Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Espagne. La guerre perdue des derniers prisonniers d’ETA

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Espagne. La guerre perdue des derniers prisonniers d’ETA

    Le groupe a fait un pas vers sa dissolution en déposant les armes le 8 avril. Le sentiment de fin de cycle saisit notamment les ex-déténus, qui, une fois leur peine purgée, retrouvent un Pays basque bien différent de celui pour lequel ils se sont battus.

    À Tolosa, face à une banderole effilochée qui réclame le retour des prisonniers d’ETA au Pays basque espagnol, trois bâtiments résument la nouvelle réalité basque. Le premier héberge le centre culturel d’Estrémadure La Jara et la mosquée de l’association Litaarafu, le suivant accueille le centre évangélique Maison de Dieu – géré par un jeune pasteur aux airs de rappeur – et dans le troisième, le bazar chinois Haozailai reste ouvert toute la journée. C’est seulement au bout de la rue qu’on peut trouver un salon de coiffure authentiquement basque et une boutique de fruits et primeurs où l’on vend des haricots de Tolosa à côté de fraises de Palos de la Frontera.

    ETA s’est désarmée le 8 avril, fermant l’avant-dernier chapitre de son histoire. Bon nombre de ses prisonniers recouvrent aujourd’hui la liberté après avoir purgé en moyenne des peines de vingt ans de prison pour crimes de sang. Il y a six ans, on dénombrait environ 600 membres d’ETA dans les prisons espagnoles, aujourd’hui on n’atteint pas les 280. À leur sortie de prison, ils retrouvent une société uniformisée – meubles Ikea, vêtements Zara –, et aussi très éloignée de leurs vieilles revendications. Certains d’entre eux, comme Fernando Etxegarai, Josu Amantes et Oihana Garmendia, ne se sentent “ni vaincus ni frustrés”. Mais d’autres, comme l’explique Maritxu Jiménez, une psychologue qui s’occupe d’anciens détenus d’ETA depuis dix-sept ans, ont le sentiment “d’avoir perdu la guerre et vivent cela très douloureusement”. Ils retournent dans un monde où ils ne signifient plus rien.

    En 2003, assis sur le terrain de pelote basque de Zubieta, une petite localité des environs de Saint-Sébastien, Arnaldo Otegi, alors leader de Batasuna [parti nationaliste interdit en Espagne en 2003 à cause de ses liens présumés avec ETA], déclarait pour le documentaire La Pelote basque :

    J’ai un ami cubain qui dit toujours que nous sommes les derniers indigènes d’Europe. Le jour où à Lekeitio ou à Zubieta on mangera dans des fast-foods, on écoutera de la musique rock américaine, où tout le monde portera des vêtements américains, abandonnera sa langue au profit de l’anglais, et au lieu de contempler la nature fonctionnera uniquement sur Internet, l’ennui sera tel que la vie ne vaudra plus d’être vécue”.
    Coéxistence intracommunautaire

    Seulement quatorze ans plus tard, il suffit de quitter le terrain de pelote basque de Zubieta – aujourd’hui entouré de maisons jumelées de construction récente –, de suivre la N-I sur 20 kilomètres et d’entrer dans Tolosa pour découvrir que, dans le premier immeuble après la station-service, le monde est devenu aussi ennuyeux que ce que craignait Otegi.

    La fin du terrorisme d’ETA a favorisé la coexistence intracommunautaire au point de faire de la ville une carte postale de la tolérance : une mosquée à côté d’un bazar chinois et d’un lieu de culte évangélique, ce qui aurait été inimaginable dans le paysage ultranationaliste que les armes voulaient imposer. En 1995, 45,3 % des Basques citaient “le terrorisme et la violence” comme l’un des principaux problèmes du Pays basque espagnol, tandis qu’en 2016 ce taux n’était plus que 0,7 %. Maintenant qu’ETA a déposé les armes, combien de Basques se souviendront du terrorisme lors de la prochaine étude du CIS [Centre d’enquêtes sociologiques] ?

    “Quand un conflit civil très fort se termine, explique Imanol Zubero, professeur de sociologie à l’université du Pays basque (UPV), deux catégories d’individus souffrent particulièrement de l’oubli, de la vitesse incroyable à laquelle la société amortit le passé”.

