La baisse de revenus réels et les contraintes qui pèsent sur la consommation ont plongé les salariés-consommateurs dans des difficultés que les chiffres globaux de l’inflation et de la croissance ne peuvent traduire correctement.
Romaric Godin
VuVu de loin, c’est-à-dire notamment de Bercy, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le taux d’inflation sur un an en janvier a fortement ralenti, passant à 3,1 % contre 3,7 % en décembre. Sur un mois, les prix auraient même reculé de 0,2 %.
Mieux même, sur l’ensemble de l’année 2023, selon l’Insee, la consommation des ménages a continué à progresser de 0,7 %, malgré la hausse continue des prix. Et pour couronner le tout, la confiance des ménages s’est redressée en janvier, retrouvant un niveau jamais atteint depuis mars 2022.
Bref, Bruno Le Maire, le ministre des finances et de l’économie peut fanfaronner. Par exemple, le 31 janvier, sur le plateau de CNews, il s’attribuait avec aplomb la baisse de l’inflation : « Je me suis engagé à ce que l’inflation décroisse rapidement, les engagements que je prends, je les tiens. » On chercherait pourtant en vain les raisons qui feraient que le locataire de Bercy puisse avoir une quelconque responsabilité dans ce ralentissement de l’inflation.
Agrandir l’image : Illustration 1© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Bien au contraire, ce dernier a annoncé voici deux semaines une hausse des prix de l’électricité de près de 10 %. Facture à laquelle les ménages devront ajouter une hausse des franchises médicales. Quant à la baisse de l’inflation, elle s’explique davantage par la stagnation de la consommation des ménages depuis deux trimestres que par une quelconque action gouvernementale.
La réalité est que, dans les ménages français, l’inflation a fait très mal et continue d’être particulièrement prégnante dans la vie quotidienne. D’ailleurs, malgré sa remontée, la confiance des ménages demeure à un niveau proche des plus bas niveaux de ces six dernières années, proche des niveaux de la crise des Gilets jaunes ou de la crise sanitaire. Mais pour Bruno Le Maire, comme toujours depuis deux ans, la réponse est la même et pourrait se résumer à cette fameuse manchette du Sun en pleine crise inflationniste des années 1970 : « La crise ? Quelle crise ? »
L’impact de l’inflation sur les revenus
Pourtant, lorsque l’on entre dans le détail des effets de cette crise inflationniste des deux dernières années, l’effet de la hausse des prix s’annonce à la fois durable et violent pour la plupart des ménages français, en particulier pour les salariés.
La France, à la différence des États-Unis, ne publie pas de statistiques mensuelles sur l’évolution du salaire réel. C’est fâcheux, car il s’agit d’un élément crucial pour mesurer les évolutions du niveau de vie que ressentent directement les citoyens : ce que leur salaire permet d’acheter en plus ou en moins chaque mois.
Sur ces deux années, les prix ont augmenté de 2,5 % de plus que les salaires moyens du privé. Concrètement : les salariés français ont connu une véritable paupérisation.
On dispose cependant de quelques chiffres permettant de saisir l’impact de l’inflation sur les revenus du travail. Selon la dernière note de conjoncture de l’Insee, le salaire moyen réel de base des salariés du privé a reculé de 1,9 % en 2022 et de 0,6 % en 2023. Dans le secteur public, le salaire moyen par tête réel a subi au cours de ces deux années deux reculs consécutifs de 0,9 %.
Le coup a donc été rude. Et ce qu’il est important de comprendre, notamment pour relativiser la « désinflation » en cours, c’est que cette baisse du salaire réel induit des changements durables parce qu’elle provoque un décrochage entre le niveau des prix et ceux des salaires. Sur ces deux années, les prix ont augmenté de 2,5 % de plus que les salaires moyens du privé. Autrement dit, pour récupérer la capacité d’acheter autant de biens et services qu’en 2021, il faudrait des hausses considérables de salaires réels qui ne se présentent pas à l’horizon. Ou, en des mots plus concrets : les salariés français ont connu une véritable paupérisation.
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Agrandir l’image : Illustration 2Évolution annuelle des salaires moyens nominaux et des prix © Dares
Évidemment, ce chiffre est partiel, il y a d’autres sources de revenus pour les ménages et il s’agit du salaire moyen, mais on rappellera également que l’indice des prix n’est pas un indice du niveau de vie, qu’il ne réplique pas la structure de consommation quotidienne des ménages et que l’évolution du salaire réel est déformé par les changements de structure de l’emploi (comme l’a rappelé une étude récente de l’Ires).
