Jacques de Chateauvieux, un Réunionnais, principale fortune de l’outre-mer français, s’apprête à prendre la présidence du conseil de surveillance d’Axa, géant européen de l’assurance. Peut-on succéder à Claude Bébéar ?
Dernières heures en Chine.
Quatre jours qu’on sillonne nerveusement avec lui l’empire du Milieu. Interminables trajets en voiture sur des autoroutes trop neuves, trop vides, symptôme oppressant d’une modernité effrénée. Déjeuners et dîners à rallonge avec des officiels chinois experts en lever de coude. Visites au pas de charge de chantiers navals à taille inhumaine. Puis revoilà la mégalopole, voilà Shanghai. Soleil limpide sur le Bund. Les tours de Pudong se détachent distinctement sur fond bleu électrique. Idéal pour la séance photo. Pause à la terrasse du restaurant français Sens and Bund, lieu design limite bling-bling qui appartient aux frères Pourcel. Jacques de Chateauvieux, le PDG du groupe Bourbon, se plie de bonne grâce à l’exercice imposé. Le petit homme de 57 ans, costume un peu froissé, un poil trop sérieux mais sourire toujours bienveillant, sait qu’il n’a guère le choix. Quand on est bombardé président du conseil de surveillance d’un géant comme Axa, quand on remplace le dernier mythe du capitalisme français, Claude Bébéar lui-même, il faut faire quelques petites concessions à la cause médiatique. Mais, décidément, tout ce tintouin, cette façon de se donner en spectacle... vraiment pas son truc. Il repart soulagé. Il saute dans un avion pour le Vietnam. Business as usual.
A son retour à Paris, le grand Barnum l’attend. Le 22 avril, à 17 heures précises, il sera officiellement intronisé président du conseil de surveillance d’Axa, accédant ainsi au très sélect cénacle des gens qui comptent en France.
Mais qui est donc le comte Jacques d’Armand de Chateauvieux ?
On pourrait commencer par dire ce qu’il n’est pas. Il n’est pas polytechnicien, il n’est pas inspecteur des finances, il n’est pas très « dîners en ville », il n’est pas membre de l’influent Club du siècle, il n’est pas pote du président Sarkozy. Ce qu’il est : le patron de Bourbon-une entreprise qui ne figure pas dans le CAC 40 ; réunionnais de souche, il parle le créole à la perfection ; il est catholique très pratiquant ; il est l’heureux géniteur de six enfants ; il est un entrepreneur pur jus. C’est pour toutes ces raisons qu’il a séduit le « parrain » des affaires. On pourrait croire à une grosse blague de Bébéar, tant l’homme est méconnu. Mais voyez-y plutôt un ultime bras d’honneur adressé à l’establishment.
Anonyme en France métropolitaine, Jacques de Chateauvieux est une figure à la Réunion. Avec sa flotte de 236 navires, le groupe Bourbon-770 millions d’euros de chiffre d’affaires tout de même !-s’est imposé comme le spécialiste de l’offshore profond, aidant à l’exploration et à la production de pétrole en mer. Un business très lucratif : un minimum de clients (Petrobras, Total, Exxon...), mais éminemment « bankable » ! Jacques de Chateauvieux a compris-avant les autres-que le pétrole devrait se chercher jusque dans les plus noirs abysses... Un flair qui lui a permis d’amasser un joli petit tas d’or et de pierres précieuses. Heureux détenteur de la plus grosse fortune de la France d’outre-mer, il pointe à la 66e place du classement des fortunes professionnelles de Challenges, son patrimoine étant estimé à 645 millions d’euros (il a triplé en quatre ans).
A l’annonce de sa promotion chez Axa, en février, Jacques de Chateauvieux reçoit des dizaines de mots, de lettres, de mails, de SMS de félicitations de ses confrères réunionnais. « Dans toutes les îles, il y a toujours un mélange de fierté quand un gars du coin réussit et aussi de critiques quand il réussit trop bien », assure-t-il. L’histoire mêlée de La Réunion et des comtes et comtesses d’Armand de Chateauvieux remonte à l’an 1830. En mal d’aventures, l’aïeul Sosthène, originaire de Carpentras, embarque pour une île des mers du Sud-alors appelée île Bourbon. Il se fait planteur. Sur les hauteurs de Saint-Leu, dans le domaine des Colimaçons, il construit une maison de trente-six pièces pour ses dix enfants et ses serviteurs. Il bâtit également sa propre église du Sacré-Coeur, aujourd’hui classée monument historique.
