Sergueï Lavrov : « Du bon côté de l’Histoire »
Au cours de l’année ou de l’année et demie passée, les événements qui se sont enchaînés en Afrique du Nord et au Proche-Orient ont pris une place prépondérante parmi les questions politiques à l’ordre du jour au niveau mondial.
Ils sont fréquemment qualifiés d’épisode le plus saillant dans la vie internationale de ce jeune 21è siècle. Des experts évoquent depuis longtemps déjà la fragilité des régimes autoritaires des pays arabes, ainsi que les confrontations sociales et politiques potentielles.
Il était cependant difficile de prédire l’ampleur et la vitesse de la vague de changement qui a déferlé sur la région. En corollaire de la crise qui se fait sentir dans l’économie mondiale, ces événements ont clairement démontré que le processus menant à l’émergence d’un nouveau système international est entré dans une période de turbulences.
À mesure que d’importants mouvements sociaux apparaissaient dans les pays de la région, il devenait plus urgent de savoir, pour les acteurs extérieurs et l’ensemble de la communauté internationale, quelle politique poursuivre. De nombreuses discussions d’experts sur cette question, puis les actions concrètes mises en œuvre par les États et les organisations internationales, ont fait ressortir deux approches principales : soit aider les peuples arabes à déterminer leur avenir par eux-mêmes, ou alors tenter de façonner une nouvelle réalité politique en fonction de ce que l’on souhaite, tout en tirant parti de l’affaiblissement des structures étatiques qui s’avéraient depuis longtemps trop rigides. La situation continue d’évoluer rapidement, ce qui impose à ceux qui jouent un rôle de premier plan dans les affaires régionales de consolider enfin leurs efforts, plutôt que de les disperser dans des directions différentes comme le feraient les personnages d’une fable d’Ivan Krylov.
Permettez-moi de récapituler les arguments que je développe régulièrement en ce qui concerne l’évolution de la situation au Proche-Orient. Tout d’abord, la Russie, conjointement avec la majorité des pays dans le monde, encourage les aspirations des peuples arabes à une vie meilleure, à la démocratie et à la prospérité, et elle est disposée à soutenir ces efforts. C’est pour cela que nous avons bien accueilli l’initiative du Partenariat de Deauville lors du sommet du G8 en France. Nous nous opposons fermement au recours à la violence dans le cadre des bouleversements en cours dans les États arabes, en particulier contre les civils. Nous savons pertinemment que la transformation d’une société est un processus complexe et généralement long, qui s’opère rarement en douceur.
La Russie connaît probablement mieux le véritable prix des révolutions que la plupart des autres pays. Nous sommes parfaitement conscients du fait que les changements révolutionnaires s’accompagnent toujours de revers sociaux et économiques, de pertes de vies humaines et de souffrances. C’est exactement pour cela que nous défendons une optique évolutive et pacifique pour la mise en œuvre des changements attendus de longue date au Proche-Orient et en Afrique du Nord.
Cela étant dit, quelle doit être la réponse dans l’éventualité que l’épreuve de force entre les autorités et l’opposition prenne la forme d’une confrontation violente et armée ? La réponse semble évidente : les acteurs extérieurs doivent faire tout leur possible pour d’une part mettre fin à l’effusion de sang, et d’autre part soutenir un compromis impliquant toutes les parties du conflit. En décidant de soutenir la résolution 1970 du Conseil de Sécurité de l’ONU et en ne faisant aucune objection à la résolution 1973 sur la Libye, nous estimions que ces décisions contribueraient à limiter l’usage excessif de la force et poseraient les fondations d’un règlement politique du conflit.
Malheureusement, les actions entreprises par les pays membres de l’OTAN dans le cadre de ces résolutions ont conduit à une grave violation de ces dernières, et au soutien à l’un des belligérants de la guerre civile, avec comme objectif de renverser le régime existant, en écornant au passage l’autorité du Conseil de Sécurité.
Il est inutile d’expliquer aux gens accoutumés à la politique que le diable est dans les détails, et que les solutions drastiques impliquant l’usage de la force ne peuvent aboutir à un règlement viable à long terme. Et dans les circonstances actuelles, alors que la complexité des relations internationales s’est considérablement accrue, il devient évident que le recours à la force pour résoudre les conflits n’a aucune chance d’aboutir. Les exemples abondent. On citera notamment la situation compliquée en Irak et la crise en Afghanistan, loin d’être terminée. De nombreux éléments tendent par ailleurs à indiquer que la Libye, après le renversement de Mouammar el-Kadhafi, est loin de bien se porter. L’instabilité s’est propagée au-delà, vers le Sahara et la région du Sahel, engendrant une dramatique aggravation de la situation au Mali.