Il faut donc prendre ce chiffre comme un indicateur du décrochage du niveau de vie des ménages qui n’ont comme revenus principaux que leurs salaires et donc comme un indicateur de la détresse de beaucoup de Français, mais aussi comme un rappel que le retour d’une inflation à 3 % (par ailleurs largement supérieure à celle de la décennie 2010) et une éventuelle reprise du salaire moyen réel ne règle pas tous les problèmes. L’héritage de la crise inflationniste va durer encore longtemps.
Des disparités importantes
Cette baisse du salaire réel français doit amener à relativiser les évolutions du revenu disponible brut (RDB) qui sont considérés par les politiques et les économistes comme l’alpha et l’oméga de l’évolution du pouvoir d’achat. Il ajoute à l’évolution des salaires celle des transferts sociaux et des revenus du capital. Selon l’Insee, son évolution réelle aurait été de + 0,2 % en 2022 et de + 0,8 % en 2023. Voilà qui donnerait raison à Bruno Le Maire.
Mais ce chiffre global cache des disparités importantes. D’abord, selon la taille des ménages. Lorsqu’un revenu doit être « partagé » avec des enfants, sa hausse n’a pas le même « poids ». L’Insee corrige ce biais en pondérant l’évolution du RDB par la taille du ménage, c’est que l’on appelle le RDB « par unité de consommation ». Et, dans ce cas, l’évolution est déjà bien moins brillante : - 0,4 % en 2022 et + 0,3 % en 2023. Soit une baisse de 0,1 % sur deux ans.
Mais là encore, on n’a pas tout dit. Comme les salaires réels ont dégringolé et que les prestations sociales ont également baissé en valeur réelle (de 4,5 % en 2022 et 2,6 % en 2023), l’essentiel de la hausse du RDB et même de l’écart entre les salaires réels et le RDB s’explique avant tout par la progression des revenus du patrimoine. Ces derniers ont augmenté en termes réels de 2,4 % en 2022 et de 9,4 % en 2023. Le tout alors que la fiscalité sur les revenus du patrimoine a été abaissé en 2018 avec le prélèvement forfaitaire unique (PFU).
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Agrandir l’image : Illustration 3Composantes et évolution du RDB © Insee
Comme les revenus du patrimoine concerne d’abord les ménages les plus aisés puisque plus on monte dans la hiérarchie des revenus, plus la part de ces revenus est importante, cela signifie que la hausse du RDB en 2023 est d’abord un symptôme du creusement des inégalités. Creusement qui repose sur un avantage considérable donné à la rente sur le travail. Voilà qui vient relativiser le mantra gouvernemental sur sa politique « en faveur du travail ». Tout, dans les deux ans passés, prouve le contraire.
Et c’est aussi ce qui explique qu’une majorité de Français ont le sentiment de ne pas vivre dans la même réalité que leurs dirigeants et que les chiffres macro-économiques. Quand on leur parle de croissance et de pouvoir d’achat, cela vient percuter leur réalité quotidienne. Et ce « ressenti » n’est pas moins réel que les chiffres macro-économiques.
Une hausse de la consommation : oui mais laquelle ?
Pour s’en convaincre, il faut regarder la structure de la consommation des ménages. Dans les comptes nationaux, la consommation en volume s’est apparemment plutôt bien comportée au cours de ces deux dernières années, augmentant, malgré l’inflation, de 2,1 % en 2022 et de 0,7 % en 2023.
Entre le troisième trimestre de 2023 et le dernier trimestre de 2019, juste avant le début de la crise sanitaire, la hausse représente 2,5 milliards d’euros supplémentaires, soit 0,82 %. Sur près de quatre ans, la hausse est très modeste, et très loin des tendances d’avant-crise, mais on pourrait se réjouir que la consommation ait pu résister à l’inflation.
Il faut cependant rappeler la conclusion à laquelle on vient de parvenir : cette hausse est globale et ne prend pas en compte l’effet des inégalités de revenus. Il est impossible de savoir quelle est la part des plus riches dans cette hausse. En revanche, il est possible d’observer la structure de cette consommation qui traduit les effets de l’évolution des revenus que l’on vient de décrire.
Ainsi, on constate qu’il existe une forte différence entre les évolutions de la consommation en biens et de la consommation en services. Sur la période allant de la fin 2019 au troisième trimestre 2023, la consommation en produits industriels baisse de 5 milliards d’euros et celle en services augmente de 8 milliards d’euros.