Une enfance au paradis
Un siècle plus tard, les Chateauvieux, dynastie réunionnaise, décident de regrouper leurs forces avec d’autres familles d’agriculteurs. 1948 : c’est l’acte de naissance des Sucreries de Bourbon. « Nous étions quatre enfants, mon père nous associait à la vie de l’entreprise , raconte Jacques de Chateauvieux. On faisait la campagne sucrière. Avec le petit avion des Sucreries, on sillonnait l’île de long en large. J’adorais ! » Son enfance ressemble à ça : un petit paradis de mer et de soleil et des gamins qui ont du sucre roux plein les babines. Fin du rêve éveillé en 1963. La famille remise les maillots de bain, boucle ses malles et file à Paris. « Nos parents souhaitaient que nous fassions des études sérieuses, se souvient Henri de Chateauvieux, le frère aîné, ex-pilote d’Air France. Là-bas, il y avait trop de tentations, ce n’était pas facile de se concentrer. Le départ a été un peu traumatisant. »
En métropole, c’est internat et week-ends en camp scout pour tout le monde. Après le bac, Jacques de Chateauvieux entre à l’Institut supérieur de gestion, puis décroche un MBA à l’université Columbia de New York. Il rejoint rapidement le Boston Consulting Group (BCG). Pendant ce temps, 10 000 kilomètres plus au sud, les Sucreries de Bourbon souffrent : cyclones dévastateurs, concurrence de l’île Maurice et de la Jamaïque, baisse des prix du sucre, etc. « La question s’est posée de savoir s’il fallait vendre nos parts » , explique-t-il. Il étudie le dossier et collectionne les allers-retours vers l’île. Jusqu’au jour où son avion reste bloqué sur le tarmac de Saint-Denis de La Réunion. Il loupe une présentation devant un gros client du BCG, qui lui demande de choisir entre lui et l’entreprise familiale. Le 4 juillet 1979 (à 28 ans), il fait son grand retour sur l’île.
Avec sa femme Caroline, il jette son dévolu sur une belle demeure de planteurs à Sainte-Marie : murs de bois blanc et volets bleus, meubles en bois de tamarin, le tout entouré d’un jardin planté de litchis et de bougainvillées. Il fait chaud. Très chaud. Mais ça n’empêche pas Jacques de Chateauvieux de s’agiter en tous sens. Il ferme les petites sucreries, licencie les employés, fait la révolution agricole. Grabuge sur l’île. « S’attaquer au sucre, c’était toucher au sacré, dit le PDG de Bourbon. J’ai essayé d’expliquer les choses aux planteurs et aux actionnaires. En vain. » Les élus et les syndicats se déchaînent. Le fils Chateauvieux va payer cash, grèves dures à la clé. « Mais ça reste La Réunion, l’ambiance est un peu spéciale , s’amuse-t-il. On s’engueule la journée et, le soir venu, on arrose la dispute avec un petit verre de rhum arrangé. » Il tâte un peu de la res publica , se fait élire au conseil général. Sans étiquette, mais résolument à droite. « Il se lançait dans des joutes oratoires avec des notables de l’île , se souvient Guy Dupont, ex-directeur général du conseil général de La Réunion. La Réunion doit s’ouvrir, disait-il. Voir plus loin. Il rejouait la querelle des anciens et des modernes. » Jacques de Chateauvieux est à l’aise en politique : stratège, habile et charmeur. Il rencontre Jacques Chirac au gré de réunions publiques et lui voue depuis une amitié sincère. Il l’accompagnera d’ailleurs, au titre de PDG de Bourbon, lors de nombreux voyages officiels. En 1983, Jacques de Chateauvieux rate la mairie de Sainte-Suzanne. Il encaisse mal cet échec et raccroche les gants.
