salut ou l’effondrement
L’ère pétrole vient soudainement de prendre un virage inquiétant. La chute des prix n’est pas seulement la conséquence d’un ralentissement de la demande (et à laquelle la baisse de la production n’aura pas su mettre fin), mais d’un changement des paradigmes globaux. En effet, en cette période de grand repli stratégique mondial[2] les États cherchent à limiter les dépendances, énergétiques notamment : les États-Unis sont devenus les premiers producteurs de pétrole « grâce » au schiste[3], l’Europe se tourne vers d’autres productions (nucléaire, charbon, éolien, hydraulique, solaire…), de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché, dont l’Iran.
Grevée par des dettes structurelles, l’Arabie saoudite se doit de sortir du règne du pétrodollar et diversifier ses ressources énergétiques. Certains prédisent même la fin imminente du Royaume[4] : le pays a présenté fin 2015 et pour la troisième année consécutive un budget déficitaire à hauteur de 20% du PIB[5] (et les prévisions 2016 ne sont guère meilleures[6]), il est grevé de dettes (notamment de celles de ses Princes). Les raisons de ce marasme économico-financier sont bien entendu la chute des prix du pétrole, mais aussi les coûts astronomiques de la guerre au Yémen[7], une catastrophe économique et militaire qui pèse avant tout sur l’avenir de la jeune génération[8], et les risques de dérapages sociaux, notamment avec les travailleurs immigrés, citoyens de seconde zone[9].
« Saudi Arabia: the heart of the Arab and Islamic worlds, the investment powerhouse, and the hub connecting three continents… Africa, Asia and Europe »… c’est ainsi que le Conseil des Ministres du Roi Salman introduit le programme Vision 2030 du Royaume d’Arabie saoudite. Une stratégie de développement qui inscrit le nouveau visage de l’Arabie saoudite dans le monde du XXIe siècle, moderne, responsable (on y retrouve tous les enjeux de nos temps : écologie, économie, société, durabilité, solidarité…), multipolaire… Manque au tableau l’aspect politique et démocratique (mais même là l’efficacité, l’efficience du système politique et géostratégique du Royaume, ainsi que des notions d’agilité apparaissent).
Enfin, « Vision 2030 » a pour objectif de donner à l’Arabie saoudite le statut de puissance « dirigeante » (leader role) dans le monde arabe et islamique. Tout en lui assurant un développement économique et social durable, et en forgeant une « nation », elle vise aussi à s’imposer comme un modèle régional, comme nous l’avions écrit dans le dernier GEAB[10] « ayant transformé les principautés du Golfe en zones franches et ayant étendu, à coups de pétrodollars, son influence idéologique dans tout le pauvre monde arabe qui ne les aime pas plus pour autant et dont les tissus sociaux souffrent considérablement de cette polarisation entre modernité occidentale et archaïsme saoudien… ». Mais avant, tout ceci se passait dans l’ombre…
La « centralité » de la Turquie[11]
La Turquie, première puissance du Moyen-Orient, directement affectée économiquement, financièrement et socialement, par l’instabilité géopolitique de son environnement – intervention syrienne et crise kurde, attentats terroristes (baisse du tourisme), sanctions russes contre Ankara, masse de réfugiés qui lui coûterait 10 milliards de dollars[12] – a cependant réussi jusqu’à maintenant à maintenir une croissance modérée[13].
Après avoir négocié avec l’UE l’étanchéité de ses frontières face aux flux des réfugiés et la libéralisation des visas pour ses ressortissants, la Turquie tourne le dos à l’Europe (marqué par l’éviction de son trop pro-européen premier Ministre Ahmet Davutoglu)[14]. Elle n’en reste pas moins bénéficiaire d’une importante et traditionnelle manne financière européenne, qui s’est vue accrue de 6 milliards d’euros avec la crise des réfugiés pour la période 2016/2017 (la sécurité a un prix : la Turquie, marche d’accès directe à l’Europe de Schengen, accueille plus de 2,5 millions de réfugiés syriens, irakiens…[15], à savoir que le Liban en accueille plus d’un million et la Jordanie un peu plus de 600.000 – données qui sont évidemment à rapporter à la population nationale).
Certes la réalisation des conditions de l’intégration à l’UE en 2023 constitue le premier point du programme « Vision 2023 » (d’où son nom), cependant, outre que les objectifs économiques ont été récemment rappelés en 9 points, l’ensemble du projet porte sur le rôle centrale de la Turquie dans la région : coopération économique et de sécurité, résolution des conflits, positionnement global, intégration du G10 et rôle majeur au sein des organisations internationales…[16] et du monde islamiste[17].
