Noam Chomsky, pour répéter un cliché, est l’un des intellectuels radicaux les plus importants du monde. Il n’est pas moins banal mais vrai d’ajouter qu’il est aussi un personnage largement controversé : accusé de part et d’autres d’une gamme de lacunes, allant du « déni de génocide » au rigide « quiétisme amoral » face à des atrocités de masse. Plus récemment, des critiques de diverses couleurs politiques ont proclamé avoir identifié une série de folies dans ses déclarations sur la Syrie.
Dans l’interview ci-dessous, le journaliste freelance Emanuel Stoakes confronte Chomsky à certaines de ces critiques.
Tout en réaffirmant son opposition à une intervention militaire totale, Chomsky explique qu’il n’est en principe pas opposé à l’idée d’une zone d’exclusion aérienne établie le long d’un corridor humanitaire (bien que les récentes interventions de Poutine aient pratiquement anéanti la possibilité de cette dernière option).
En plus de répondre à ses critiques, Chomsky donne son opinion sur une large gamme d’autres sujets : ce qui devrait être fait pour combattre ISIS, l’importance des luttes populaires en Amérique du Sud et le futur du socialisme.
Comme toujours, sa croyance sous-jacente en notre capacité à construire une société meilleure transparaît.
Jacobinmag
Quelle est votre réaction aux récents attentats de Paris, et que pensez-vous de la stratégie occidentale actuelle, consistant à bombarder Daesh ?
La stratégie actuelle ne fonctionne pas, c’est évident. Les déclarations de daesh, à la fois sur les attentats de Paris et sur celui contre l’avion russe, étaient très explicites : bombardez-nous et vous souffrirez. Ils sont une monstruosité, et ce sont des crimes terribles, mais enfoncer la tête dans le sable ne sert à rien.
La meilleure des issues serait que Daesh soit détruit par des forces locales, ce qui pourrait arriver, mais il faudrait pour cela que la Turquie soit d’accord. L’issue pourrait être tout aussi terrible si les éléments djihadistes soutenus par la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite étaient victorieux.
L’issue optimale serait un accord négocié du genre de celui vers lequel on se dirige à Vienne, combiné avec ce que je viens de dire. Il y a peu de chances que cela se produise.
Qu’on le veuille ou non, daesh semble s’être solidement établi dans les zones sunnites de l’Irak et de la Syrie. Ils semblent être engagés dans un processus de construction étatique extrêmement brutal mais relativement efficace, et qui attire le soutien des communautés sunnites, qui le détestent peut-être, mais le considèrent comme la seule défense contre des alternatives qui seraient pire encore. Le seul pouvoir régional majeur qui s’y oppose est l’Iran, mais les milices chiites soutenues par l’Iran sont réputées être aussi brutales que daesh, et, par conséquent, ne font qu’augmenter le soutien apporté à ce dernier.
Les conflits sectaires qui déchirent la région sont en grande partie une conséquence de l’invasion de l’Irak. C’est ce qu’explique le spécialiste du Moyen-Orient Graham Fuller, ancien analyste pour la CIA, lorsqu’il dit : « Je pense que les USA sont l’un des créateurs clé de cette organisation ».
La destruction à tout prix de daesh pourrait entrainer quelque chose d’encore pire, à l’image de ce qui se produit régulièrement à la suite d’une intervention militaire. Le système étatique de la région, imposé par les puissances impériales française et britannique après la première guerre mondiale, qui se souciaient bien peu des populations sous leur contrôle, se désagrège.
Le futur semble assez sombre, bien qu’il y ait quelques éclaircies, comme dans les zones kurdes. Des mesures peuvent être prises pour réduire nombre des tensions de la région et contenir et réduire son niveau d’armement extravagant, mais il est difficile de savoir ce que les puissances étrangères peuvent faire d’autre qu’attiser les flammes, comme elles le font depuis des années.
Plus tôt cette année, nous avons vu le gouvernement grec lutter avec ses créanciers pour parvenir à un accord. Il est tentant de considérer cette confrontation, ainsi que l’ensemble de la crise, moins comme une affaire où l’UE tente de gérer une crise de la dette dans l’intérêt commun de l’union, et plus comme une bataille entre la société grecque et ceux qui bénéficient de l’austérité. Êtes-vous d’accord ? Comment voyez-vous la situation ?
Il n’y a eu aucun effort sérieux pour gérer une crise de la dette. Les politiques imposées à la Grèce par la troïka ont grandement exacerbé la crise en sapant l’économie et en bloquant toute chance de croissance. Le ratio dette/PIB est maintenant bien plus élevé qu’il ne l’était avant l’institution de ces politiques, et le coût a été terrible pour le peuple grec — bien que les banques allemandes et françaises, qui sont largement responsables de cette crise, se portent bien.
