Publié le 04 juillet 2016
Première destination des investissements - et des ressortissants - chinois au Maghreb, « l'empire » sino-algérien n'est plus tout à fait ce qu'il était. Voyage exclusif au cœur d'une citadelle menacée par la chute des cours du pétrole et par la crise financière.
À LIRE AUSSI
Algérie : prêt chinois de 3,3 milliards de dollars pour la construction du port d'El Hamdania
Quand Alger lorgne l'argent chinois...
Les Chinois en Afrique : où sont-ils ? Que font-ils ?
Une cinquantaine de grues tournoient dans le ciel comme dans un ballet aérien, les carcasses d’immeubles s’alignent à perte de vue, des travailleurs par centaines bétonnent, soudent, coffrent et décoffrent, montent et démontent des échafaudages sous un soleil écrasant et des dizaines de camions chargés de sable, de terre, de gravats ou de gravier slaloment entre les bâtiments en soulevant des nuages de poussière.
Mahelma, 30 km à l’ouest d’Alger, est à deux pas de la résidence d’État du président, à un jet de pierre de l’autoroute et à deux battements d’ailes de mouette de la mer. C’est ici que la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC) construit la nouvelle ville de Sidi Abdellah, sur 7 000 hectares. Bien sûr, le projet est loin d’être fini. Mais une fois livrée, cette cité disposera de 55 000 logements, d’équipements administratifs et hospitaliers, de commerces, de pôles industriels, d’un parc de sports et de loisirs et devrait accueillir quelque 300 000 habitants, soit 10 % de la population d’Alger.
La géante chinoise aux commandes de l’immobilier algérien
À elle seule, la CSCEC a obtenu plus de 5 milliards de dollars (environ 4,5 milliards d’euros) de contrats en Algérie au cours des deux dernières décennies. Hormis l’italien Saipem, qui a raflé 8 milliards d’euros avec Sonatrach, et le canadien SNC-Lavalin, qui a remporté des marchés pour 6 milliards de dollars (eau, énergie…) – les deux font l’objet d’enquêtes internationales pour corruption présumée -, aucune entreprise étrangère n’a autant prospéré que la CSCEC.
Son plus gros coup ? La Grande Mosquée d’Alger, troisième plus grand édifice religieux au monde, ironiquement rebaptisée mosquée Bouteflika. Un projet de 1,5 milliard de dollars décroché en 2011 alors que la CSCEC était blacklistée depuis 2009 par la Banque mondiale (elle le restera jusqu’en 2015) pour des faits de fraude et de corruption aux Philippines et au Vietnam.
Mais voilà, les autorités algériennes ne refusent rien – ou presque – aux Chinois, au grand dam des autres partenaires étrangers. Pékin a bâti un véritable empire en Algérie. Quelques chiffres permettent de mesurer son ampleur. Sur les 500 milliards de dollars d’investissements publics dépensés depuis l’arrivée au pouvoir du président Bouteflika, en 1999, les sociétés de l’empire du Milieu en auraient capté au moins 80 milliards*.
On dénombre aujourd’hui en Algérie 793 entreprises et quelque 40 000 ressortissants chinois, dont 2 000 naturalisés, vivant et travaillant dans ce qui est devenu leur eldorado africain. Rien que pour l’année 2014, 24 000 visas ont été délivrés à des travailleurs et à des hommes d’affaires.
Entre la Chine et l’Algérie, c’est une histoire qui remonte à bientôt six décennies. Pékin est l’un des premiers pays à reconnaître le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), cette nouvelle autorité créée en septembre 1958 qui finira par négocier quatre ans plus tard les accords d’Évian avec le général de Gaulle, mettant ainsi fin à cent trente-deux ans de colonisation française.
Pendant ces quatre années de lutte, la Chine fournit des armes à la guérilla algérienne et entraîne ses combattants dans des camps militaires. En août 1962, quelques semaines après la proclamation officielle de l’indépendance, la Chine est le premier pays au monde à ouvrir son ambassade à Alger libéré. Un an plus tard, les deux pays signent un accord de coopération militaire, avec à la clé un prêt de 50 millions de dollars.
Pour faire face à la crise du logement que nous traversions, nous avons fait appel aux Chinois, déclare un ex-ministre de l’Industrie
Mais pendant des décennies, sous les présidences de Boumédiène, Chadli et Zéroual, l’intervention de la Chine dans l’économie locale reste anecdotique. Le tournant survient au début des années 2000, quand les pétrodollars algériens, dopés par la hausse vertigineuse des prix du pétrole, croisent l’intérêt nouveau de la Chine pour un continent qui peut lui permettre de sécuriser ses approvisionnements énergétiques.
« Nous étions alors confrontés à une grave crise du logement, raconte un ex-ministre de l’Industrie. Pour la résorber, il fallait construire des habitations à la chaîne. Nous avons donc fait appel aux Chinois. » Des bataillons de travailleurs débarquent alors et s’installent dans des bases de vie, d’où ils sortent peu. Ils travaillent jour et nuit. Incrédules, les Algériens assistent au spectacle de ces employés qui ne dorment jamais et s’affairent sous la pluie, sous le cagnard ou à la lumière des projecteurs.
