La France est à vendre ...
La cession des activités historiques du groupe de services informatiques à Daniel Kretinsky était censée se passer sans problème. Elle tourne à la foire d’empoigne. Actionnaires, armée, responsables politiques, tous s’opposent à cette opération floue, où les conflits d’intérêts fleurissent.
Martine Orange
ansDans la torpeur de l’été, l’annonce était censée passer inaperçue. Trois jours après avoir communiqué des résultats catastrophiques (600 millions d’euros de pertes au premier semestre), le groupe de services informatiques Atos déclarait le 1er août être entré « en négociations exclusives » avec EP Equity Investment, le fonds du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, en vue de lui céder ses activités historiques – en gros la gestion des infrastructures informatiques –, regroupées en prévision de la scission sous le nom de Tech Foundations.
Outre la vente de ses activités historiques, le groupe annonçait, contrairement à ses engagements passés, 400 millions de cession d’actifs supplémentaires. Alors qu’il excluait jusqu’alors de recourir à une augmentation de capital pour reconstruire son bilan, il déclarait le lancement d’une émission de 700 millions d’euros garantie par les banques et d’une émission de 200 millions d’euros réservée à Daniel Kretinsky au prix de 20 euros. Dans le cadre de la transaction négociée, le milliardaire tchèque a accepté de prendre 7,5 % du capital d’Eviden - la nouvelle appellation du groupe qui ne conserverait que les activités stratégiques (BDS), les applications et développements dans le numérique - aux côtés de son désormais fidèle allié en France Marc Ladreit de Lacharrière.
Agrandir l’image : Illustration 1© Photo Jakub Porzycki / NurPhoto via AFP
C’est « une étape cruciale dans la réalisation de la transformation en profondeur du groupe », se félicitaient ses responsables. Après plus de trois ans de crise, de trahisons, de coups fourrés, le feuilleton Atos semblait en passe de se terminer.
C’est ce qu’espérait au moins le président du groupe, Bertrand Meunier.
Sauf que rien ne s’est passé comme prévu. Déjà sonnés par les comptes désastreux du groupe cachés par une communication sur le mode « tout va mieux que bien », les actionnaires d’Atos ont très mal réagi aux annonces. Le cours de bourse, qui avait déjà perdu 34 % de sa valeur en trois jours, a poursuivi sa dégringolade.
Depuis, la bérézina continue dans des proportions rarement vues dans le monde boursier : l’action a perdu plus de 50 % de sa valeur en trois semaines, pour tomber en dessous de 7 euros. Sa capitalisation boursière est tombée à 770 millions d’euros à peine, moins que l’augmentation de capital que le groupe projette, préfigurant un lessivage complet des actionnaires.
Agrandir l’image : Illustration 2Cours d'Atos sur un mois. © Boursorama
Plus ces derniers entrent dans le détail de l’opération annoncée, plus ils découvrent des informations, plus leur colère monte. Des petits porteurs, en révolte depuis des mois contre la direction d’Atos, ont décidé de s’organiser. Une association, l’Union des actionnaires d’Atos en colère (UDAAC), est en cours de formation pour mener des actions collectives. « Nous envisageons de porter plainte contre la direction mais aussi contre les administrateurs en ciblant notamment la communication financière et l’absence d’informations. Cela ne peut plus durer. Ce qui se passe chez Atos est un scandale absolu », dit Marc* – il souhaite préserver son anonymat –, auteur depuis des mois d’un blog au vitriol sur le groupe et membre fondateur de l’UDAAC.
En attendant, les actionnaires s’activent pour préparer la prochaine assemblée générale extraordinaire promise par la direction pour entériner le projet de scission. Et ils sont bien déterminés à obtenir la démission de Bertrand Meunier et à faire échouer un projet qu’ils jugent ruineux pour eux et pour la société.
Fronde dans l’armée et chez politiques
S’il n’y avait eu que la fronde des actionnaires, les pouvoirs publics auraient pu s’en désintéresser. Mais d’autres acteurs, et non des moindres, sont aussi entrés en rébellion : le monde militaire et du renseignement. Car Atos, c’est bien plus qu’une société de services informatiques, c’est l’héritière de Bull et des décennies d’investissements dans la dissuasion nucléaire et l’indépendance stratégique.
Tout est concentré dans la filiale BDS : les supercalculateurs utilisés par le Centre de l’énergie atomique (CEA) pour la simulation des essais nucléaires depuis qu’il n’y a plus de tir réel, les systèmes des sous-marins d’attaque, les équipements et les systèmes pour la cybersécurité, les plateformes et les systèmes de capacité de combat de l’armée de terre du programme Scorpion, les développements pour l’intelligence artificielle et le cloud public.
