Ils étaient considérés comme la valeur la plus sûre du monde. Ils ne le sont plus. Depuis des semaines, les ventes incessantes des bons du Trésor américain mettent à mal la stabilité financière internationale.
Martine Orange
C’était automatique. Une sorte de réflexe pavlovien ancré depuis plus de cinquante ans. À chaque crise financière ou géopolitique, tous les investisseurs se réfugiaient dans ce qui paraissait la valeur la plus sûre au monde : les bons du Trésor américain.
Mais ce qui fut vrai lors de la crise de la dette du Mexique en 1994, de la guerre en Irak en 2003, de la crise financière de 2008, de la guerre en Ukraine ou de la pandémie mondiale du Covid ne l’est plus. Les détenteurs de bons du Trésor vendent désormais en masse ces titres, poussant les rendements à la hausse. Le 23 octobre, alors que les ventes se sont accélérées, les bons du Trésor à dix ans ont franchi le cas symbolique de 5 % de baisse. Un niveau qu’ils n’avaient pas connu depuis seize ans.
« La Fed a perdu le contrôle du marché obligataire », s’alarme Bloomberg. Sous le feu des critiques de Wall Street, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, se défend : sa politique de resserrement monétaire – les taux d’intérêt sont passés de 0,25 % à 5,5 % entre janvier 2022 et septembre 2023 –, « déterminante pour juguler l’inflation », ne serait allée ni trop loin ni trop vite. Et elle ne menacerait en rien la stabilité financière.
La secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, ancienne présidente de la Fed, est venue à sa rescousse : les pressions exercées sur les bons du Trésor américain, leur baisse de rendement entraînant tous les marchés de dettes, n’ont rien d’inquiétant, selon elle.
Des arguments qui n’ont guère convaincu. Des analystes et des économistes pensent au contraire que les attaques sur la valeur financière la plus sûre constituent une alerte rouge vif pour toute la sphère financière et affirment que nous toucherions un point de rupture. « Si les rendements continuent à augmenter à un rythme aussi rapide, la possibilité que quelque chose casse, que des dysfonctionnements apparaissent augmente », prévient Marc Giannoni, chef économiste à la Barclays, qui a travaillé précédemment pour les banques régionales de la Fed à Dallas et à New York.
Agrandir l’image : Illustration 1Le Département du Trésor américain à Washington en juin 2023. © Photo Samuel Corum / Sipa USA
« J’ai du mal à voir comment les récentes hausses des taux n’accroissent pas le risque d’un accident quelque part dans le système financier, compte tenu de la fin abrupte de près de quinze années au cours desquelles les autorités ont tout mis en œuvre pour contrôler les taux », confie de son côté Jim Reid, stratégiste à la Deutsche Bank au Financial Times.
Un pilier du système financier international
Si le monde financier scrute avec autant d’attention les évolutions des bons du Trésor, c’est qu’ils sont bien plus qu’un instrument de dette du gouvernement américain. Ils constituent l’un des piliers du système financier international
L’ampleur de ce marché, évalué à 25 000 milliards de dollars (environ 23 700 milliards d’euros), donne l’assurance à tous les détenteurs de ces titres qu’ils pourront les acheter, les revendre, les échanger à tout moment. D’autant que la Fed a piloté de façon continue l’évolution de ces titres pendant des années. Toutes les grandes banques centrales du monde en détiennent dans leur portefeuille de réserves. Ces titres sont pour elles comme de la quasi-monnaie en dollars.
Depuis les années 1970, et la fin de Bretton Woods, ils sont le canal privilégié pour recycler les excédents commerciaux et financiers mondiaux. La Chine, le Japon, l’Arabie saoudite, qui ont dégagé d’immenses excédents commerciaux au cours des dernières décennies, figurent parmi les grands possesseurs de dettes américaines.
Mais leur influence va bien au-delà. Car les bons du Trésor américain sont un peu le mètre étalon de tous les actifs financiers. Considérés comme une valeur refuge, ils servent de référence à tous les autres titres de dette. Prêts aux entreprises, prêts hypothécaires, prêts à la consommation mais aussi autres dettes souveraines, tous s’établissent en fonction de la dette américaine.
Effets domino
Le chahut sur le marché de la dette américaine est en train de se propager à tous les marchés obligataires et de dettes. Déjà sous tension depuis le changement de politique monétaire de la Fed, les dettes aux entreprises, qui ont été un des moyens préférés de financement des sociétés au cours de la dernière décennie – y compris pour racheter leurs actions –, sont particulièrement touchées de part et d’autre de l’Atlantique.
Des groupes en situation financière difficile sont obligés d’accepter des refinancements à des taux de plus en plus élevés, dépassant les 10 %. Aux États-Unis, les émissions obligataires des sociétés ont péniblement atteint les 70 milliards de dollars en octobre, le plus bas niveau en vingt ans.
