La ruée vers ce nouveau carburant de la « transition énergétique » bat son plein mais sa production par électrolyse de l’eau pose d’importants défis environnementaux. La course est lancée pour concevoir des électrolyseurs avec la plus faible empreinte possible.
Anthony Laurent
lIl est le plus petit, le plus simple et le plus léger des atomes, ces particules élémentaires de la matière. C’est l’élément chimique le plus abondant de l’univers. Il est aussi le principal composant du soleil et de la plupart des autres étoiles, auxquels il fournit le « carburant » indispensable à leur naissance et leur chaleur. On le retrouve également en abondance au cœur des planètes géantes de notre système solaire, comme Jupiter et Saturne.
Sur Terre, en revanche, il se fait beaucoup plus discret. Dans la croûte terrestre, l’écorce de notre planète, il est en quantité très limitée. Loin, très loin derrière l’oxygène et le silicium, qui en constituent respectivement près de la moitié et plus du quart.
S’il se fait plutôt rare dans le monde minéral – tout comme dans l’atmosphère –, tout le vivant ici-bas en est au contraire composé. Y compris les êtres humains : environ deux tiers des atomes qui parsèment notre corps, c’est lui. Même l’eau, c’est encore lui. Son nom, d’ailleurs, vient de sa faculté à former cette molécule essentielle à la vie. Lui ? c’est l’hydrogène – du grec húdôr (« eau ») et gennan (« qui génère »).
Agrandir l’image : Illustration 1© Illustration Justine Vernier pour Mediapart
Depuis quelques années, tout le monde, ou presque, le cherche. Ou plutôt lui court après. Pourquoi ? parce qu’il pourrait bien participer à ce que les politiques, et les industriels avec eux, appellent « la transition énergétique », expression de plus en plus critiquée aujourd’hui. Il permettrait de produire de l’électricité sans avoir – massivement – recours aux énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz). Autrement dit, avec une faible empreinte climatique.
Longtemps considéré comme une curiosité géologique, l’hydrogène dit « natif », c’est-à-dire présent naturellement dans l’environnement, suscite depuis le tournant des années 2020 l’appétit de quelques industriels et investisseurs.
En juin 2023, après quatre ans de recherche, un énorme gisement, qui représenterait la moitié de la production mondiale selon certains spécialistes, a été trouvé en France, dans le bassin houiller lorrain. Le hic, c’est que son exploitation, dans l’Hexagone comme à l’échelle du globe, reste pour l’heure anecdotique, et le restera encore pendant plusieurs années. L’hydrogène naturel est donc loin d’être la solution miracle à la transition énergétique. D’autant plus que son exploitation, si elle a lieu un jour, générera inévitablement son lot d’émissions de gaz à effet de serre.
Alors, pourquoi ne pas le produire nous-mêmes, cet hydrogène dont on aurait tant besoin de nos jours ? Après tout, les alchimistes du XVIe siècle parvenaient déjà à le recueillir à l’occasion d’expériences en laboratoire sans savoir le différencier de l’air. Ce n’est qu’en 1783 que le célèbre chimiste français Antoine Lavoisier baptise officiellement ce mystérieux « air inflammable », comme on l’appelait à l’époque, du nom d’hydrogène. Problème : depuis son industrialisation, au XIXe siècle et tout particulièrement au XXe siècle, la production d’hydrogène est étroitement dépendante des énergies fossiles.
Impact climatique lourd
Aujourd’hui encore, 99 % de l’hydrogène produit industriellement est issu, par extraction chimique, des hydrocarbures. Avantageux d’un strict point de vue économique, son impact climatique, en revanche, est lourd : pour un kilogramme d’hydrogène produit, entre 10 et 20 kilogrammes de dioxyde de carbone (CO2), principal gaz à effet de serre, sont rejetés dans l’atmosphère.
Le reste de l’hydrogène industriel, ce petit pourcent restant non directement issu des énergies fossiles, est obtenu par l’électrolyse de l’eau, un procédé moins émetteur de CO2. Si deux atomes d’hydrogène peuvent se combiner, et avec de l’oxygène, pour former une molécule d’eau, pourquoi ne pas chercher à les en extraire, en provoquant la réaction inverse ?
C’est précisément le but de l’électrolyse. Son principe est simple : un courant électrique est envoyé dans un réservoir d’eau, entre deux électrodes en métal (l’anode et la cathode). Ce courant engendre alors une réaction chimique qui « casse » la molécule d’eau et permet ainsi de récupérer l’hydrogène, sous forme gazeuse.
Vertueux sur le papier, ce procédé présente toutefois au moins deux défauts intrinsèques : son rendement est loin d’être optimal et la fabrication d’un électrolyseur, support matériel de l’électrolyse, demande l’extraction – désastreuse écologiquement – de matières premières en quantité limitée dans la nature.
Au premier rang desquels le platine, l’un des principaux composants des électrodes, un métal rare et cher. Particulièrement efficace d’un point de vue physico-chimique, ce métal dit « noble » (parce qu’il résiste à la corrosion et à l’oxydation) est utilisé comme catalyseur – c’est-à-dire comme « facilitateur » de réactions – pour l’électrolyse.
