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« Le capitalisme cannibale transforme nos corps en marchandises » Fabrice Colomb

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  • « Le capitalisme cannibale transforme nos corps en marchandises » Fabrice Colomb

    La gestation pour autrui et le trafic d’organes occultent bien d’autres marchandisations du corps dont le business est florissant. Dans Le capitalisme cannibale, la mise en pièces du corps (L’Échappée), Fabrice Colomb, sociologue et enseignant-chercheur à l’université d’Évry-Paris-Saclay analyse le rapport au corps à l’origine de ces pratiques, leurs liens avec un capitalisme cannibale, avec l’État et la science moderne, ainsi que le rôle de la « bioéthique » dans leur dissimulation aux yeux des citoyens.

    Laurent Ottavi (Élucid) : Le concept de cannibalisme qui donne le titre de votre ouvrage est assez surprenant de prime abord. Quelle thèse avez-vous voulu soutenir à travers ce terme ?

    Fabrice Colomb : Le capitalisme cannibale est un concept qui m’est apparu dans la continuité de la lecture de plusieurs auteurs, à commencer par Karl Marx, mais également de travaux récents comme ceux de Nancy Fraser (Cannibal Capitalism, 2022) en passant par ceux de David Courpasson (Cannibales en costume, 2019). Il y a deux manières de le comprendre. La première est métaphorique. Le capitalisme se dévore lui-même. Il détruit ses propres bases et ses propres ressources : la nature, mais aussi la base qui produit sa richesse, c’est-à-dire les travailleurs qu’il remplace par des machines.

    La deuxième approche m’a davantage intéressée. Elle reprend la notion de cannibalisme de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans Nous sommes tous des cannibales, qu’il définit comme « l’introduction volontaire dans le corps d’êtres humains des parties ou des substances provenant du corps d’autres humains ». Il ne voit pas de différence substantielle entre le fait de boire du sang et de recevoir une injection sanguine. Les pratiques cannibales sont certes très anciennes. Mais, la spécificité du cannibalisme dans le capitalisme est que ce type de pratiques à tendance à se banaliser. Elles ne font plus l’objet d’un tabou, contrairement aux périodes précapitalistes, et elles se répandent au nom du marché.

    Élucid : Le sujet de votre livre fait penser à des pratiques comme le trafic d’organes et la gestation pour autrui. Or, il est question de bien d’autres choses dans votre livre. Pouvez-vous donner quelques-uns des exemples que vous abordez et souligner leur importance ?

    Fabrice Colomb : La marchandisation du corps correspond à une équivalence entre une somme d’argent et des organes, des fluides, des tissus. Elle est bien plus répandue qu’on ne le pense. En quelque sorte, les trafics d’organe et la GPA sont la face émergée de l’iceberg. La marchandisation vaut pour l’ensemble des stades de l’existence, pour l’ensemble du monde (tant les pays périphériques que les pays du centre) et pour n’importe qui, avec pour conséquence un chiffre d’affaires de plusieurs millions de dollars. L’exemple paradigmatique est celui du sang. En France, on a tendance à penser que le sang reçu à l’hôpital, pour la transfusion par exemple, est issu d’un don gratuit. Il est pourtant issu, dans 30 % des cas, de dons rémunérés.

    Le plasma est aussi l’objet de marchandisation. Pour un prix d’achat de 100 euros le litre à l’établissement français, il sera revendu par l’entreprise qui le transforme en médicament entre 1 600 et 6 400 euros le litre. Je pourrais encore citer bien d’autres exemples (le sang menstruel, les selles grâce auxquels un donneur peut gagner jusqu’à 13 000 dollars par an). Les ovules sont toutefois des éléments corporels très significatifs de la marchandisation du corps, des étalons-or en quelque sorte. Ils sont très recherchés, notamment dans le cadre de fécondation in vitro. En quelque sorte, l’intérieur du corps est devenu une véritable mine à exploiter.

    La bioéconomie poursuit le projet d’opérationnaliser les vivants. Elle répond à la question de savoir « comment faire en sorte que les corps soient au service de l’économie ? ».
    Vous développez aussi des exemples moins significatifs, mais particulièrement sordides pour ce qui concerne la lutte anti-vieillissement. De quoi s’agit-il ?