L’Égypte constitue un autre exemple : ce pays est loin d’être arrivé à bon port, bien que le changement de régime ne se soit pas accompagné d’importantes flambées de violence et qu’Hosni Moubarak, qui avait gouverné le pays pendant plus de trente ans, ait quitté le palais présidentiel de son plein gré peu de temps après le début des mouvements de protestation. Comment ne pas s’inquiéter, entre autres problèmes, des informations faisant état d’une augmentation des affrontements confessionnels et de violation des droits de la minorité chrétienne.
Ainsi, les raisons poussant à adopter l’approche la plus équilibrée vis-à-vis de la crise syrienne, qui est la plus aigüe de la région aujourd’hui, sont plus que suffisantes. Il était clair que suite aux événements en Libye, il était impossible de suivre le Conseil de Sécurité de l’ONU pour prendre des décisions qui ne soient pas assez explicites et qui permettraient aux responsables de leur mise en œuvre d’agir selon leur propre jugement. Tout mandat confié au nom de l’ensemble de la communauté internationale doit être aussi clair et précis que possible afin d’éviter l’ambigüité. Aussi est-il important de comprendre ce qui se passe réellement en Syrie, et comment aider ce pays à franchir cette douloureuse étape de son histoire.
Malheureusement, les analyses qualifiées et honnêtes des développements en Syrie et de leurs conséquences potentielles manquent cruellement. Bien souvent, s’y substituent des images primitives et des clichés de propagande en noir et blanc. Depuis plusieurs mois, les principales sources d’informations internationales reproduisent des articles sur un régime dictatorial corrompu matant brutalement l’aspiration de son propre peuple à la liberté et la démocratie.
Il semble néanmoins que les auteurs de ces articles n’aient pas pris la peine de se demander comment le gouvernement pouvait parvenir à se maintenir en place sans soutien populaire depuis plus d’un an, en dépit des sanctions étendues qui sont imposées par les principaux partenaires économiques du pays. Pourquoi une majorité du peuple a-t-elle approuvé par vote le projet de constitution proposé par les autorités ? Pourquoi, après tout, la plupart des soldats sont-ils demeurés fidèles à leurs supérieurs ? Si la seule explication est la peur, alors pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas bénéficié à d’autres régimes autoritaires ?
Nous avons déclaré à de nombreuses reprises que la Russie ne défendait pas le régime actuellement en place à Damas et qu’elle n’avait aucune raison politique, économique ou autre de le faire. Nous n’avons jamais été un partenaire commercial ou économique important pour ce pays, dont le gouvernement a communiqué principalement avec les capitales des pays ouest-européens.
Il n’en demeure pas moins clair, tant à nos yeux qu’à ceux des autres, que la principale responsabilité pour la crise qui secoue le pays repose sur le gouvernement syrien, qui a échoué à emprunter le chemin de la réforme en temps voulu ou à tirer les conclusions des bouleversements profonds que connaissent les relations internationales. Tout cela est vrai. Il existe néanmoins d’autres faits. La Syrie est un État multiconfessionnel : y vivent, en plus des musulmans sunnites et chiites, des alaouites, des orthodoxes et chrétiens d’autres confessions, des druzes et des kurdes. Durant les quelques dernières décennies de gouvernance laïque du parti Ba’as, la liberté de conscience a été respectée en Syrie, et les minorités religieuses craignent que, si le régime était détruit, cette tradition pourrait prendre fin.
Lorsque nous affirmons que ces inquiétudes doivent être entendues et prises en compte, nous sommes parfois accusés de prendre des positions équivalant à de l’anti-sunnisme et, plus généralement, à de l’anti-islamisme. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. En Russie, des gens de diverses confessions, la plupart d’entre eux des chrétiens orthodoxes et des musulmans, vivent côte à côte depuis des siècles. Notre pays n’a jamais mené de guerre coloniale dans le monde arabe, mais à l’inverse a continuellement soutenu l’indépendance des nations arabes et leur droit à un développement indépendant. Et la Russie n’a pas de responsabilité à assumer pour les conséquences de la domination coloniale, marquée par les bouleversements des structures sociales qui ont amené les tensions persistant encore à ce jour.
Mon propos est différent. Si certains membres de la société s’inquiètent de potentielles discriminations sur la base de la religion et de la nationalité d’origine, alors les garanties nécessaires devraient être fournies à ces personnes, conformément aux standards humanitaires internationaux généralement acceptés.
Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales a historiquement constitué, et continue de constituer, un problème majeur pour les États du Proche-Orient ; il est en outre l’une des principales causes des « révolutions arabes ».