Dernières heures en Chine.
Quatre jours qu’on sillonne nerveusement avec lui l’empire du Milieu. Interminables trajets en voiture sur des autoroutes trop neuves, trop vides, symptôme oppressant d’une modernité effrénée. Déjeuners et dîners à rallonge avec des officiels chinois experts en lever de coude. Visites au pas de charge de chantiers navals à taille inhumaine. Puis revoilà la mégalopole, voilà Shanghai. Soleil limpide sur le Bund. Les tours de Pudong se détachent distinctement sur fond bleu électrique. Idéal pour la séance photo. Pause à la terrasse du restaurant français Sens and Bund, lieu design limite bling-bling qui appartient aux frères Pourcel. Jacques de Chateauvieux, le PDG du groupe Bourbon, se plie de bonne grâce à l’exercice imposé. Le petit homme de 57 ans, costume un peu froissé, un poil trop sérieux mais sourire toujours bienveillant, sait qu’il n’a guère le choix. Quand on est bombardé président du conseil de surveillance d’un géant comme Axa, quand on remplace le dernier mythe du capitalisme français, Claude Bébéar lui-même, il faut faire quelques petites concessions à la cause médiatique. Mais, décidément, tout ce tintouin, cette façon de se donner en spectacle... vraiment pas son truc. Il repart soulagé. Il saute dans un avion pour le Vietnam. Business as usual.
A son retour à Paris, le grand Barnum l’attend. Le 22 avril, à 17 heures précises, il sera officiellement intronisé président du conseil de surveillance d’Axa, accédant ainsi au très sélect cénacle des gens qui comptent en France.
Mais qui est donc le comte Jacques d’Armand de Chateauvieux ?
On pourrait commencer par dire ce qu’il n’est pas. Il n’est pas polytechnicien, il n’est pas inspecteur des finances, il n’est pas très « dîners en ville », il n’est pas membre de l’influent Club du siècle, il n’est pas pote du président Sarkozy. Ce qu’il est : le patron de Bourbon-une entreprise qui ne figure pas dans le CAC 40 ; réunionnais de souche, il parle le créole à la perfection ; il est catholique très pratiquant ; il est l’heureux géniteur de six enfants ; il est un entrepreneur pur jus. C’est pour toutes ces raisons qu’il a séduit le « parrain » des affaires. On pourrait croire à une grosse blague de Bébéar, tant l’homme est méconnu. Mais voyez-y plutôt un ultime bras d’honneur adressé à l’establishment.
Anonyme en France métropolitaine, Jacques de Chateauvieux est une figure à la Réunion. Avec sa flotte de 236 navires, le groupe Bourbon-770 millions d’euros de chiffre d’affaires tout de même !-s’est imposé comme le spécialiste de l’offshore profond, aidant à l’exploration et à la production de pétrole en mer. Un business très lucratif : un minimum de clients (Petrobras, Total, Exxon...), mais éminemment « bankable » ! Jacques de Chateauvieux a compris-avant les autres-que le pétrole devrait se chercher jusque dans les plus noirs abysses... Un flair qui lui a permis d’amasser un joli petit tas d’or et de pierres précieuses. Heureux détenteur de la plus grosse fortune de la France d’outre-mer, il pointe à la 66e place du classement des fortunes professionnelles de Challenges, son patrimoine étant estimé à 645 millions d’euros (il a triplé en quatre ans).
A l’annonce de sa promotion chez Axa, en février, Jacques de Chateauvieux reçoit des dizaines de mots, de lettres, de mails, de SMS de félicitations de ses confrères réunionnais. « Dans toutes les îles, il y a toujours un mélange de fierté quand un gars du coin réussit et aussi de critiques quand il réussit trop bien », assure-t-il. L’histoire mêlée de La Réunion et des comtes et comtesses d’Armand de Chateauvieux remonte à l’an 1830. En mal d’aventures, l’aïeul Sosthène, originaire de Carpentras, embarque pour une île des mers du Sud-alors appelée île Bourbon. Il se fait planteur. Sur les hauteurs de Saint-Leu, dans le domaine des Colimaçons, il construit une maison de trente-six pièces pour ses dix enfants et ses serviteurs. Il bâtit également sa propre église du Sacré-Coeur, aujourd’hui classée monument historique.