C’est dans ce contexte que plusieurs recherches ont été lancées ces dernières années pour tenter de dénicher le métal idéal. « Le platine est principalement utilisé dans l’industrie automobile, dans les pots d’échappement catalytiques. Donc, si l’on souhaite produire massivement de l’hydrogène à l’avenir, tout en continuant à fabriquer des voitures, la tension sur cette ressource métallique va aller croissant », indique Stephan Steinmann, chimiste à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon.
Avec des chercheurs de l’IFP Énergies nouvelles (Ifpen), il s’est penché sur ce problème a priori insoluble : quel est le meilleur métal pour remplacer le platine dans l’électrolyse de l’eau ? Et ils l’ont trouvé ! Leur découverte vient d’être publiée dans la revue ACS Catalysis. Il répond au doux nom de molybdène, un métal beaucoup plus abondant, et donc moins cher, que le platine.
« Le molybdène est employé depuis longtemps dans l’industrie pétrolière, pour retirer le soufre des carburants, et ainsi réduire leurs impacts sanitaires et environnementaux. Ses propriétés et son comportement dans certaines conditions sont donc bien connus, hormis quand il est utilisé dans de nouvelles applications, comme l’électrolyse de l’eau, a fortiori en milieu acide, la condition optimale pour l’électrolyse », fait savoir Stephan Steinmann.
Pas d’éprouvettes, de fioles ou de pipettes
C’est tout l’intérêt des travaux publiés dans ACS Catalysis. Le molybdène ou, plus exactement sa forme soufrée, le trisulfure de molybdène, se révèle être une alternative intéressante au platine. Au-delà de son intérêt économique et de sa disponibilité, son activité catalytique est en effet jugée « prometteuse » par les chercheurs et chercheuses. Mais sa réactivité est moindre que celle du platine. Dit autrement : avec le molybdène, le rendement de l’électrolyse de l’eau reste limité.
Comme l’explique Stephan Steinmann, « au cours de l’électrolyse, le molybdène subit un certain nombre de transformations physico-chimiques. Dans l’eau acide, une partie des atomes de soufre sont remplacés par des atomes d’oxygène et si ces échanges sont trop importants, le molybdène perd alors de son efficacité ». Et le scientifique de préciser : « Cela veut dire qu’il faut plus d’électricité qu’avec le platine pour produire la même quantité d’hydrogène. C’est là la principale limite à l’utilisation du molybdène comme substitut au platine. »
Pour parvenir à leurs conclusions, les chercheurs et chercheuses n’ont pas directement procédé, comme d’ordinaire, à des manipulations sur la paillasse d’un laboratoire. Pas d’éprouvettes, de fioles ou de pipettes pour cette fois. Ils ont fait appel à la chimie numérique, et même quantique (soit la mécanique quantique appliquée à l’étude des molécules).
Le but ? modéliser et simuler le plus finement possible les réactions physico-chimiques à l’œuvre à l’échelle atomique à l’aide de superordinateurs, dont la puissance et la vitesse de calcul sont très supérieures à celles des ordinateurs que nous avons à la maison.
« Il aurait été plus difficile et plus coûteux d’explorer nos idées au travers d’expériences de laboratoire », avance Pascal Raybaud, chercheur à l’Ifpen et coauteur de l’étude. Il explique : « L’usage de supercalculateurs nous a permis de gagner du temps mais aussi, et surtout, de tester certaines hypothèses, en amont des expériences, ce qui présente le grand avantage de nous ouvrir à une compréhension nouvelle des phénomènes observés ; en l’occurrence ici du comportement du molybdène en condition d’électrolyse. » En outre, ajoute le scientifique, « le fait de recourir à des modélisations numériques très précises, à l’échelle nanométrique, permet d’optimiser la consommation de molybdène quand il faudra passer à la phase industrielle ».
L’énergie propre, abondante et gratuite n’existe pas.
Philippe Bihouix, ingénieur et spécialiste de la finitude des ressources
Extrait directement du sous-sol (en Chine, aux États-Unis ou encore en Amérique latine), il est aussi un sous-produit de l’extraction du cuivre ; sa disponibilité est donc ultra-dépendante de l’industrie minière, industrie la plus néfaste sur le plan environnemental. Le molybdène figure en outre sur la liste des « matières premières stratégiques » établie par les gouvernements occidentaux. Autant de conditions et de contraintes qui relativisent en définitive son intérêt écologique.
Pour Philippe Bihouix, ingénieur spécialiste de la finitude des ressources minières, le recours au molybdène pour l’électrolyse de l’eau est un moindre mal. « Environ 200 tonnes de platine sont extraites chaque année, pour 250 000 tonnes de molybdène,fait-il savoir. Par conséquent, la tension sur ce dernier est incomparablement plus basse que sur le platine. Détourner quelques milliers de tonnes de molybdène pour produire de l’hydrogène est donc plus simple que de continuer à extraire le platine pour cet usage. »
Quoi qu’il en soit, « l’énergie propre, abondante et gratuite n’existe pas », rappelle Philippe Bihouix, « parce qu’il est toujours nécessaire d’effectuer des transformations physiques. Même si la source était abondante et gratuite, il faudrait toujours construire, installer et maintenir des dispositifs pour capter, convertir, stocker, transporter et utiliser l’énergie, des dispositifs qui ont des impacts directs et indirects sur l’environnement et le climat ». Et l’ingénieur de citer le biologiste américain Barry Commoner : « Il n’y a pas de repas gratuit. »