Iran: Canal persan, Route de la Soie, et même agenda BRICS – « back in the game »[18]
Les relations internationales de l’Iran avec le reste du monde se normalisent, si ce n’est avec les États-Unis[19] et ses affidés du monde arabe (et Israël) qui placent la question sur les divergences religieuses et l’hégémonisme de l’Iran, alors qu’en fait il s’agit bien plus de contenir les appétits économiques de ce réémergent derrière ce mur qu’avaient créé les sanctions internationales et qui vient de tomber[20]. En effet, alors que l’embargo sur le pétrole a été levé et lui ouvre les portes de l’exportation, l’Iran préfère des prix plus élevés pour maximiser les revenus de sa production. L’Arabie saoudite en revanche veut maintenir des prix au plus bas pour concurrencer les prix du schiste américain[21].
Ceci étant, le retour de l’Iran sur la scène internationale après 10 années de blackout total, est une opportunité pour le pays et pour le monde bien entendu – les Européens ne sont pas les derniers à lorgner ce nouveau marché[22] dont les promesses ne sont pas uniquement axées sur l’exploitation de son pétrole, mais aussi sur d’autres richesses minières et rares[23]. Et quand bien même, en plein cœur de la crise pétrolière et géopolitique trans-régionale, l’Iran a décidé de tirer tous les bénéfices de ses ressources sans devoir supporter les mêmes contraintes que les alliés américains. Ici s’ouvre un nouveau marché, libre de l’influence occidentale, détaché du pétrodollar[24] (contrairement à l’Arabie saoudite[25]), qui se tourne résolument vers le monde émergent asiatique dont il est la première marche du continent[26].
Bien que la population de l’Iran soit très jeune et à démographie croissante, frustrée par un taux de chômage qui atteint 40 %, des dirigeants et systèmes politiques vieillissants, le pays est du jour au lendemain devenu un acteur incontournable et central au Moyen-Orient, imposant des stratégies de développement qu’il est difficile de lui contester.
Au cours de la dernière conférence nationale de géopolitique en Asie de l’Ouest, l’Iran a confirmé sa stratégie consistant à se tourner résolument vers l’Asie et à former une grande coalition avec les puissances du continent asiatique[27] : Russie, Chine, Inde et Pakistan, tout en reconsidérant un rapprochement avec la Turquie[28]. L’Iran est déjà l’une des destinations de la Route de Soie[29], enracinant le pays de plain-pied dans le monde asiatique, intensifie ses relations avec l’Inde[30], et celles avec la Russie (projet de construction d’un canal qui devrait relier la Mer Caspienne au Golfe persique[31]). Des stratégies qui s’appuient sur le monde multipolaire pour permettre le développement du pays et ne pas être prisonnier d’une économie pétrolière[32], asseoir son rôle de leader mais aussi l’émergence des conditions nécessaires à la stabilisation et pacification régionale[33].
Contrairement à des États comme l’Arabie saoudite ou encore la Turquie, l’Iran peut s’appuyer sur l’agilité et la flexibilité naissante de son économie, du fait de ne pas être systémiquement relié au monde du dollar.
Des programmes modernes, ambitieux et multipolaires
Les programmes « Visions » à l’horizon 2030 sont présentés comme des projets d’envergure économique, financière et technologique destinés à assurer le développement des pays concernés. Ils sont principalement pensés pour porter ces pays au rang des G10, G20 au niveau mondial, et à celui de puissances continentales incontournables dans les relations géopolitiques du monde.
Méga-projets : méga-banque, méga-canal, méga-extension de la Mecque, méga hub financier… nous sommes face à des puissances qui se dotent de moyens et d’outils qui répondent aux nouveaux paradigmes du XXIe siècle de modernité.
L’aspect politique et démocratique a droit à quelques liftings pour permettre aux peuples d’adhérer : l’Arabie saoudite opère un renouvellement de sa classe politique[34] en prévoyant d’ici 2020 la formation de plus de 500 000 fonctionnaires[35] et met en place un vaste système d’ONG et de tissus de bénévoles qui vont venir soutenir l’ensemble du projet visionnaire du Prince[36]… Quant à l’avenir démocratique de la Turquie ou de l’Iran les changements systémiques ne pourront garantir la pérennité économique et la stabilité sociale sans démocratisation. De plus les aspirations régionales de ces trois acteurs impliqueront qu’ils puissent être aussi des modèles de stabilité politique et sociale. Sauf à vouloir construire un empire, et de ce fait perpétuer la logique de guerre, on ne peut vouloir guider le monde sans respect des droits et des libertés des autres. C’est justement tout l’intérêt du monde multipolaire.
Car si ces programmes s’inscrivent dans le mouvement du « grand repli stratégique mondial » tel que notre équipe l’a décrit dans les numéros précédents[37], force est de constater qu’ils intègrent et s’intègrent dans la réalité multipolaire du monde, multipolarité qui s’applique également au niveau de la région moyen-orientale. C’est ainsi que nous avons trois États qui se réclament de la même position centrale, du même rôle de pivot, de connexion de trois continents, Europe, Asie, Afrique, s’appuyant sur leurs réseaux et partenaires privilégiés. L’Arabie saoudite se sert du marchepied égyptien, alors que l’Iran de celui de l’Asie et la Turquie de celui de l’Europe.
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