    Les fœtus avortés, dont l’achat est à ma connaissance illégale, sont très recherchés, notamment par des salons de beauté russes. Ils contiennent des cellules souches qui permettent de lutter contre le vieillissement qui sont extraites puis injectées sous la peau des clientes. Payés 117 euros, et encore davantage quand l’avortement est tardif, ils sont revendus ensuite en Russie à 5 800 euros. C’est ce qu’on appelle la « fœtus therapy ».

    Un autre cas typique concerne la collecte des cellules souches dans les prépuces des nouveau-nés en Corée du Sud dont les effets seraient similaires. Certaines vedettes américaines les payent 650 dollars. Ceci-dit, ces exemples ne constituent pas un phénomène aussi massif que la vente d’ovule, de plasma ou l’autoconservation de cellules-souches (le PDG de Virgin a investi 11 millions d’euros en 2007 pour construire des banques pour stocker ces cellules qui puissent servir à terme à reconstituer ses propres organes).

    Pouvez-vous expliquer ce qu'est la bioéconomie, à quel objectif elle répond, et ce que sont les biobanques ?

    À la suite de beaucoup de travaux, notamment ceux de Céline Lafontaine ou d’Hélène Tordjman, je définis la bioéconomie comme un projet politique explicite d’exploitation économique du vivant. Je n’entends pas par là un complot politique fomenté dans une pièce sombre. L’OCDE et l’Union européenne produisent des rapports qui visent à ce que les organismes vivants deviennent une matière première venant alimenter la croissance économique (production de biocarburants, de plantes transgéniques, de thérapies cellulaires etc.) pour régler notamment les problèmes de réchauffement climatique, de pénurie alimentaire et de vieillissement de la population.

    La bioéconomie poursuit le projet d’opérationnaliser les vivants. Elle répond à la question de savoir « comment faire en sorte que les corps soient au service de l’économie ? ». La peau artificielle est un exemple de bioéconomie. Fabriquée à partir de peaux naturelles, elle est détentrice d’une « bio-valeur », autrement dit elle est comprise comme une matière première capable de générer de la valeur marchande. La question qui m’intéresse est de savoir de quelle manière le corps humain est valorisé dans le cadre de cette économie et à l’aide de quelles institutions technoscientifiques.

    Les biobanques jouent le rôle de pivot. Elles font circuler les échantillons biologiques entre le lit du malade qui acceptent de les donner et les industries pharmaceutiques ou laboratoires de recherches qui les achètent pour mener des recherches thérapeutiques. Les biobanques sont environ 90 en France. Elles sont toutes publiques, ce qui ne les empêche pas d’estimer la valeur d’échantillons comme une tumeur de poumon à 1 534 €, 10ml d’urine entre 50 et 100 € ou une cornée entre 300 et 600€ et de les vendre à des laboratoires privés ou publics.

    « Les éléments biologiques sont utilisés comme des ressources par le marché pour créer de la croissance. Le marché a franchi la frontière de la peau. »
    Selon vous, le capitalisme comportait dès le départ la possibilité de transformer les corps en marchandises, même si des limites en empêchaient pour le moment la concrétisation. Pouvez-vous expliquer en quoi ?

    Depuis une quarantaine d’années environ, les éléments biologiques sont utilisés comme des ressources par le marché pour créer de la croissance. En d’autres termes, « le marché a franchi la frontière de la peau » comme le dit Philippe Steiner, ce qui n’était pas le cas il y a 150 ans de cela. Pour autant, le phénomène dont je rends compte et que j’analyse dans le livre est le fruit d’un long processus. La marchandisation des éléments biologiques est conditionnée par une transformation du rapport au corps. Celui-ci, pour être réduit à une chose vendable, doit être disqualifié, perdre toute valeur autre que marchande. Il a notamment été réduit à une machine à discipliner par la philosophie cartésienne, l’État absolutiste et la bourgeoisie naissante au cours de la transition du féodalisme vers le capitalisme.

    Le corps est donc devenu assimilable à un stock d’énergie ou de matières premières. Le salariat en est une des premières traductions majeures : chaque travailleur vend sa force de travail pour produire de la valeur. L’instrumentalisation marchande du corps ne s’est pas arrêtée là puisqu’elle concerne maintenant l’intérieur du corps. Autrement dit, le capitalisme transforme tout en marchandise, mais il ne transforme pas tout en un coup.

