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« Comprendre les inégalités », par Louis Maurin

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  • « Comprendre les inégalités », par Louis Maurin

    19 JUIN 2018 PAR YVES FAUCOUP
    Le directeur de l'Observatoire des inégalités publie un ouvrage, « Comprendre les inégalités », véritable vade-mecum pour mieux s'y retrouver dans cette question sociale d'envergure qui agite plus que jamais aujourd'hui le débat public.

    comprendre-les-inegalitesIl faut bien reconnaître que l'approche des inégalités est immédiatement politique et qu'il n'est pas simple de conserver une certaine rationalité, une démarche scientifique, pour décrire une réalité qui est percluse d'enjeux. Parmi tous les chiffres à notre disposition ou que nous allons chercher dans la profondeur d'un rapport, selon ce que l'on veut démontrer, certains seront mis en avant, d'autres oubliés. Dans le camp de ceux qui dénoncent les inégalités, certains ne sont pas prêts à abandonner des arguments-chocs même s'ils sont approximatifs, erronés ou tendancieux. Par exemple, quand l'Observatoire des inégalités défend une prise en compte de la pauvreté à 50 % du revenu médian (ce qui réduit le nombre de pauvres), certains s'insurgent et lui reprochent ce choix. Alors qu'il est pertinent (1), et qu'il n'y a aucun intérêt à noircir un tableau qui est déjà bien suffisamment noir, mais surtout à se contenter d'un chiffre globalisant en évitant d'entrer dans les détails.
    On a beaucoup causé de revenu universel, on a soudain estimé (à gauche mais aussi certains à droite) que finalement on pouvait envisager d'attribuer aux citoyens un revenu, pourquoi pas de 800 €… sans contrepartie ! Alors même que le montant du RSA, inférieur à la moitié du seuil de pauvreté, avec exigence d'insertion, faute de quoi l'impétrant est traité d'assisté, et peut en principe se voir retirer son allocation, ne perturbe pas outre mesure la classe politique ni l'opinion publique. C'est bien pourquoi certains responsables de partis ne se privent pas de s'en prendre aux "bénéficiaires" des minima sociaux, souvent pour faire diversion et dérouler ainsi leur projet de politiques sociales restrictives. En veillant en permanence à ce que la réalité des chiffres ne soit pas annoncée : il est stupéfiant de voir combien certains débats télévisés, certains discours d'estrades, entretiennent la confusion (en laissant croire par exemple que l’ASS et le RSA plombent les finances publiques), à un point tel que cela est forcément intentionné.


    On voit bien que l'affichage du nombre de pauvres, de chômeurs, peut être instrumentalisé : voir Marine Le Pen se gargarisant avec les 9 millions de pauvres, les "7 millions" de chômeurs. On entend parfois "14 millions de pauvres", confusion faite avec "14 %" de pauvres. Par ailleurs, longtemps, le non-recours (qui représentait 5 milliards d'euros pour le RSA socle et le RSA activité), évalué non pas par des gauchistes mais par des chercheurs missionnés par François Fillon, était un sacré argument pour démonter quelque peu le discours Sarkozy-Waukiez à l'encontre de l'assistanat. Cela aurait mérité des titres barrant les unes dans les médias, alors que très peu s'en sont fait l'écho. On commence à en parler justement depuis que le RSA activité a été fondu dans la prime pour l'emploi pour former la prime d'activité, attribuée automatiquement à ceux qui y ont droit, supprimant quasiment le non-recours sur cette prestation, au grand dam du ministre des comptes publics (Darmanin) qui gémit sur les 6 milliards qu'elle devrait bientôt coûter.
    A force d'être précis sur les chiffres, sur les rapports de force, à comparer ce qui est comparable, non seulement on mène un combat plus honnête, mais aussi plus efficace. C'est ce que fait l'Observatoire des inégalités. Fondé en 2003, cet organisme privé indépendant, à but non lucratif, fondé en réaction au traumatisme provoqué par le résultat de Jean-Marie Le Pen le 21 avril 2002, se donne pour objectif de faire l'état des lieux des inégalités, laissant au public le soin de s'en saisir. Les recherches produites sont des outils pour l'action, mais l'Observatoire ne se veut pas militant, il ne cherche pas non plus à dramatiser. Il ne craint pas d'être en désaccord avec certaines emphases, là encore par souci de vérité mais aussi parce que cette façon excessive d'aborder ces questions incite davantage au fatalisme qu'à la mobilisation pour le changement.