    Il y a d’une part les victimes, qui se demandent comment tant d’années de souffrance peuvent tomber dans l’oubli, et d’autre part ceux qui se considéraient comme des héros mais qui ont fini par tuer et ont passé des années en prison à cause de leur rêve d’Euskal Herria [Pays basque]. Les uns et les autres se rendent compte que la société les a déjà oubliés.”
    Pendant des années, Zubero a dû vivre sous escorte, ce qui ne l’empêchait pas de rendre visite aux prisonniers d’ETA inscrits à l’UPV. Ces derniers temps, il a vu se dissoudre de manière accélérée “la solidarité face à la souffrance qui existait dans la gauche abertzale [indépendantiste et proche de l’ETA] autour des prisonniers, et qui était très solide”.

    Historiquement, ETA s’occupait des militants qui lui restaient fidèles et prenait pour cibles ceux qui décidaient de s’engager pour leur propre compte le chemin du retour, allant jusqu’à les exécuter, comme dans le cas de Yoyes [Dolores González Catarain, ex-dirigeante de l’organisation, assassinée en 1986 pour trahison].

    “Cette homogénéité s’est rompue avec le temps, note Imanol Zubero. Des prisonniers et des prisonnières ont opté pour des solutions individuelles, avec le soutien explicite de Bildu [ancienne coalition électorale de la gauche abertzale] : ils profitent des possibilités qu’offre la législation pour sortir de prison le plus tôt possible. Et aussi, à l’extérieur, les proches de ceux qui ont eu recours à des solutions individuelles se sont séparés du collectif de prisonniers”.

    Il s’est produit une rupture très claire, qu’on observe dans les rassemblements de soutien aux prisonniers. On se rend compte qu’il manque quelqu’un qui fréquentait ces réunions et on comprend aussitôt que le fils ou la fille de cette personne a été transféré dans une prison du Pays basque espagnol ou mis en liberté. Autrefois, cela se faisait par la porte de derrière, mais aujourd’hui cela se fait avec le soutien de Bildu, d’où beaucoup de conflits au sein de la gauche abertzale”.
    D’où l’apparition d’ATA [Mouvement proamnistie et contre la répression], un groupe pour l’instant minoritaire qui accuse les actuels dirigeants politiques – y compris Otegi – d’avoir trahi en abandonnant les prisonniers et la lutte armée.

    “Les détenus pensent depuis longtemps que tout est fini”

    L’impression de fin d’une époque, de sauve-qui-peut, s’observe aussi à l’intérieur des prisons. C’est ce qu’ont observé tant un expert de la lutte antiterroriste – qui tient à garder l’anonymat – que José Luis de Castro, juge chargé de la surveillance pénitentiaire au sein de l’Audiencia nacional [plus haute juridiction d’Espagne]. “Les détenus sont convaincus depuis longtemps que tout est fini, fait valoir l’expert. Depuis deux ans, ils sont privés de direction”.

    Contrairement à la période antérieure où ils recevaient en secret des instructions très précises des avocats de l’organisation – quand entamer une grève de la faim, quand protester sans quitter leurs cellules –, aujourd’hui le débat est ouvert”.
    “Même le quotidien Gara [proche d’ETA] s’en est fait l’écho en décembre dernier. Ce débat a été lancé par l’avocat Iñigo Iruin, il revient fondamentalement à rattacher le collectif [des détenus] à Sortu [parti indépendantiste considéré comme l’héritier de Batasuna] et non plus à ETA, comme c’était le cas jusqu’à présent. Ils deviendraient alors des prisonniers indépendantistes, au lieu d’être des prisonniers d’ETA.”

    Ce changement d’affiliation pourrait leur valoir des avantages pénitentiaires, et notamment le transfert vers des prisons basques [l’État espagnol applique une politique de dispersion des détenus d’ETA dans les différentes prisons du pays]. José Luis de Castro a observé depuis un an et demi “une augmentation du nombre de prisonniers d’ETA qui s’efforcent de mettre à jour leur dossier, de le tenir prêt pour les étapes suivantes”.

    L’expert en lutte antiterroriste ajoute que de toute manière il est peu probable que les détenus sur le point de purger leur peine optent pour la voie de la modération. “Ceux à qui il reste quelques mois avant leur libération ne vont se repentir de rien du tout, estime-t-il. Ils partent du principe suivant : ‘J’ai tenu vingt ans à l’ombre, la plupart du temps en premier degré [régime d’isolement], et je sors la tête haute.’ Car pour eux, la dignité terroriste, entre guillemets, c’est très important. Ils veulent que tout le monde sache que vingt ans de prison n’ont pas réussi à les faire plier.”

