Le constat dressé par Mario Draghi fait l’unanimité : l’économie européenne fait face à un « risque existentiel ». Mais les remèdes proposés obéissent au même logiciel que dans le passé. La justice climatique et la justice sociale sont totalement oubliées.
Martine Orange
À peine publié, le rapport Draghi sur la compétitivité en Europe semble déjà être devenu une référence obligée. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, promet d’en faire sa feuille de route, en se donnant comme mots d’ordre « la prospérité, la sécurité et la démocratie ». La présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, a déclaré de son côté partager « à 100 % » les constats et les remèdes préconisés par son prédécesseur à la tête de l’institution monétaire.
À l’issue de sa présentation devant le Parlement européen, le 17 septembre, tou·tes les eurodéputé·es ont salué le rapport de l’ancien banquier central, chaque camp insistant sur les points qui lui tenaient à cœur. Tous ont repris le constat sans appel dressé par Mario Draghi, tout au long des 400 pages : l’Europe est confrontée à « un défi existentiel ».
Longtemps nié, le décrochage du continent par rapport aux États-Unis est désormais reconnu comme une évidence. « Le revenu disponible par habitant a augmenté presque deux fois plus aux États-Unis qu’en Europe depuis 2000 », rappelle Mario Draghi. Comme est désormais admis le rattrapage de la Chine venant de plus en plus concurrencer l’Europe, et menaçant des pans entiers de son économie. En résumé, les instances européennes, qui s’étaient fixé comme objectif en 2000 de construire un continent « de paix, de progrès économique et social, de démocratie », sont en échec.
Agrandir l’image : Illustration 1Mario Draghi à Bruxelles, le 9 septembre 2024. © Wiktor Dabkowski / ZUMA Press Wire via REA
Ce décrochage de la puissance européenne se mesure de mille manières, comme le souligne l’ancien banquier central. La productivité en Europe, facteur longtemps négligé, ne cesse de décroître par rapport à celle du continent américain. Les investissements productifs n’ont cessé de se réduire comme peau de chagrin, tombant à 22 % du PIB, tandis que les investissements publics se sont écroulés.
Même si l’Union européenne continue à dégager des excédents commerciaux, sa part dans le commerce mondial rétrécit à vue d’œil, faute de pouvoir répondre à de nouvelles demandes. Car « la structure industrielle de l’Europe est demeurée statique », centrée sur l’automobile au cours des vingt dernières années, au détriment des télécommunications, des nouvelles technologies, du numérique et de tant d’autres secteurs.
Si elle ne se reprend pas en main, « l’Europe est menacée par une lente agonie », prévient l’ancien président de la BCE. Pour conserver son statut économique et international, et retrouver une certaine indépendance, le continent doit renouer avec des politiques volontaristes. Et faire un effort d’investissement gigantesque dans des domaines considérés comme stratégiques : l’énergie, la défense, le numérique ou l’intelligence artificielle.
« Un minimum de 750 à 800 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires, correspondant à 4,4 à 4,7 % du PIB européen », est nécessaire pour redresser l’économie européenne, écrit Draghi. « À titre de comparaison, rappelle le rapport, les dépenses d’investissement pendant le plan Marshall entre 1948 et 1951 représentaient 1 à 2 % du PIB européen. »
Le rapport de la dernière chance
Mais pourquoi faut-il attendre le rapport de Mario Draghi pour reconnaître publiquement ce qui est à l’œuvre depuis des années ? Car aussi brutal qu’il soit, l’état des lieux ici dressé n’est pas nouveau. Depuis le début des années 2000, la croissance de la zone euro baisse inexorablement, et encore plus depuis les années 2010. L’effondrement de sa productivité, sa perte en matière de recherche et d’innovation, sa dépendance dans des domaines aussi stratégiques que la défense, le numérique, les semi-conducteurs ou la pharmacie, pour ne citer que quelques exemples, sont largement documentés.
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Pas besoin d’attendre de nouveaux chiffres pour savoir que la construction européenne, basée sur le principe unique de la « concurrence libre et non faussée », dysfonctionne. À lui seul, le marché de l’énergie, secteur clé s’il en est, en apporte la parfaite illustration. Bien avant la guerre en Ukraine, qui a exacerbé la situation, les spécialistes du secteur avaient souligné l’aberration de la libéralisation de ce marché.
Aujourd’hui, les résultats sont là : les prix sont « quatre à cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis », l’économie est exposée à une « volatilité insupportable », les « règles de marché empêchent les entreprises et les ménages de profiter des bénéfices des énergies renouvelables dans leurs factures».Une situation qui rend plus que problématique toute tentative de redressement du continent.
Mais peut-être fallait-il une personnalité aussi incontestable que Mario Draghi, considéré comme le sauveur de la zone euro pendant la crise des dettes européennes, pour oser dire des faits que beaucoup, jusqu’alors, s’employaient à mettre sous le tapis.
Car ce rapport est, aux yeux de beaucoup d’observateurs, celui de la dernière chance pour sauver la construction européenne. Il y a urgence. Les bouleversements géopolitiques, la montée du protectionnisme partout dans le monde, la guerre en Ukraine, les revirements spectaculaires des États-Unis, tant en termes stratégiques qu’industriels, les défis posés par les dérèglements climatiques, ou encore la crise du modèle industriel allemand, ne permettent plus le statu quo et la procrastination dont sont coutumières les instances européennes depuis des lustres, selon les défenseurs du rapport.