    Dans les sociétés précapitalistes, quelles étaient les principales caractéristiques du rapport au corps, et cela peut-il nous inspirer pour aujourd'hui ? À l'inverse, dans quelles logiques le corps est-il pris dans le capitalisme ?

    Dans la société précapitaliste, en particulier pendant la période féodale, le corps est un relieur, si je reprends les analyses de David Le Breton. Il fait le lien avec le monde, avec la communauté et avec l’âme. Le corps n’y est pas l’ennemi de l’esprit, mais une relation d’amitié les unit. Il est acteur de la communauté en étant débordant et bruyant comme dans les fêtes et carnavals par exemple. Il n’est pas réprimé comme aujourd’hui. Il est aussi considéré comme la chair du monde, ancré dans le cosmos. Le corps est un petit monde dans le grand monde. Si la mort est omniprésente du fait des épidémies, des menaces de famine, des maladies, etc., le corps est célébré sans cesse.

    La transition vers le capitalisme réoriente le corps vers une fonction d’interrupteur. Tout est fait pour qu’il soit isolé du monde, des autres et de soi-même. Le dualisme corps-esprit soumet le premier au second, tenu pour un objet inerte en quelque sorte, une chose morte. Le corps, dans le domaine de la communauté, doit être silencieux et ne pas s’exprimer physiquement. Ses sens le tromperaient et ne lui permettraient pas de comprendre le monde.

    Dans le capitalisme, le corps est pris dans trois logiques qui s’imbriquent : la réification (le corps est simplement un objet, une chose digne d’être maltraitée), l’aliénation (le corps nous est rendu étranger, extérieur ; on peut s’en séparer au point que l’on dit « avoir un corps » et ne pas « être un corps ») et l’exploitation (à partir de la force de travail ou par la vente de lait maternel, du sperme, des selles, etc.). Pour sortir de cette situation qui ne fait que renforcer le capitalisme, l’exemple des sociétés précapitalistes, à ne pas idéaliser, car elles comportaient leur lot d’exploitation, de violences et de famines, peut nous aider à rebâtir un monde à la mesure du corps.

    Notre monde actuel favorise la démesure qui détruit nos milieux de vie et l’hétéronomie qui nous dépossède de la maitrise de notre existence. Ici le corps est déconsidéré : ses facultés propres (les sens, la mémoire, etc.) ne servent pas à définir ce qui est collectivement possible et sa puissance élémentaire (travailler la terre par exemple) est dévalorisée. En revanche, on pourrait penser, à la suite d’Ivan Illich, qu’un monde à la mesure du corps permettrait de fixer des limites et ce qui est souhaitable. La réhabilitation du corps comme point de départ à l’émancipation du capitalisme est à cet égard une piste intéressante.

    « L’État permet au capitalisme de fonctionner. Il en assure l’encadrement, la sécurité et l’application des règles. Il n’est donc pas un recours contre le capitalisme. »
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Pourquoi jugez-vous que la critique de l'État et de la science moderne doit accompagner celle du capitalisme ?

    Cette question touche à l’un des points essentiels de mon travail. Le capitalisme et l’État fonctionnent main dans la main. L’un n’existe pas sans l’autre. En quelque sorte, ils se sont co-construits à partir du XVe siècle. Analyser l’un sans se soucier de l’autre est une impasse. L’État permet au capitalisme de fonctionner. Il en assure l’encadrement, la sécurité et l’application des règles. À la suite de beaucoup d’autres (Pierre Dardot et Christian Laval, Alain Bihr, Anselm Jappe, Tom Thomas notamment…), je défends donc l’idée que l’État n’est pas un recours contre le capitalisme. La science moderne aussi est indissolublement liée au capitalisme. Par exemple, l’établissement de l’Académie royale des sciences au XVIIe siècle poursuit le projet de rationaliser la connaissance pour favoriser sa contribution aux développements marchands.

    Autrement dit, la science et l’État moderne sont capitalistes. Tous trois relèvent d’une même logique de dépossession et de monopolisation. L’État s’emploie à saper l’autonomie des communautés en imposant sa souveraineté. Le peuple délègue son pouvoir politique à l’État qui s’accapare exclusivement l’organisation des affaires collectives. Rien n’échappe à l’État. Le capitalisme naissant a détruit les moyens de subsistance des communautés via la disparition des communs qui a obligé les personnes à se vendre sur le marché du travail, soit le salariat.