    Une attitude qu’on retrouve chez trois anciens prisonniers d’ETA qui ont pu raconter leur situation après avoir passé la moitié de leur vie en prison. Josu Amantes a été arrêté en Bretagne en 1992 et a passé vingt-deux ans dans des prisons françaises et espagnoles, après avoir été condamné pour un attentat à l’explosif perpétré en 1989 contre le siège du Banco de Vizcaya, attentat qui a fait 3 morts. Amantes a été grièvement blessé lors d’un attentat des GAL [Groupes antiterroristes de libération] dans un bar de Bayonne.

    À l’instar de Fernando Etxegarai, qui a fait vingt et un ans de prison – entre 1987 et 2008, pour avoir commis 9 attentats sans victimes mortelles –, et d’Oihana Garmendia, détenue entre 2009 et 2015 dans des prisons françaises pour son appartenance à l’appareil de recrutement d’ETA, il ne s’estime pas vaincu, pas plus qu’il ne considère que l’objectif ultime, “un Pays basque socialiste et indépendant”, soit hors de portée.

    “Certes, quand je suis sorti, j’ai retrouvé une société qui avait beaucoup changé”, reconnaît Amantes.

    Même si évidemment il faut remettre tout ça en perspective. Notre époque était en pleine ébullition, c’était un temps d’action, réaction, action. Mais en sortant, j’ai trouvé un débat très animé, avec des objectifs qui restent les mêmes que quand j’ai été libéré, même s’ils sont poursuivis par d’autres moyens.”
    Même s’il est sur la même ligne, Etxegarai reconnaît : “Dans le contexte politique actuel, lors d’un hypothétique référendum, les gens ne voteraient pas pour l’indépendance, mais l’important c’est de permettre à la population de s’exprimer, qu’on gagne ou qu’on perde.” Quand on leur demande si tant de morts et de si longues peines de prison ont valu la peine, aucun ne veut faire un pas en arrière, même s’ils veillent bien à ce que leurs propos ne puissent pas se retourner contre eux. “Les méthodes étaient ce qu’elles étaient, concède Etxegarai, mais au moins j’aurai essayé. Je croyais et je crois à certains objectifs, et même si pour moi ç’a été très dur de prendre telle ou telle décision, au moins je peux dire que j’aurai essayé.”

    Difficultés d’adaptation

    “C’est toute sa vie qu’on se pose ce genre de questions, commente Oihana Garmendia. Mais quand on prend une décision, on le fait en toute conscience, même si l’éventail de possibilités est assez sombre : la prison, la mort ou la disparition.” La psychologue Maritxu Jiménez intervient en disant : “Je ne me rappelle personne qui se soit demandé si cela avait valu la peine. Si à un moment donné les anciens détenus craquent, ce n’est pas à cause de cela. Ils pensent qu’une fois dehors le pire sera terminé et ils ne mesurent pas les difficultés d’adaptation.”

    Fernando Etxegarai, qui fait partie de la direction de Harrera (“accueil” en basque), une association qui aide les anciens détenus à faire leurs premiers pas hors de prison – depuis les papiers d’identité jusqu’aux soins médicaux –, explique que, après tant d’années derrière les barreaux, certains prisonniers finissent dans la misère : “Dans certains cas, on a provoqué la délinquance du fait même de la marginalité dans laquelle se retrouvent ces personnes.”

    Maritxu Jiménez affirme que certains des prisonniers d’ETA, quand ils se retrouvent dans la rue, “n’arrivent même pas à sentir, ils n’ont plus accès à leurs émotions, ils les gardent enfouies pour qu’elles ne leur fassent pas de mal ; beaucoup ont une dette envers des êtres chers et soudain ils ne ressentent rien pour ces personnes”. Après une vie à fuir, à commettre des attentats ou à purger des peines de prison, la solitude devient leur meilleure compagne. “Quand je me suis retrouvé dehors, raconte Josu Amantes, comme je n’avais plus de murs pour m’en empêcher, je me mettais à marcher et à marcher, je faisais des kilomètres d’un pas léger, comme un fou. Je devais me purger du venin que j’avais en moi.”

    le courrier international
Chargement...
X