Mais les secousses commencent à s’étendre mondialement aux dettes souveraines. Les taux de la dette allemande à dix ans, qui étaient en dessous de zéro entre 2020-2021, sont passés de 2,01 à 2,83 % depuis juin, ceux de la dette française de 2,8 à 3,4 %. La dette italienne a bondi de 3,9 à 4,8 % sur la même période. Le monde financier parie déjà qu’elle dépassera les 5 % d’ici à quelques semaines.
Pour les gouvernements européens, cela signifie une charge du service de la dette encore plus lourde, des marges de manœuvre budgétaires encore plus réduites. Et à terme, le risque de devoir renouer avec des politiques drastiques d’austérité pour « rassurer les investisseurs ».
Interrogée sur ces hausses, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, a assuré, lors de sa conférence du 26 octobre, que les tensions dans la sphère financière ne concernaient pas la zone euro en particulier. Pourtant, une petite musique, qui n’avait plus été entendue depuis longtemps, est en train de ressurgir chez les analystes financiers : la zone euro, en raison de ses perspectives économiques sombres, de sa fragmentation financière, de ses fragilités structurelles et énergétiques mises en lumière après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est vue comme un des premiers maillons faibles dans le tumulte financier actuel.
La douloureuse fin de l’argent gratuit
« On pouvait anticiper des problèmes pour la stabilité financière dès le resserrement monétaire. La suralimentation de la sphère financière pendant des années a conduit à des actifs surgonflés, à des bulles. Celles-ci sont en train de se dégonfler », explique Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne.
Dès le revirement brutal de politique monétaire de la Fed, les tensions ont commencé à se manifester. Les investisseurs et les groupes qui s’étaient habitués à vivre avec de l’argent gratuit ont été pris à contrepied. Et les bulles ont commencé à éclater. Le secteur immobilier, devenu un terrain de jeu de la spéculation, conduisant à des prix stratosphériques sans rapport avec l’économie réelle, a été un des premiers touchés.
Mais la correction a été bien au-delà de ce qui avait été anticipé. Même si les avertissements s’étaient multipliés ces dernières années pour prévenir que la sortie des politiques monétaires ultra-accommodantes serait compliquée, personne ne pensait qu’elle serait aussi douloureuse. Les quinze années de taux zéro ont entraîné une déformation de la sphère financière qui touche tous les acteurs, tous les compartiments.
« Maintenant, les bons du Trésor eux-mêmes sont une source de risque. »
Mark Wiedman, directeur chez BlackRock, premier gérant mondial d’actifs
La Fed a éteint l’incendie dans l’urgence, en acceptant de garantir sans limite les dépôts et en ouvrant un guichet spécial pour les établissements bancaires les plus fragiles pour leur permettre de se refinancer plus facilement. Mais la bombe n’est pas désactivée. Les bilans bancaires regorgent de titres obligataires anciens qui ne cessent de se dévaloriser au fur et à mesure que les taux d’intérêt augmentent. Les pertes latentes sur ces instruments financiers sont évaluées à quelque 400 milliards de dollars.
Agrandir l’image : Illustration 2La secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen à McLean, en Virginie, le 2 août 2023. © Photo Stefani Reynolds / AFP
Les grandes banques qui sont en mesure de se refinancer sans problème peuvent conserver ces titres jusqu’à échéance pour ne pas enregistrer des pertes. Mais d’autres se trouvent dans l’obligation de vendre même à perte, accentuant encore la baisse des bons du Trésor américain.
Ce qui est vrai pour les banques l’est aussi pour les fonds de pension, les assurances, les fonds d’investissement. Tous possèdent des bons du Trésor, et tous voient leur valeur s’effondrer. « Maintenant, les bons du Trésor eux-mêmes sont une source de risque », a souligné Mark Wiedman, directeur chez BlackRock, premier gérant mondial d’actifs, lors d’un forum en Arabie saoudite.
Une crise multifactorielle
Mais ce à quoi nous assistons s’explique-t-il seulement par la fin des politiques monétaires hors norme qui ont déformé toute la sphère financière ? D’autres facteurs viennent-ils s’ajouter ? Et si oui, lesquels ? La plupart des analystes reconnaissent ne pas avoir de réponse, à ce stade, constatant, à l’instar de Mohamed El-Erian, un des gourous de Wall Street, « un monde plein d’incertitudes ».
« Nous manquons actuellement de données fiables qui pourraient nous permettre de comprendre la situation. Mais nous sommes sans doute en présence d’une crise multifactorielle », dit Eric Dor, professeur à l’IESEG School of Economics.
Un des premiers facteurs mis en avant est la fragmentation en cours du monde. Les tensions géopolitiques avec la Chine ces dernières années, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la montée en puissance des Brics et plus généralement des pays du Sud, contestant l’hégémonie occidentale, et désormais la guerre en Israël attestent une dislocation de l’ordre mondial et une déglobalisation de l’économie.
Commentaire