    La science, telle qu’on la connaît aujourd’hui, enfin, est une entreprise de dépossession des savoirs traditionnels et collectifs au profit d’une profession qui la monopolise (la science médicale en est un exemple). La chasse aux sorcières en Europe occidentale fut une illustration paradigmatique de la triple dépossession comme le montre Silvia Federici : le pouvoir brutal de l’État (et de l’église) s’est manifesté sur le corps des femmes démontrant ainsi sa puissance tout en s’accompagnant de la mise en cause de leur savoir en matière de soin notamment et de la destruction des espaces autonomes de subsistance.

    La marchandisation du corps n’est qu’une nouvelle illustration de cette triple alliance. Elle ne pourrait avoir lieu sans le rôle actif de l’État au service de la science capitaliste. C’est l’État qui encadre juridiquement la mise en vente du corps et qui la met en œuvre. Par exemple, c’est l’État qui a instauré la création de « biobanques » ou qui est l’actionnaire principal du laboratoire en charge de transformer le plasma en médicament. Sans compter évidemment qu’il se charge de rendre acceptable la marchandisation via la bioéthique.

    Vous avez dit l’importance d’Ivan Illich dans votre travail. Vous adaptez aussi le titre d’un ouvrage de Jacques Ellul en évoquant le « bluff bioéthique ». Quel est le sens de cette expression ?

    La bioéconomie est l’expression des technosciences, c’est-à-dire de l’alliance des techniques et de la science au service du marché. Elle a toujours besoin, si l’on suit Ellul, d’un techno-discours, c’est-à-dire d’un discours qui accompagne le développement technique et fait passer des vessies pour des lanternes pour créer de l’acceptabilité sociale. La bioéthique assure donc un coup de bluff : elle s’emploie à mettre en place une rhétorique qui produit l’illusion qu’il n’y a pas de marchandisation du corps ! Par exemple, elle redéfinit ce qu’est une marchandise. Pour la bioéthique, il y a marchandisation quand la vente donne lieu à du profit et quand elle est orchestrée par le privé. Cela tombe bien en France, les organismes qui mettent en vente le vivant ont l’interdiction de dégager du profit et sont publics. Ceci permet donc à la bioéthique d’être droite dans ses bottes et d’annoncer que la France n’est pas concernée par la marchandisation.

    En fait, la bioéthique est une sorte de machine à laver : la bioéconomie et la biomédecine en ressortent blanchies. La bioéthique produit des lois, des normes et un discours d’autorité. Par exemple, elle légitime la liberté de s’aliéner au nom du principe de « consentement libre et éclairé ». Le donneur est ainsi libre de se transformer en gisement de matières premières, ce qui compte pour la bioéthique est qu’il soit informé et qu’il ait donné son accord. Le patient signe en quelque sorte un accord d’auto-exploitation. En ce sens, la bioéthique a réussi son coup de bluff en rendant la marchandisation désirée par les donneurs.

    En quoi s'affranchir de la dualité nature-culture permettrait-il de sortir de la marchandisation du corps ? Quelles autres issues entrevoyez-vous ?

    Je ne prétends pas dessiner de pistes spécifiques. Je propose, en revanche, de prendre au sérieux les travaux selon lesquels notre rapport instrumental au corps s’inscrit dans la division centrale entre nature et culture. La domination de la dernière sur la première détermine le fait que nous considérons le corps comme un reste méprisable. Autrement dit, nous exploitons le corps tout comme la nature. Il est nécessaire de rompre avec cela pour sortir de la marchandisation. Le corps, dès lors, ne serait plus pensé comme un stock, mais serait pensé comme digne de respect, car constitutif de la personne, une sorte de vision sacrée séculière du corps en quelque sorte.

    L’approche écoféministe peut aider au changement de paradigme. Elle rappelle la place du corps dans des pratiques anciennes ou actuelles d’autonomie matérielle. La réhabilitation du corps est la condition de la récupération de la maitrise de notre existence. Cela commence par produire directement ce dont on a besoin et non pas produire pour gagner l’argent nécessaire à la subsistance ou s’occuper de son corps sans avoir à passer par un tiers.

    Propos recueillis par Laurent Ottavi.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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