Une enfance au paradis
Un siècle plus tard, les Chateauvieux, dynastie réunionnaise, décident de regrouper leurs forces avec d’autres familles d’agriculteurs. 1948 : c’est l’acte de naissance des Sucreries de Bourbon. « Nous étions quatre enfants, mon père nous associait à la vie de l’entreprise , raconte Jacques de Chateauvieux. On faisait la campagne sucrière. Avec le petit avion des Sucreries, on sillonnait l’île de long en large. J’adorais ! » Son enfance ressemble à ça : un petit paradis de mer et de soleil et des gamins qui ont du sucre roux plein les babines. Fin du rêve éveillé en 1963. La famille remise les maillots de bain, boucle ses malles et file à Paris. « Nos parents souhaitaient que nous fassions des études sérieuses, se souvient Henri de Chateauvieux, le frère aîné, ex-pilote d’Air France. Là-bas, il y avait trop de tentations, ce n’était pas facile de se concentrer. Le départ a été un peu traumatisant. »
En métropole, c’est internat et week-ends en camp scout pour tout le monde. Après le bac, Jacques de Chateauvieux entre à l’Institut supérieur de gestion, puis décroche un MBA à l’université Columbia de New York. Il rejoint rapidement le Boston Consulting Group (BCG). Pendant ce temps, 10 000 kilomètres plus au sud, les Sucreries de Bourbon souffrent : cyclones dévastateurs, concurrence de l’île Maurice et de la Jamaïque, baisse des prix du sucre, etc. « La question s’est posée de savoir s’il fallait vendre nos parts » , explique-t-il. Il étudie le dossier et collectionne les allers-retours vers l’île. Jusqu’au jour où son avion reste bloqué sur le tarmac de Saint-Denis de La Réunion. Il loupe une présentation devant un gros client du BCG, qui lui demande de choisir entre lui et l’entreprise familiale. Le 4 juillet 1979 (à 28 ans), il fait son grand retour sur l’île.
Avec sa femme Caroline, il jette son dévolu sur une belle demeure de planteurs à Sainte-Marie : murs de bois blanc et volets bleus, meubles en bois de tamarin, le tout entouré d’un jardin planté de litchis et de bougainvillées. Il fait chaud. Très chaud. Mais ça n’empêche pas Jacques de Chateauvieux de s’agiter en tous sens. Il ferme les petites sucreries, licencie les employés, fait la révolution agricole. Grabuge sur l’île. « S’attaquer au sucre, c’était toucher au sacré, dit le PDG de Bourbon. J’ai essayé d’expliquer les choses aux planteurs et aux actionnaires. En vain. » Les élus et les syndicats se déchaînent. Le fils Chateauvieux va payer cash, grèves dures à la clé. « Mais ça reste La Réunion, l’ambiance est un peu spéciale , s’amuse-t-il. On s’engueule la journée et, le soir venu, on arrose la dispute avec un petit verre de rhum arrangé. » Il tâte un peu de la res publica , se fait élire au conseil général. Sans étiquette, mais résolument à droite. « Il se lançait dans des joutes oratoires avec des notables de l’île , se souvient Guy Dupont, ex-directeur général du conseil général de La Réunion. La Réunion doit s’ouvrir, disait-il. Voir plus loin. Il rejouait la querelle des anciens et des modernes. » Jacques de Chateauvieux est à l’aise en politique : stratège, habile et charmeur. Il rencontre Jacques Chirac au gré de réunions publiques et lui voue depuis une amitié sincère. Il l’accompagnera d’ailleurs, au titre de PDG de Bourbon, lors de nombreux voyages officiels. En 1983, Jacques de Chateauvieux rate la mairie de Sainte-Suzanne. Il encaisse mal cet échec et raccroche les gants.
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