Au cours de l’année ou de l’année et demie passée, les événements qui se sont enchaînés en Afrique du Nord et au Proche-Orient ont pris une place prépondérante parmi les questions politiques à l’ordre du jour au niveau mondial.
Ils sont fréquemment qualifiés d’épisode le plus saillant dans la vie internationale de ce jeune 21è siècle. Des experts évoquent depuis longtemps déjà la fragilité des régimes autoritaires des pays arabes, ainsi que les confrontations sociales et politiques potentielles.
Il était cependant difficile de prédire l’ampleur et la vitesse de la vague de changement qui a déferlé sur la région. En corollaire de la crise qui se fait sentir dans l’économie mondiale, ces événements ont clairement démontré que le processus menant à l’émergence d’un nouveau système international est entré dans une période de turbulences.
À mesure que d’importants mouvements sociaux apparaissaient dans les pays de la région, il devenait plus urgent de savoir, pour les acteurs extérieurs et l’ensemble de la communauté internationale, quelle politique poursuivre. De nombreuses discussions d’experts sur cette question, puis les actions concrètes mises en œuvre par les États et les organisations internationales, ont fait ressortir deux approches principales : soit aider les peuples arabes à déterminer leur avenir par eux-mêmes, ou alors tenter de façonner une nouvelle réalité politique en fonction de ce que l’on souhaite, tout en tirant parti de l’affaiblissement des structures étatiques qui s’avéraient depuis longtemps trop rigides. La situation continue d’évoluer rapidement, ce qui impose à ceux qui jouent un rôle de premier plan dans les affaires régionales de consolider enfin leurs efforts, plutôt que de les disperser dans des directions différentes comme le feraient les personnages d’une fable d’Ivan Krylov.
Permettez-moi de récapituler les arguments que je développe régulièrement en ce qui concerne l’évolution de la situation au Proche-Orient. Tout d’abord, la Russie, conjointement avec la majorité des pays dans le monde, encourage les aspirations des peuples arabes à une vie meilleure, à la démocratie et à la prospérité, et elle est disposée à soutenir ces efforts. C’est pour cela que nous avons bien accueilli l’initiative du Partenariat de Deauville lors du sommet du G8 en France. Nous nous opposons fermement au recours à la violence dans le cadre des bouleversements en cours dans les États arabes, en particulier contre les civils. Nous savons pertinemment que la transformation d’une société est un processus complexe et généralement long, qui s’opère rarement en douceur.
La Russie connaît probablement mieux le véritable prix des révolutions que la plupart des autres pays. Nous sommes parfaitement conscients du fait que les changements révolutionnaires s’accompagnent toujours de revers sociaux et économiques, de pertes de vies humaines et de souffrances. C’est exactement pour cela que nous défendons une optique évolutive et pacifique pour la mise en œuvre des changements attendus de longue date au Proche-Orient et en Afrique du Nord.
Cela étant dit, quelle doit être la réponse dans l’éventualité que l’épreuve de force entre les autorités et l’opposition prenne la forme d’une confrontation violente et armée ? La réponse semble évidente : les acteurs extérieurs doivent faire tout leur possible pour d’une part mettre fin à l’effusion de sang, et d’autre part soutenir un compromis impliquant toutes les parties du conflit. En décidant de soutenir la résolution 1970 du Conseil de Sécurité de l’ONU et en ne faisant aucune objection à la résolution 1973 sur la Libye, nous estimions que ces décisions contribueraient à limiter l’usage excessif de la force et poseraient les fondations d’un règlement politique du conflit.
Malheureusement, les actions entreprises par les pays membres de l’OTAN dans le cadre de ces résolutions ont conduit à une grave violation de ces dernières, et au soutien à l’un des belligérants de la guerre civile, avec comme objectif de renverser le régime existant, en écornant au passage l’autorité du Conseil de Sécurité.
Il est inutile d’expliquer aux gens accoutumés à la politique que le diable est dans les détails, et que les solutions drastiques impliquant l’usage de la force ne peuvent aboutir à un règlement viable à long terme. Et dans les circonstances actuelles, alors que la complexité des relations internationales s’est considérablement accrue, il devient évident que le recours à la force pour résoudre les conflits n’a aucune chance d’aboutir. Les exemples abondent. On citera notamment la situation compliquée en Irak et la crise en Afghanistan, loin d’être terminée. De nombreux éléments tendent par ailleurs à indiquer que la Libye, après le renversement de Mouammar el-Kadhafi, est loin de bien se porter. L’instabilité s’est propagée au-delà, vers le Sahara et la région du Sahel, engendrant une dramatique aggravation de la situation au Mali.