    L'Observatoire n'est pas un Ifrap inversé : il ne cherche pas systématiquement à torturer les chiffres pour défendre sa cause ou à passer sous silence ce qui pourrait desservir sa démonstration. Malheureusement, Agnès Verdier-Molinié, la directrice de l'Ifrap (institut néo-libéral), passe son temps sur les plateaux de télévision et les studios de radio, le plus souvent dans un propos de provocation délibérée, tandis que les animateurs de l'Observatoire sont bien rarement sollicités.


    Un bémol : Louis Maurin, directeur de l'Observatoire, qui vient de publier Comprendre les inégalités, a été interviewé ces jours-ci par plusieurs médias, d'autant plus que l'actualité s'y prêtait avec les déclarations de Bruno Le Maire et Gérald Darmanin sur les aides sociales, et Emmanuel Macron sur les minima sociaux qui coûteraient au pays un "pognon de dingue".

    Louis Maurin cherche, dans son ouvrage, à décrypter les discours. Par exemple, il veut "mettre en lumière le travail que font les plus favorisés pour justifier leurs privilèges. Comment ils déguisent des inégalités en différences, valorisent leurs "sacrifices" pour en être arrivés où ils sont. Mais aussi par quels processus les dominés, à force d'être remis à leur place par la société, finissent eux-mêmes par accepter, voire défendre, leur propre domination".

    Mais il se refuse à participer à ce "jeu pervers" de la manipulation des chiffres qui finalement se retourne contre ceux qui s'y adonnent. Par ailleurs, alors qu'il est un spécialiste des inégalités, il ne considère pas qu'elles suffisent à expliquer le monde, à comprendre les rapports de force et l'ensemble des rapports sociaux.

    Dans Comprendre les inégalités, il s'emploie dans un premier temps à les définir, à montrer qu'elles sont diverses (pas seulement monétaires), qu'elles évoluent, qu'elles ne sont pas "également" réparties sur le territoire. Il se demande s'il existe entre elles une hiérarchie, s'il y a une différence entre discriminations et inégalités. Il relève à juste titre que les discriminations sont interdites (âge, sexe, origine, opinion politique) : on peut être condamné pour discrimination, pas pour traitement inégalitaire. Un propriétaire qui refuse ouvertement de louer à une personne parce que cette dernière n'a pas assez de revenus n'est pas juridiquement répréhensible.

    Il fait le tour de tout ce que le vocabulaire comprend pour décrire la pauvreté, et toutes les extensions qui ont fleuri : précarité, vulnérabilité, fragilité.

    Ensuite, il développe tout un chapitre sur la façon de mesurer les inégalités, occasion de montrer subtilement que "toutes choses ne sont pas égales par ailleurs" et qu'"un chiffre peut en cacher un autre". Si la pauvreté c'est 60 % (ou 50 %) du revenu médian (qui, lui, est à 1692 € en 2015), il avait proposé (dans Alternatives économiques en 1997) de considérer que la richesse c'est à partir du double (soit aujourd'hui à près de 3400 €). Evidemment, cela n'a rien de scientifique : la détermination du niveau de pauvreté ou de richesse découle forcément d'une convention.