Le soi-disant « renflouement » de la Grèce a surtout fini dans les poches de ses créanciers, certaines estimations parlent de 90%. L’ancien dirigeant de la Bundesbank Karl Otto Pöhl a fait remarquer très plausiblement que toute l’affaire « visait à protéger les banques allemandes, mais particulièrement les banques françaises, d’annulations de dette ».
Commentant cela dans l’un des principaux journaux de l’establishment US, Foreign Affairs (Affaires étrangères), Mark Blyth, l’un des critiques les plus convaincants des programmes destructifs d’austérité-en-temps-de-dépression, écrit : « Nous n’avons jamais compris la Grèce parce que nous avons refusé de considérer la crise pour ce qu’elle était — une série continue de renflouements pour le secteur financier qui a commencé en 2008 et qui se poursuit aujourd’hui ».
Tout le monde reconnait que la dette ne peut être payée. Elle aurait dut être radicalement restructurée il y a longtemps, lorsque la crise était facilement gérable, ou simplement déclarée« odieuse » et abrogée.
Le visage affreux de l’Europe contemporaine est incarné par le ministre allemand des Finances Schäuble, apparemment le politicien le plus populaire en Allemagne. Comme le rapporte l’agence Reuters, il a expliqué que « La soutenabilité de la dette ne peut être atteinte sans remise », mais il a ajouté : « Il ne peut y avoir de remise ». Bref, nous vous avons saignés à blanc, alors allez au diable. Et une grande partie de la population se retrouve littéralement au diable, ses espoirs d’une survie décente anéantis.
D’ailleurs, les Grecs ne sont pas encore saignés à blanc. L’accord honteux imposé par les banques et la bureaucratie inclut des mesures qui assurent la mainmise sur ce qui reste d’ actifs grecs par les bons avides.
Le rôle de l’Allemagne est particulièrement honteux, pas seulement parce que l’Allemagne nazie a dévasté la Grèce, mais aussi, comme Thomas Piketty l’a souligné dans Die Zeit, parce que« l’Allemagne est vraiment le meilleur exemple d’un pays, qui, à travers l’histoire, n’a jamais remboursé sa dette extérieure. Ni après la première, ni après la seconde guerre mondiale ».
L’accord de Londres de 1953 a effacé plus de la moitié de la dette de l’Allemagne, permettant son redressement économique, et, actuellement, a ajouté Piketty, loin d’être « généreuse »,« l’Allemagne profite de la Grèce en prolongeant les prêts à des taux d’intérêt comparativement élevés ». Toute cette affaire est sordide.
Les politiques d’austérité qui ont été imposes en Grèce (et en Europe en général) ont toujours été absurdes d’un point de vue économique, et ont été un désastre complet pour ce pays. En tant qu’armes de la lutte des classes, cependant, elles ont été assez efficaces dans leur sape des systèmes de santé, leur enrichissement des banques du Nord et de la classe des investisseurs, et dans leur démantèlement de la démocratie.
Le comportement de la troïka est une honte. Il est difficile de douter du fait que son but soit d’établir fermement le principe selon lequel il faut obéir au maitre : la désobéissance aux banques du Nord et à la bureaucratie bruxelloise ne sera pas tolérée, et les idées de démocratie et de volonté populaire doivent être abandonnées en Europe.
Pensez-vous que la présente lutte pour le futur de la Grèce soit représentative de ce qui se passe dans le monde en ce moment — c’est-à-dire une lutte entre les besoins de la société et les exigences du capitalisme ? Si oui, à quel point des résultats humains décents sont-ils probables, lorsque les cartes maitresses semblent être entre les mains d’un petit groupe de gens en lien avec le pouvoir privé ?
En Grèce, et en Europe plus généralement et à divers degrés, certains des acquis les plus admirables des années d’après-guerre sont en train d’être inversés par une version destructrice de l’assaut néolibéral sur la population mondiale de la dernière génération.
Mais cela peut être inversé. Parmi les élèves les plus obéissants de l’orthodoxie néolibérale, figuraient les pays d’Amérique Latine, et, sans surprises, ils figuraient aussi parmi ceux ayant le plus souffert. Mais ces dernières années, ils ont pris la tête du rejet de cette orthodoxie, et plus généralement, pour la première fois en 500 ans, prennent des mesures significatives en vue de l’unification, de la libération de la domination impérialiste (US, en ce qui concerne ce dernier siècle), et de la confrontation aux problèmes internes dans des sociétés potentiellement riches traditionnellement gouvernées par des élites fortunées (majoritairement blanches) orientées vers l’étranger et régnant sur un océan de misère.