L’Égypte constitue un autre exemple : ce pays est loin d’être arrivé à bon port, bien que le changement de régime ne se soit pas accompagné d’importantes flambées de violence et qu’Hosni Moubarak, qui avait gouverné le pays pendant plus de trente ans, ait quitté le palais présidentiel de son plein gré peu de temps après le début des mouvements de protestation. Comment ne pas s’inquiéter, entre autres problèmes, des informations faisant état d’une augmentation des affrontements confessionnels et de violation des droits de la minorité chrétienne.
Ainsi, les raisons poussant à adopter l’approche la plus équilibrée vis-à-vis de la crise syrienne, qui est la plus aigüe de la région aujourd’hui, sont plus que suffisantes. Il était clair que suite aux événements en Libye, il était impossible de suivre le Conseil de Sécurité de l’ONU pour prendre des décisions qui ne soient pas assez explicites et qui permettraient aux responsables de leur mise en œuvre d’agir selon leur propre jugement. Tout mandat confié au nom de l’ensemble de la communauté internationale doit être aussi clair et précis que possible afin d’éviter l’ambigüité. Aussi est-il important de comprendre ce qui se passe réellement en Syrie, et comment aider ce pays à franchir cette douloureuse étape de son histoire.
Malheureusement, les analyses qualifiées et honnêtes des développements en Syrie et de leurs conséquences potentielles manquent cruellement. Bien souvent, s’y substituent des images primitives et des clichés de propagande en noir et blanc. Depuis plusieurs mois, les principales sources d’informations internationales reproduisent des articles sur un régime dictatorial corrompu matant brutalement l’aspiration de son propre peuple à la liberté et la démocratie.
Il semble néanmoins que les auteurs de ces articles n’aient pas pris la peine de se demander comment le gouvernement pouvait parvenir à se maintenir en place sans soutien populaire depuis plus d’un an, en dépit des sanctions étendues qui sont imposées par les principaux partenaires économiques du pays. Pourquoi une majorité du peuple a-t-elle approuvé par vote le projet de constitution proposé par les autorités ? Pourquoi, après tout, la plupart des soldats sont-ils demeurés fidèles à leurs supérieurs ? Si la seule explication est la peur, alors pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas bénéficié à d’autres régimes autoritaires ?
Nous avons déclaré à de nombreuses reprises que la Russie ne défendait pas le régime actuellement en place à Damas et qu’elle n’avait aucune raison politique, économique ou autre de le faire. Nous n’avons jamais été un partenaire commercial ou économique important pour ce pays, dont le gouvernement a communiqué principalement avec les capitales des pays ouest-européens.
Il n’en demeure pas moins clair, tant à nos yeux qu’à ceux des autres, que la principale responsabilité pour la crise qui secoue le pays repose sur le gouvernement syrien, qui a échoué à emprunter le chemin de la réforme en temps voulu ou à tirer les conclusions des bouleversements profonds que connaissent les relations internationales. Tout cela est vrai. Il existe néanmoins d’autres faits. La Syrie est un État multiconfessionnel : y vivent, en plus des musulmans sunnites et chiites, des alaouites, des orthodoxes et chrétiens d’autres confessions, des druzes et des kurdes. Durant les quelques dernières décennies de gouvernance laïque du parti Ba’as, la liberté de conscience a été respectée en Syrie, et les minorités religieuses craignent que, si le régime était détruit, cette tradition pourrait prendre fin.
Lorsque nous affirmons que ces inquiétudes doivent être entendues et prises en compte, nous sommes parfois accusés de prendre des positions équivalant à de l’anti-sunnisme et, plus généralement, à de l’anti-islamisme. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. En Russie, des gens de diverses confessions, la plupart d’entre eux des chrétiens orthodoxes et des musulmans, vivent côte à côte depuis des siècles. Notre pays n’a jamais mené de guerre coloniale dans le monde arabe, mais à l’inverse a continuellement soutenu l’indépendance des nations arabes et leur droit à un développement indépendant. Et la Russie n’a pas de responsabilité à assumer pour les conséquences de la domination coloniale, marquée par les bouleversements des structures sociales qui ont amené les tensions persistant encore à ce jour.
Mon propos est différent. Si certains membres de la société s’inquiètent de potentielles discriminations sur la base de la religion et de la nationalité d’origine, alors les garanties nécessaires devraient être fournies à ces personnes, conformément aux standards humanitaires internationaux généralement acceptés.
Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales a historiquement constitué, et continue de constituer, un problème majeur pour les États du Proche-Orient ; il est en outre l’une des principales causes des « révolutions arabes ».
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