Par Zoé Deback
Avec les chemins de ronde, inutile
de penser à s'évader du bagne.
(Z.D. / TELQUEL)
La ville des roses a aussi été, pour près de 300 disparus, celle d’une torture qui n’en finit pas. Retour sur un bagne peu connu, aux gardiens impitoyables et aux conditions dignes d’un camp de concentration.de penser à s'évader du bagne.
(Z.D. / TELQUEL)
Ce n’est pas la première fois que Mohamed Nadrani revient dans l’enceinte du fortin qui surplombe la ville de Kelaat Mgouna, à 90 km à l’est de Ouarzazate. Déjà en 2002, il a visité cette bâtisse où il a passé ses quatre dernières années de disparition forcée (1980-1984).
Pourtant, en ce jour de février 2010, soit 30 ans après l’inauguration de la prison secrète, une surprise l’attend. Le gardien qui lui ouvre les portes n’est autre que l’un des mokhaznis qui l’a tant fait souffrir à l’époque… et un des plus cruels. Les détenus l’avaient surnommé Ashnit (“ânon” en berbère) pour se venger de la violence des coups qu’il leur portait. Après la fermeture du bagne en 1991, il a tout simplement été détaché des Forces auxiliaires auprès des autorités locales. C’est lui qui surveille maintenant ce lieu de mémoire.
Nadrani, s’il préfère en sa présence parler de lui comme “un des gardiens gentils”, prend un malin plaisir à lui demander quel détenu occupait telle ou telle cellule. “Ashnit”, taciturne et mal à l’aise, finira par lâcher : “C’était une époque douloureuse et sale”. Il faudra se contenter de cette expression de remords…
Une fois le double portail franchi, on se trouve dans une construction militaire en pisé mêlé de béton par endroits. Une tour de guet et des chemins de ronde surplombent plusieurs petites cours. Chacune débouche sur 5 à 8 cellules, fermées de portes en métal numérotées à grands traits de peinture jaune. Aux trois “ailes” d’origine se sont ajoutées deux nouvelles en 1982 (pourvues de l’électricité), puis trois autres de 1989 à 1991, juste avant la fermeture de la prison secrète. Dans la partie ancienne, devant une cellule portant un grand “1”, Nadrani se plonge dans les mauvais souvenirs. C’est là qu’il a passé une année et demie enfermé tout seul en guise de sanction. “C’est impressionnant comme tout paraît minuscule, confie-t-il. J’ai du mal à croire que ces cellules et ces cours étroites ont été mon univers pendant tant d’années”. Au total, neuf ans à se demander ce qu’il peut bien se passer ailleurs, dans le reste du monde, si sa mère vit encore et si elle le croit mort…
Disparue politique à 12 ans
Même les “enterrés vivants” de Tazmamart, dans leur calvaire sans nom qui a duré de 1973 à 1991, ont réussi à faire parvenir des nouvelles à l’extérieur grâce à quelques gardes cédant à la corruption ou à un sentiment humanitaire. Ils ont même pu recevoir quelques colis de leurs familles. Les disparus de Agdz et Kelaat Mgouna, eux, n’ont jamais pu alerter quiconque. Les leurs n’avaient pas la moindre idée de leur sort. Pour avoir distribué des tracts marxistes-léninistes, exprimé des idées indépendantistes, ou encore pour avoir dans leur famille quelqu’un qui a rejoint le Polisario, ils ont été effacés du monde pendant 9 à 16 ans. Une cinquantaine d’entre eux, près d’un sur six, n’en sont jamais revenus.
Si les détenus de Mgouna n’ont jamais pu briser le silence, c’est parce qu’ils étaient gardés par la 32ème compagnie de Forces auxiliaires mobiles. Ces jeunes mokhaznis, originaires de la région, étaient eux-mêmes soumis à une discipline de fer. Mais, surtout, ils ne risquaient pas d’oublier combien il est facile de passer de l’autre côté du gourdin : parmi les détenus figuraient trois anciens mokhaznis, qui eux-mêmes avaient été gardiens de prisons secrètes (voir encadré). Même après leur libération et plus tard le déplacement du système de détention de Agdz à Mgouna, les recrues avaient bien retenu la leçon. La configuration du ksar elle-même n’était pas propice au contact : la plupart des 48 agents de la compagnie restaient sur le chemin de ronde, bien au-dessus des patios où donnaient les cellules. “On ne pouvait absolument pas leur parler, même les moins cruels se dérobaient, se souvient Nadrani. Un jour l’un d’entre eux m’a lancé une tomate (un trésor pour nous), mais dès que j’ai voulu le remercier, il s’est détourné”.
L’autre “tabou” découle de l’origine géographique de la grande majorité des disparus. Mis à part une dizaine de Marocains “du Nord”, ce sont en tout 308 Sahraouis qui ont échoué à Agdz puis Kelaat Mgouna, à partir de 1975 puis par rafles successives jusqu’en 1982. Ils étaient présentés aux gardiens comme des ennemis, ce qui justifiait à leurs yeux tous les mauvais traitements. Même les quelques rumeurs qui circulaient localement faisaient référence à des combattants du Polisario. Les gens étaient loin d’imaginer qu’en fait des familles entières avaient été raflées, sur des critères d’ailleurs incompréhensibles. “Les questions posées lors des interrogatoires étaient très vagues, du type : ‘Sais-tu qui sont les hauts responsables du Polisario ?’, remarque Mohamed Ali El Haissan, enlevé à 19 ans. Puis ils marquaient arbitrairement sur les dossiers : ‘Polisario’, ‘mercenaire’ ou ‘sympathisant’”.
Ainsi étaient embarqués en vrac des étudiants membres de l’UNEM, de simples militants ou encore des épouses de combattants du Polisario. Peu importait l’âge : on a enlevé aussi bien des nonagénaires qu’une bergère de 12 ans qui avait de la famille “au Polisario” (El Mamia Bent Salek Ould Abdessamad, 28 ans à sa libération). Parmi les anciens, beaucoup s’étaient battus pour l’indépendance du Maroc. Certains “vétérans”, morts à Agdz dès 1976, avaient raconté avoir pris d’assaut cette même forteresse avec l’Armée de libération du sud ! Des familles au complet étaient souvent déportées ensemble, les femmes détenues à part. Une fois par semaine, les hommes et les femmes de la même famille avaient le droit de se rencontrer. Sur les 308 Sahraouis, 43 sont morts en détention (mais 2 femmes seulement, sur les 45 détenues). Les 265 survivants devront attendre 1991 pour être libérés, après 9 à 16 ans de disparition forcée.
(à suivre)
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