Autant dire que ce qui se passe chez Atos est suivi au plus près par les militaires. Et ce qu’ils découvrent ne leur plaît pas du tout. Voir Daniel Kretinsky non seulement reprendre les activités historiques d’Atos mais encore prendre 7,5 % du capital d’Eviden – ce qui le place parmi les premiers actionnaires du groupe –, s’asseoir au conseil d’administration et avoir accès aux activités stratégiques de la France, et aussi avoir prise sur les destinées de la souveraineté nationale, leur paraît inconcevable. Et ils le font savoir bruyamment.
Organisé autour de l’IHEDN (l’Institut des hautes études de défense nationale), comme le raconte Challenges, le mouvement se préoccupe de longue date de la dérive d’Atos. À maintes reprises, des responsables militaires ont sonné l’alarme jusqu’au sommet de l’État pour le presser de trouver une solution stable qui garantisse l’indépendance de toutes ces activités stratégiques.
Le bricolage auquel ils assistent et l’entrée de Daniel Kretinsky au capital d’Eviden n’ont rien pour les rassurer. Des responsables du CEA, selon nos informations, s’offusquent en se demandant « comment l’exécutif peut perdre la tête sur un tel dossier ». Des membres du renseignement s’agitent.
Plus embarrassant encore pour le pouvoir : le monde politique s’est emparé du dossier. Dans une tribune publiée le 2 août dans le Figaro, 82 élus – pour l’essentiel Les Républicains (LR) – ont commencé à dénoncer « ce nouveau bradage » portant atteinte à la « souveraineté stratégique de la France ». L’entrée de Kretinsky leur fait redouter une OPA à bas prix. « L’affaire Gemplus [inventeur de la carte à puce – ndlr] a commencé comme cela », rappelle le sénateur LR Cédric Perrin, vice-président de la commission des affaires étrangères et de la défense au Sénat.
Très en pointe dans ce combat, cet élu du Territoire de Belfort ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Alstom. « L’Élysée va à nouveau nous expliquer qu’il n’y a pas de problème, comme quand on a vendu Alstom à General Electric. C’est la même équipe avec Alexis Kohler et Emmanuel Macron à la manœuvre. Et une fois de plus, on retrouve McKinsey », accuse l’élu. Déterminé à ne rien lâcher, il évoque la possibilité de demander une commission d’enquête au Sénat sur Atos, s’il n’y a aucune évolution notable dans le dossier.
Cette rébellion a pris tout le monde par surprise. La direction d’Atos se tait, n’envoyant aucun message à ses actionnaires pour les rassurer. Dénonçant à nouveau des manœuvres de déstabilisation – un grand classique pour cette direction – et les ventes à découvert, elle promet qu’elle s’expliquera lors d’une journée d’investisseurs. Même s’il n’en laisse rien paraître, le pouvoir, lui, est sur le qui-vive, cherchant les moyens à sa disposition pour déminer au plus vite le dossier, avant qu’il tourne « au scandale d’État », selon l’expression de Cédric Perrin.
Quel appétit ! En découvrant le nom de Kretinsky comme repreneur des activités historiques d’Atos, nombre d’observateurs n’ont pu s’empêcher de se demander jusqu’où irait l’avidité du milliardaire tchèque : trois jours avant, il venait de signer un accord de principe avec les créanciers de Casino, dernier obstacle à la reprise du groupe de distribution, et de sauver du désastre le financier Jean-Charles Naouri.
Ce n’était que sa dernière opération. Car avant Casino, il s’est imposé comme le repreneur d’Editis, enlevant une épine du pied – mais à ses conditions – à Vincent Bolloré, qui s’est vu imposer par la concurrence européenne de vendre la maison d’édition pour pouvoir prendre le contrôle du groupe Lagardère.
Il est aussi devenu le premier actionnaire de la Fnac. Il a racheté dès 2018 une partie des titres du groupe Lagardère (Elle, Télé 7 jours, Version Femina), a repris Marianne, est monté – mais comme actionnaire passif – au capital du groupe Le Monde, et est devenu le créancier de Libération. Un sacré parcours pour ce financier qui a fait sa fortune dans l’énergie et est entré en France sur la pointe des pieds en rachetant à vil prix des centrales à charbon dont personne ne voulait contre la promesse – jamais tenue – d’investir dans des équipements modernes décarbonés.
Désormais, Daniel Kretinsky est partout. « Il est devenu la coqueluche du monde parisien des affaires »,relève un observateur. Tous vantent sa discrétion, sa solidité, ses capacités de gestionnaire sachant compter, ayant parfaitement assimilé les règles d’airain du capitalisme. À chaque dossier compliqué qui pourrait porter ombrage à la place de Paris, son nom est cité comme un possible repreneur : au-delà des solutions financières qu’il peut apporter, il a cette discrétion qui permet de sauver la face aux figures emblématiques du petit monde parisien.
Agrandir l’image : Illustration 4Le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. © Photo Joel Saget / AFP
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