Syriza en Grèce a peut-être signalé le début d’un développement similaire, c’est pourquoi il fallait l’écraser si sauvagement. Il y a d’autres réactions en Europe et ailleurs qui peuvent renverser la tendance et mener à un futur bien meilleur.
Dans l’interview ci-dessous, le journaliste freelance Emanuel Stoakes confronte Chomsky à certaines de ces critiques.
Tout en réaffirmant son opposition à une intervention militaire totale, Chomsky explique qu’il n’est en principe pas opposé à l’idée d’une zone d’exclusion aérienne établie le long d’un corridor humanitaire (bien que les récentes interventions de Poutine aient pratiquement anéanti la possibilité de cette dernière option).
En plus de répondre à ses critiques, Chomsky donne son opinion sur une large gamme d’autres sujets : ce qui devrait être fait pour combattre ISIS, l’importance des luttes populaires en Amérique du Sud et le futur du socialisme.
Comme toujours, sa croyance sous-jacente en notre capacité à construire une société meilleure transparaît.
Jacobinmag
Quelle est votre réaction aux récents attentats de Paris, et que pensez-vous de la stratégie occidentale actuelle, consistant à bombarder Daesh ?
La stratégie actuelle ne fonctionne pas, c’est évident. Les déclarations de daesh, à la fois sur les attentats de Paris et sur celui contre l’avion russe, étaient très explicites : bombardez-nous et vous souffrirez. Ils sont une monstruosité, et ce sont des crimes terribles, mais enfoncer la tête dans le sable ne sert à rien.
La meilleure des issues serait que Daesh soit détruit par des forces locales, ce qui pourrait arriver, mais il faudrait pour cela que la Turquie soit d’accord. L’issue pourrait être tout aussi terrible si les éléments djihadistes soutenus par la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite étaient victorieux.
L’issue optimale serait un accord négocié du genre de celui vers lequel on se dirige à Vienne, combiné avec ce que je viens de dire. Il y a peu de chances que cela se produise.
Qu’on le veuille ou non, daesh semble s’être solidement établi dans les zones sunnites de l’Irak et de la Syrie. Ils semblent être engagés dans un processus de construction étatique extrêmement brutal mais relativement efficace, et qui attire le soutien des communautés sunnites, qui le détestent peut-être, mais le considèrent comme la seule défense contre des alternatives qui seraient pire encore. Le seul pouvoir régional majeur qui s’y oppose est l’Iran, mais les milices chiites soutenues par l’Iran sont réputées être aussi brutales que daesh, et, par conséquent, ne font qu’augmenter le soutien apporté à ce dernier.
Les conflits sectaires qui déchirent la région sont en grande partie une conséquence de l’invasion de l’Irak. C’est ce qu’explique le spécialiste du Moyen-Orient Graham Fuller, ancien analyste pour la CIA, lorsqu’il dit : « Je pense que les USA sont l’un des créateurs clé de cette organisation ».
La destruction à tout prix de daesh pourrait entrainer quelque chose d’encore pire, à l’image de ce qui se produit régulièrement à la suite d’une intervention militaire. Le système étatique de la région, imposé par les puissances impériales française et britannique après la première guerre mondiale, qui se souciaient bien peu des populations sous leur contrôle, se désagrège.
Le futur semble assez sombre, bien qu’il y ait quelques éclaircies, comme dans les zones kurdes. Des mesures peuvent être prises pour réduire nombre des tensions de la région et contenir et réduire son niveau d’armement extravagant, mais il est difficile de savoir ce que les puissances étrangères peuvent faire d’autre qu’attiser les flammes, comme elles le font depuis des années.
Plus tôt cette année, nous avons vu le gouvernement grec lutter avec ses créanciers pour parvenir à un accord. Il est tentant de considérer cette confrontation, ainsi que l’ensemble de la crise, moins comme une affaire où l’UE tente de gérer une crise de la dette dans l’intérêt commun de l’union, et plus comme une bataille entre la société grecque et ceux qui bénéficient de l’austérité. Êtes-vous d’accord ? Comment voyez-vous la situation ?
Il n’y a eu aucun effort sérieux pour gérer une crise de la dette. Les politiques imposées à la Grèce par la troïka ont grandement exacerbé la crise en sapant l’économie et en bloquant toute chance de croissance. Le ratio dette/PIB est maintenant bien plus élevé qu’il ne l’était avant l’institution de ces politiques, et le coût a été terrible pour le peuple grec — bien que les banques allemandes et françaises, qui sont largement responsables de cette crise, se portent bien.