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Agrandir l’image : Illustration 4Composantes de la croissance du PIB © Insee
Romaric Godin
VuVu de loin, c’est-à-dire notamment de Bercy, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le taux d’inflation sur un an en janvier a fortement ralenti, passant à 3,1 % contre 3,7 % en décembre. Sur un mois, les prix auraient même reculé de 0,2 %.
Mieux même, sur l’ensemble de l’année 2023, selon l’Insee, la consommation des ménages a continué à progresser de 0,7 %, malgré la hausse continue des prix. Et pour couronner le tout, la confiance des ménages s’est redressée en janvier, retrouvant un niveau jamais atteint depuis mars 2022.
Bref, Bruno Le Maire, le ministre des finances et de l’économie peut fanfaronner. Par exemple, le 31 janvier, sur le plateau de CNews, il s’attribuait avec aplomb la baisse de l’inflation : « Je me suis engagé à ce que l’inflation décroisse rapidement, les engagements que je prends, je les tiens. » On chercherait pourtant en vain les raisons qui feraient que le locataire de Bercy puisse avoir une quelconque responsabilité dans ce ralentissement de l’inflation.
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Bien au contraire, ce dernier a annoncé voici deux semaines une hausse des prix de l’électricité de près de 10 %. Facture à laquelle les ménages devront ajouter une hausse des franchises médicales. Quant à la baisse de l’inflation, elle s’explique davantage par la stagnation de la consommation des ménages depuis deux trimestres que par une quelconque action gouvernementale.
La réalité est que, dans les ménages français, l’inflation a fait très mal et continue d’être particulièrement prégnante dans la vie quotidienne. D’ailleurs, malgré sa remontée, la confiance des ménages demeure à un niveau proche des plus bas niveaux de ces six dernières années, proche des niveaux de la crise des Gilets jaunes ou de la crise sanitaire. Mais pour Bruno Le Maire, comme toujours depuis deux ans, la réponse est la même et pourrait se résumer à cette fameuse manchette du Sun en pleine crise inflationniste des années 1970 : « La crise ? Quelle crise ? »
L’impact de l’inflation sur les revenus
Pourtant, lorsque l’on entre dans le détail des effets de cette crise inflationniste des deux dernières années, l’effet de la hausse des prix s’annonce à la fois durable et violent pour la plupart des ménages français, en particulier pour les salariés.
La France, à la différence des États-Unis, ne publie pas de statistiques mensuelles sur l’évolution du salaire réel. C’est fâcheux, car il s’agit d’un élément crucial pour mesurer les évolutions du niveau de vie que ressentent directement les citoyens : ce que leur salaire permet d’acheter en plus ou en moins chaque mois.
Sur ces deux années, les prix ont augmenté de 2,5 % de plus que les salaires moyens du privé. Concrètement : les salariés français ont connu une véritable paupérisation.
On dispose cependant de quelques chiffres permettant de saisir l’impact de l’inflation sur les revenus du travail. Selon la dernière note de conjoncture de l’Insee, le salaire moyen réel de base des salariés du privé a reculé de 1,9 % en 2022 et de 0,6 % en 2023. Dans le secteur public, le salaire moyen par tête réel a subi au cours de ces deux années deux reculs consécutifs de 0,9 %.
Le coup a donc été rude. Et ce qu’il est important de comprendre, notamment pour relativiser la « désinflation » en cours, c’est que cette baisse du salaire réel induit des changements durables parce qu’elle provoque un décrochage entre le niveau des prix et ceux des salaires. Sur ces deux années, les prix ont augmenté de 2,5 % de plus que les salaires moyens du privé. Autrement dit, pour récupérer la capacité d’acheter autant de biens et services qu’en 2021, il faudrait des hausses considérables de salaires réels qui ne se présentent pas à l’horizon. Ou, en des mots plus concrets : les salariés français ont connu une véritable paupérisation.
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Agrandir l’image : Illustration 2Évolution annuelle des salaires moyens nominaux et des prix © Dares
Évidemment, ce chiffre est partiel, il y a d’autres sources de revenus pour les ménages et il s’agit du salaire moyen, mais on rappellera également que l’indice des prix n’est pas un indice du niveau de vie, qu’il ne réplique pas la structure de consommation quotidienne des ménages et que l’évolution du salaire réel est déformé par les changements de structure de l’emploi (comme l’a rappelé une étude récente de l’Ires).