Le logiciel n’a pas changé
Mario Draghi a toutefois mis les formes dans ses critiques. Les chiffres sont donnés, les comparaisons actées, mais ne livre aucune analyse désagréable, à l’exception de la lourdeur bureaucratique des institutions – qui fait déjà l’unanimité – sur les raisons qui ont abouti à ce déclassement. Sans doute à la recherche d’un consensus, aucune critique réelle n’émerge sur les politiques européennes, la déréglementation et la libéralisation à outrance, la concurrence interne de tous contre tous, le moins-disant social érigé en dogme, ou l’austérité devenue la norme depuis les années 2010. Tout juste relève-t-il que « le marché unique, toujours fragmenté après des décennies », n’a pas tenu ses promesses.
Le retour de politiques industrielles, la nécessité des investissements publics, l’autorisation des aides publiques dans les secteurs stratégiques, des programmes partagés au niveau européen, le besoin de mettre en œuvre des mesures tarifaires et protectionnistes pour protéger des technologies ou des activités stratégiques… Toutes ces propositions, insistent ses soutiens, dénoncent en creux la voie suivie par les instances européennes ces dernières années. « Ce rapport tord le cou au dogme de l’austérité budgétaire »,se félicite ainsi l’économiste Thomas Piketty.
Si Mario Draghi entend rompre avec le principe, si cher à la Commission européenne, de la destruction créatrice, la rupture s’arrête là. Car en y regardant de plus près, le logiciel ne semble pas avoir changé : le marché, par nature efficient, et les forces du privé restent les vecteurs cardinaux de l’action, les politiques publiques étant juste priées de se mettre à leur service pour redonner au continent la compétitivité qui lui manque. Aucune recommandation n’est faite pour revoir les politiques de déréglementation qui ont échoué ou revenir sur le moins-disant social et environnemental.
Ni justice climatique ni justice sociale
Angle mort du privé, quand elle n’est pas considérée comme un obstacle majeur au laisser-faire économique, la transition écologique est ainsi à peine abordée. Bien sûr, il est question de Green New Deal, de la décarbonation de l’énergie, des transports et des usines à l’horizon 2030-2035, ou de la taxe carbone aux frontières. Mais tout cela paraît relever plus du discours convenu que d’une conviction enracinée. Aucun changement de trajectoire par rapport aux modèles existants n’est réellement envisagé.
Alors que les dérèglements climatiques posent désormais des risques sociaux, économiques et financiers immenses, comme en témoignent les dernières inondations en Europe centrale ou les gigantesques incendies en Grèce, ce sujet qui devrait être au cœur de la transformation du modèle européen est traité de la seule façon dont le business l’envisage : le techno-solutionnisme mis en œuvre par des grands groupes privés.
Mario Draghi propose le lancement de vastes programmes européens en matière d’énergie, de numérique, d’intelligence artificielle, de technologies propres, ou de recherche pour promouvoir l’hydrogène, la capture du CO2, la méthanisation, etc. Le seul grand changement qu’il préconise est celui de l’échelle d’intervention : au lieu de champions nationaux, il convient désormais de créer des champions européens.
Les règles de concurrence appliquées par la Commission doivent être revues de fond en comble, selon Draghi, afin de permettre l’émergence de ces nouveaux géants, seuls susceptibles de défendre les couleurs européennes face aux États-Unis et à la Chine.
Tout cela est évidemment déterminé sans la participation des citoyen·nes, sans la moindre préoccupation de justice sociale ou de préservation des biens communs. Les compétences et les savoir-faire des personnels, ne serait-ce que pour développer ces activités, sont à peine évoqués. Le schéma esquissé se limite à une grande association entre le capital et la bureaucratie européenne. Ce qui n’est guère nouveau.
Comme un air de déjà-vu
Cette vaste reconfiguration technologique et industrielle, censée apporter croissance, compétitivité, indépendance et « résilience » au continent européen, doit être accompagnée par des investissements publics imposants, insiste Mario Draghi. Et pour cela, il convient d’engager les « réformes structurelles » pour permettre à la Commission européenne d’exercer pleinement son rôle de décideuse et d’impulser une dynamique.
Mais tous ces changements recommandés ont un air de déjà-vu. Beaucoup de propositions nous ramènent aux débats qui avaient agité les États membres au moment de la crise de la zone euro en 2010. Ainsi en va-t-il de la création d’une union des capitaux, censée être la voie royale pour fournir au privé tous les financements dont il a besoin.
De même, resurgit l’idée d’un renforcement des moyens et pouvoirs budgétaires de la Commission par rapport aux États membres, afin de lui donner la capacité d’impulser les grands programmes européens et de les financer par l’endettement. Pour gagner en efficacité et en rapidité, il propose à nouveau de renforcer les pouvoirs décisionnels de la Commission, en supprimant le droit de veto des États membres, une majorité qualifiée devant suffire sur tous les sujets.
Les cris des opposants traditionnels à tout changement des règles européennes ne doivent pas occulter les interrogations et les réticences des autres.
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