    Enfin, il propose de décrypter le débat. Il rappelle que les inégalités ne sont pas toutes contestées : certaines peuvent paraître "justes", en tout cas acceptables. Rares sont ceux qui revendiquent une égalité absolue. J'ajouterais que ceux qui utilisent le terme "égalitarisme" pour dénigrer l'égalité (comme d'autres agitent l'assistanat pour s'en prendre aux "assistés") sont de mauvaise foi : ils savent bien que leur combat contre l'égalitarisme est tout simplement une action en défense des inégalités. Louis Maurin réfléchit à la question du mérite, à celle de l'égalité des chances, chère à Emmanuel Macron (comme auparavant à Nicolas Sarkozy), qui consiste à donner à chacun la "chance" de réussir par lui-même, en se fondant sur l'exemple que procurent les "premiers de cordée". Il interroge cette notion de "chance" qui est purement individualiste, qui valorise la compétition et non la collaboration. Cette philosophie "que le meilleur gagne", non seulement ne se préoccupe pas de ce qu'il advient d'une société construite sur de tels fondements, mais laisse délibérément sur le bord de la route des cohortes d'exclus qui n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes.
    L'auteur pose également le problème du pouvoir de la parole : si un grand patron peut encaisser en un an ce qu'un smicard touchera en plusieurs siècles, c'est la preuve qu'il a le pouvoir de l'imposer. Les plus favorisés disposent de tout une panoplie de moyens (argent, médias, réseaux de sociabilité) pour tout bien contrôler et faire en sorte que le système dominant domine. Et parvienne à inculquer, même à ceux dont ce n'est pas l'intérêt, qu'il faut admettre ces inégalités (le "ras-le-bol fiscal" ou la conviction qu'ont les jeunes qu'ils n'auront pas de retraites). Pire : non seulement admettent mais souvent "adhèrent aux stéréotypes et […] collaborent à la construction des inégalités".

    inegalitesImpossible d'évoquer tous les points de réflexion que développe Louis Maurin (comme le prétendu "enfer" des riches, l'abus du terme "classes moyennes", le fait que l'égalité n'a pas besoin d'être "rentable" pour être justifiée). Le mieux est de le lire. Il termine sur une note d'espoir : celle de voir les jeunes (armés d'un sens critique plus développé que ce que croient les générations plus anciennes) ne pas tolérer les inégalités. S'ils sont apparemment moins sensibles aux approches collectives, leur indépendance d'esprit peut être source d'une révolte contre les injustices. Plusieurs exemples montrent cette aspiration d'une jeunesse à ne pas s'en laisser compter face à un ordre dangereux pour la démocratie, par son rejet même des principes de la République. La loi du plus fort pourrait bien ne pas toujours s'imposer, et les inégalités cesser de porter atteinte à la liberté et à la fraternité.
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    (1) La plupart de ceux qui invoquent le seuil de pauvreté seraient bien surpris d'apprendre que, si l'on retient la référence à 60 %, un couple avec deux enfants en bas âge est pauvre si ses ressources ne dépassent pas 2132 € par mois.

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    Comprendre les inégalités, Louis Maurin, édité par l'Observatoire des inégalités, illustré par Enzo, 130 pages. Édité grâce à un financement participatif de 400 donateurs, et au soutien de la Macif, d'Alternatives économiques, du cabinet d'études Compas, de la Fondation Un monde par tous, et de la Fondation de l'Abbé-pierre. Peut être commander : ici.

    . Voir également : Non, les enfants pauvres n'existent pas, par Louis Maurin, 14 juin 2018 : l'auteur s'en prend à la "montagne d'hypocrisie" et à la "commisération médiatique" envers les enfants pauvres qui sont, en réalité, des enfants qui vivent dans des familles pauvres (je signe des deux mains).

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    montage
    Voir sur ce blog :

    . Les inégalités : des données pour agir, 31 mai 2017 (sur le rapport 2017 de l'Observatoire).

    . Inégalités : la crise enrichit les plus riches, 29 juillet 2015 (sur le rapport 2015 de l'Observatoire)

    . Propositions pour réduire les inégalités, 23 mai 2015 (sur l'ouvrage de l'Observatoire élaboré par 30 experts : Que faire contre les inégalités ?).

    observatoire


    Billet n° 403

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