The Wall Street Journal
Le secteur, où les métiers passion sont légion, subit une vague de suppressions de postes
Sarah E. Needleman
Après avoir perdu son emploi chez Epic Games, Tarl Raney a été embauché dans un studio de jeux indépendants, avant d'être à nouveau licencié en juin. - Annie Tritt for WSJ
Au début des années 2000, Tarl Raney sortait tout juste de la fac quand, dans le journal, il a vu une offre pour ce qui avait tout l’air d’être un job de rêve.
« Ca vous dit de gagner de l’argent en jouant à des jeux vidéo ? », disait l’annonce. « Ah, mais carrément », s’est-il dit.
C’est ainsi que M. Raney a passé les deux décennies suivantes dans le secteur des jeux vidéo, évoluant de testeur à chef de projet. Un métier de rêve devenu une carrière de rêve… Jusqu’à ce que, comme 800 de ses collègues d’Epic Games, le créateur de Fortnite , il soit licencié à l’automne dernier. Trois mois plus tard, il retrouvait du travail dans un studio indépendant. En juin, il était à nouveau limogé.
« La deuxième fois, ça vous met vraiment un coup au moral, raconte cet homme de 47 ans qui vit près de Dallas et s’est remis à chercher un emploi. J’adore ce secteur, mais j’ai peur que ça m’arrive encore une fois. »
Comme dans d’autres segments de la tech, certains postes sont supprimés parce que les entreprises ont trop recruté pendant la crise sanitaire
Le problème, c’est que cette stabilité a disparu l’an passé. Les studios ferment leurs portes, les lancements sont annulés et toutes les semaines ou presque, des licenciements sont annoncés. Comme M. Raney, des milliers de salariés se demandent donc s’ils doivent persévérer dans leur métier passion ou envisager une reconversion.
D’après Farhan Noor,technical artistqui vit en Californie, les spécialistes du jeu vidéo ont licencié plus de 11 500 personnes depuis le début de l’année ; il s’appuie sur les annonces officielles et les articles de presse à ce sujet. En 2022, 8 500 salariés avaient été licenciés dans le secteur, contre 10 500 en 2023.
Comme dans d’autres segments de la tech, certains postes sont supprimés parce que les entreprises ont trop recruté pendant la crise sanitaire. Mais les jeux vidéo sont aussi aux prises avec des défis qui leur sont propres. Grâce aux mises à jour régulières, de plus en plus de joueurs jouent au même jeu pendant plus longtemps et ne passent plus au suivant une fois le précédent terminé. En outre, les coûts de production et de marketing augmentent en raison de l’arrivée de nouvelles technologies et d’une concurrence accrue pour séduire le public. Résultat : une consolidation est en cours, donc les suppressions de postes vont se poursuivre.
« Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu autant de licenciements en 24 ans à couvrir ce secteur », résume Michael Pachter, analyste chez Wedbush Securities.
Pour la stabilité, on repassera
Ces derniers mois, de Take-Two Interactive Software, créateur de Grand Theft Auto, à Electronic Arts, qui produit notamment Les Sims, en passant par Ubisoft Entertainment, à qui on doit Assassin’s Creed, les grands noms du secteur ont, eux aussi, annoncé des réductions d’effectifs. Certains ont même purement et simplement mis la clé sous la porte, y compris des studios détenus par Microsoft, qui possède Xbox, ou Sony, le fabricant de la PlayStation. Les turbulences ont aussi touché les entreprises connexes, comme le service de messagerie Discord ou la plateforme de streaming Twitch, qui appartient à Amazon.
D’après le cabinet Aldora Intelligence, les dépenses des consommateurs en jeux vidéo devraient progresser de 3,6% cette année, après une hausse de 1,8% en 2023 et un repli de 6,3% en 2022. En 2020, le secteur avait connu une croissance inédite de 23,4%.
« Dans le secteur des jeux vidéo, l’accent est passé de la croissance à la rentabilité et l’efficacité », explique Joost van Dreunen, directeur général d’Aldora et enseignant à la Stern School of Business de l’université de New York.
Daniel Beahn a été licencié en janvier 2023 de Bethesda Software, un studio détenu par Microsoft. Il y a dix ans, pour ce poste qui lui permettait de travailler sur ses franchises fétiches comme Fallout ou Elder Scrolls, il avait quitté Baltimore pour Austin.
En une décennie, celui qui a aujourd’hui 54 ans est passé de responsable commercial à chef de projet. Il raconte que sa grande fierté, c’est d’avoir vu son nom dans les crédits de plusieurs jeux produits par le studio.
« Il faudra soit que je travaille plus longtemps, soit que je meure plus jeune, et aucune des deux options ne me fait particulièrement envie »
Cette fois-ci, il a mis près de dix-huit mois à trouver le poste qu’il occupe actuellement: une mission de trois mois, en freelance, pour une start-up qui crée des jeux pour mobiles.
Beau-père de deux adolescents, M. Beahn raconte qu’il a épuisé sa prime de départ et vidé son épargne le temps de retrouver du travail, après plusieurs centaines de CV envoyés. Aujourd’hui, c’est dans son compte épargne retraite qu’il puise.
« Il faudra soit que je travaille plus longtemps, soit que je meure plus jeune, et aucune des deux options ne me fait particulièrement envie », soupire-t-il.
« J’en ai pleuré »
Les difficultés sont particulièrement visibles dans le domaine du recrutement. Evan Bailey, qui vit à Newport Beach, a été licencié d’Activision en janvier: deux mois après le rachat du studio par Microsoft et deux mois avant son mariage.
Pour cet homme de 35 ans, fan de toujours du jeu Call of Duty qui avait participé au recrutement des équipes qui en ont créé quatre épisodes, l’annonce a été particulièrement difficile. Son travail de recrutement lui avait valu une veste ornée de patchs qui représentaient les épisodes qui avaient vu le jour grâce à lui ; aujourd’hui, il a du mal à la porter parce qu’elle lui rappelle les fêtes qu’organisait Activision pour la sortie des jeux. Des artistes comme le rappeur Flo Rida venaient s’y produire.
« Aujourd’hui, personne ne recrute, donc personne ne recrute de recruteurs, soupire-t-il. C’est vraiment la foudre qui vous tombe dessus. »
Sur son bras gauche, Liana Ruppert, 37 ans, s’est fait tatouer un personnage du jeu vidéo Destiny. Des années avant qu’elle ne soit embauchée, en 2021, par Bungie, le studio qui le produit. Son poste de community manager n’a fait que renforcer sa passion. En octobre dernier, quand elle a appris qu’elle faisait partie de la centaine de salariés licenciés, c’est comme si une partie d’elle-même venait de mourir.
Depuis, elle n’a plus rejoué à Destiny parce que « ça voudrait dire être à nouveau quelqu’un d’extérieur au jeu ». Elle enchaîne désormais les missions en freelance et gagne assez pour payer ses factures, mais elle n’a ni sécurité de l’emploi ni assurance maladie.
Il y a peu, un fan de Destiny l’a reconnue dans les rues de Seattle et l’a appelée « Hippy », le surnom qu’elle avait quand elle travaillait chez Bungie.
« J’en ai pleuré », raconte-t-elle.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)