Il faut donc prendre ce chiffre comme un indicateur du décrochage du niveau de vie des ménages qui n’ont comme revenus principaux que leurs salaires et donc comme un indicateur de la détresse de beaucoup de Français, mais aussi comme un rappel que le retour d’une inflation à 3 % (par ailleurs largement supérieure à celle de la décennie 2010) et une éventuelle reprise du salaire moyen réel ne règle pas tous les problèmes. L’héritage de la crise inflationniste va durer encore longtemps.
Des disparités importantes
Cette baisse du salaire réel français doit amener à relativiser les évolutions du revenu disponible brut (RDB) qui sont considérés par les politiques et les économistes comme l’alpha et l’oméga de l’évolution du pouvoir d’achat. Il ajoute à l’évolution des salaires celle des transferts sociaux et des revenus du capital. Selon l’Insee, son évolution réelle aurait été de + 0,2 % en 2022 et de + 0,8 % en 2023. Voilà qui donnerait raison à Bruno Le Maire.
Mais ce chiffre global cache des disparités importantes. D’abord, selon la taille des ménages. Lorsqu’un revenu doit être « partagé » avec des enfants, sa hausse n’a pas le même « poids ». L’Insee corrige ce biais en pondérant l’évolution du RDB par la taille du ménage, c’est que l’on appelle le RDB « par unité de consommation ». Et, dans ce cas, l’évolution est déjà bien moins brillante : - 0,4 % en 2022 et + 0,3 % en 2023. Soit une baisse de 0,1 % sur deux ans.
Mais là encore, on n’a pas tout dit. Comme les salaires réels ont dégringolé et que les prestations sociales ont également baissé en valeur réelle (de 4,5 % en 2022 et 2,6 % en 2023), l’essentiel de la hausse du RDB et même de l’écart entre les salaires réels et le RDB s’explique avant tout par la progression des revenus du patrimoine. Ces derniers ont augmenté en termes réels de 2,4 % en 2022 et de 9,4 % en 2023. Le tout alors que la fiscalité sur les revenus du patrimoine a été abaissé en 2018 avec le prélèvement forfaitaire unique (PFU).
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Comme les revenus du patrimoine concerne d’abord les ménages les plus aisés puisque plus on monte dans la hiérarchie des revenus, plus la part de ces revenus est importante, cela signifie que la hausse du RDB en 2023 est d’abord un symptôme du creusement des inégalités. Creusement qui repose sur un avantage considérable donné à la rente sur le travail. Voilà qui vient relativiser le mantra gouvernemental sur sa politique « en faveur du travail ». Tout, dans les deux ans passés, prouve le contraire.
Et c’est aussi ce qui explique qu’une majorité de Français ont le sentiment de ne pas vivre dans la même réalité que leurs dirigeants et que les chiffres macro-économiques. Quand on leur parle de croissance et de pouvoir d’achat, cela vient percuter leur réalité quotidienne. Et ce « ressenti » n’est pas moins réel que les chiffres macro-économiques.
Une hausse de la consommation : oui mais laquelle ?
Pour s’en convaincre, il faut regarder la structure de la consommation des ménages. Dans les comptes nationaux, la consommation en volume s’est apparemment plutôt bien comportée au cours de ces deux dernières années, augmentant, malgré l’inflation, de 2,1 % en 2022 et de 0,7 % en 2023.
Entre le troisième trimestre de 2023 et le dernier trimestre de 2019, juste avant le début de la crise sanitaire, la hausse représente 2,5 milliards d’euros supplémentaires, soit 0,82 %. Sur près de quatre ans, la hausse est très modeste, et très loin des tendances d’avant-crise, mais on pourrait se réjouir que la consommation ait pu résister à l’inflation.
Il faut cependant rappeler la conclusion à laquelle on vient de parvenir : cette hausse est globale et ne prend pas en compte l’effet des inégalités de revenus. Il est impossible de savoir quelle est la part des plus riches dans cette hausse. En revanche, il est possible d’observer la structure de cette consommation qui traduit les effets de l’évolution des revenus que l’on vient de décrire.
Ainsi, on constate qu’il existe une forte différence entre les évolutions de la consommation en biens et de la consommation en services. Sur la période allant de la fin 2019 au troisième trimestre 2023, la consommation en produits industriels baisse de 5 milliards d’euros et celle en services augmente de 8 milliards d’euros.
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