Le soi-disant « renflouement » de la Grèce a surtout fini dans les poches de ses créanciers, certaines estimations parlent de 90%. L’ancien dirigeant de la Bundesbank Karl Otto Pöhl a fait remarquer très plausiblement que toute l’affaire « visait à protéger les banques allemandes, mais particulièrement les banques françaises, d’annulations de dette ».
Commentant cela dans l’un des principaux journaux de l’establishment US, Foreign Affairs (Affaires étrangères), Mark Blyth, l’un des critiques les plus convaincants des programmes destructifs d’austérité-en-temps-de-dépression, écrit : « Nous n’avons jamais compris la Grèce parce que nous avons refusé de considérer la crise pour ce qu’elle était — une série continue de renflouements pour le secteur financier qui a commencé en 2008 et qui se poursuit aujourd’hui ».
Tout le monde reconnait que la dette ne peut être payée. Elle aurait dut être radicalement restructurée il y a longtemps, lorsque la crise était facilement gérable, ou simplement déclarée« odieuse » et abrogée.
Le visage affreux de l’Europe contemporaine est incarné par le ministre allemand des Finances Schäuble, apparemment le politicien le plus populaire en Allemagne. Comme le rapporte l’agence Reuters, il a expliqué que « La soutenabilité de la dette ne peut être atteinte sans remise », mais il a ajouté : « Il ne peut y avoir de remise ». Bref, nous vous avons saignés à blanc, alors allez au diable. Et une grande partie de la population se retrouve littéralement au diable, ses espoirs d’une survie décente anéantis.
D’ailleurs, les Grecs ne sont pas encore saignés à blanc. L’accord honteux imposé par les banques et la bureaucratie inclut des mesures qui assurent la mainmise sur ce qui reste d’ actifs grecs par les bons avides.
Le rôle de l’Allemagne est particulièrement honteux, pas seulement parce que l’Allemagne nazie a dévasté la Grèce, mais aussi, comme Thomas Piketty l’a souligné dans Die Zeit, parce que« l’Allemagne est vraiment le meilleur exemple d’un pays, qui, à travers l’histoire, n’a jamais remboursé sa dette extérieure. Ni après la première, ni après la seconde guerre mondiale ».
L’accord de Londres de 1953 a effacé plus de la moitié de la dette de l’Allemagne, permettant son redressement économique, et, actuellement, a ajouté Piketty, loin d’être « généreuse »,« l’Allemagne profite de la Grèce en prolongeant les prêts à des taux d’intérêt comparativement élevés ». Toute cette affaire est sordide.
Les politiques d’austérité qui ont été imposes en Grèce (et en Europe en général) ont toujours été absurdes d’un point de vue économique, et ont été un désastre complet pour ce pays. En tant qu’armes de la lutte des classes, cependant, elles ont été assez efficaces dans leur sape des systèmes de santé, leur enrichissement des banques du Nord et de la classe des investisseurs, et dans leur démantèlement de la démocratie.
Le comportement de la troïka est une honte. Il est difficile de douter du fait que son but soit d’établir fermement le principe selon lequel il faut obéir au maitre : la désobéissance aux banques du Nord et à la bureaucratie bruxelloise ne sera pas tolérée, et les idées de démocratie et de volonté populaire doivent être abandonnées en Europe.
Pensez-vous que la présente lutte pour le futur de la Grèce soit représentative de ce qui se passe dans le monde en ce moment — c’est-à-dire une lutte entre les besoins de la société et les exigences du capitalisme ? Si oui, à quel point des résultats humains décents sont-ils probables, lorsque les cartes maitresses semblent être entre les mains d’un petit groupe de gens en lien avec le pouvoir privé ?
En Grèce, et en Europe plus généralement et à divers degrés, certains des acquis les plus admirables des années d’après-guerre sont en train d’être inversés par une version destructrice de l’assaut néolibéral sur la population mondiale de la dernière génération.
Mais cela peut être inversé. Parmi les élèves les plus obéissants de l’orthodoxie néolibérale, figuraient les pays d’Amérique Latine, et, sans surprises, ils figuraient aussi parmi ceux ayant le plus souffert. Mais ces dernières années, ils ont pris la tête du rejet de cette orthodoxie, et plus généralement, pour la première fois en 500 ans, prennent des mesures significatives en vue de l’unification, de la libération de la domination impérialiste (US, en ce qui concerne ce dernier siècle), et de la confrontation aux problèmes internes dans des sociétés potentiellement riches traditionnellement gouvernées par des élites fortunées (majoritairement blanches) orientées vers l’étranger et régnant sur un océan de misère.
Syriza en Grèce a peut-être signalé le début d’un développement similaire, c’est pourquoi il fallait l’écraser si sauvagement. Il y a d’autres réactions en Europe et ailleurs qui peuvent renverser la tendance et mener à un futur bien meilleur.
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