Une rude concurrence pour les européens
Faible coût de réalisation et rapidité d’exécution : les Européens se font damer le pion. « Les autorités ont fixé à 365 dollars le coût du mètre carré, décrypte cet ancien ministre. Les Européens n’étaient pas en mesure de s’aligner sur ces prix et ils nous l’ont d’ailleurs reproché ! Sur le marché du bâtiment, les Chinois n’avaient pas de concurrents. » La CSCEC obtiendra d’ailleurs un quota de 30 000 logements répartis à travers 35 wilayas.
Et le bâtiment n’est qu’une petite mise en bouche. Routes, hôtels, barrages hydrauliques, hôpitaux civils ou militaires, transports ferroviaires, écoles, terminaux aéroportuaires, pétrochimie, villes nouvelles, bâtiments de grandes administrations… aucun secteur n’est épargné. Leur projet le plus emblématique ?
L’autoroute Est-Ouest, longue de 1 216 km, présentée comme la réalisation « du siècle » en Algérie. Officiellement estimé à 11,4 milliards de dollars, le projet est confié en 2006 au groupement japonais Cojaal pour le tronçon est, et au consortium chinois Citic-CRCC pour les tronçons ouest (359 km) et centre (169 km). Là encore, les Chinois coiffent sur le poteau de grandes entreprises occidentales, comme l’américain Bechtel, le groupement franco-allemand Vinci-Razel-Bilfinger ou encore Italia.
Les deux firmes chinoises auraient-elles été favorisées ? Mohamed Bedjaoui, ancien ministre algérien des Affaires étrangères, a publiquement admis avoir introduit le sulfureux homme d’affaires et marchand d’armes Pierre Falcone auprès des autorités de son pays comme « facilitateur » pour le compte des Chinois. Falcone a-t-il versé des pots-de-vin à des intermédiaires ?
L’intéressé a démenti tout soupçon de concussion. Toutefois, un des prévenus, Sid Ahmed Tajeddine Addou, qui a été condamné dans le cadre du procès de l’affaire de l’autoroute Est-Ouest au tribunal d’Alger en mai 2015, a reconnu devant un juge d’instruction que des commissions qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars ont été versées à Pierre Falcone ainsi qu’à des responsables algériens, dont l’ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, chargé du pilotage du projet.
Première destination des investissements - et des ressortissants - chinois au Maghreb, « l'empire » sino-algérien n'est plus tout à fait ce qu'il était. Voyage exclusif au cœur d'une citadelle menacée par la chute des cours du pétrole et par la crise financière.
À LIRE AUSSI
Algérie : prêt chinois de 3,3 milliards de dollars pour la construction du port d'El Hamdania
Quand Alger lorgne l'argent chinois...
Les Chinois en Afrique : où sont-ils ? Que font-ils ?
Une cinquantaine de grues tournoient dans le ciel comme dans un ballet aérien, les carcasses d’immeubles s’alignent à perte de vue, des travailleurs par centaines bétonnent, soudent, coffrent et décoffrent, montent et démontent des échafaudages sous un soleil écrasant et des dizaines de camions chargés de sable, de terre, de gravats ou de gravier slaloment entre les bâtiments en soulevant des nuages de poussière.
Mahelma, 30 km à l’ouest d’Alger, est à deux pas de la résidence d’État du président, à un jet de pierre de l’autoroute et à deux battements d’ailes de mouette de la mer. C’est ici que la China State Construction Engineering Corporation (CSCEC) construit la nouvelle ville de Sidi Abdellah, sur 7 000 hectares. Bien sûr, le projet est loin d’être fini. Mais une fois livrée, cette cité disposera de 55 000 logements, d’équipements administratifs et hospitaliers, de commerces, de pôles industriels, d’un parc de sports et de loisirs et devrait accueillir quelque 300 000 habitants, soit 10 % de la population d’Alger.
La géante chinoise aux commandes de l’immobilier algérien
À elle seule, la CSCEC a obtenu plus de 5 milliards de dollars (environ 4,5 milliards d’euros) de contrats en Algérie au cours des deux dernières décennies. Hormis l’italien Saipem, qui a raflé 8 milliards d’euros avec Sonatrach, et le canadien SNC-Lavalin, qui a remporté des marchés pour 6 milliards de dollars (eau, énergie…) – les deux font l’objet d’enquêtes internationales pour corruption présumée -, aucune entreprise étrangère n’a autant prospéré que la CSCEC.
Son plus gros coup ? La Grande Mosquée d’Alger, troisième plus grand édifice religieux au monde, ironiquement rebaptisée mosquée Bouteflika. Un projet de 1,5 milliard de dollars décroché en 2011 alors que la CSCEC était blacklistée depuis 2009 par la Banque mondiale (elle le restera jusqu’en 2015) pour des faits de fraude et de corruption aux Philippines et au Vietnam.
Mais voilà, les autorités algériennes ne refusent rien – ou presque – aux Chinois, au grand dam des autres partenaires étrangers. Pékin a bâti un véritable empire en Algérie. Quelques chiffres permettent de mesurer son ampleur. Sur les 500 milliards de dollars d’investissements publics dépensés depuis l’arrivée au pouvoir du président Bouteflika, en 1999, les sociétés de l’empire du Milieu en auraient capté au moins 80 milliards*.
On dénombre aujourd’hui en Algérie 793 entreprises et quelque 40 000 ressortissants chinois, dont 2 000 naturalisés, vivant et travaillant dans ce qui est devenu leur eldorado africain. Rien que pour l’année 2014, 24 000 visas ont été délivrés à des travailleurs et à des hommes d’affaires.
Entre la Chine et l’Algérie, c’est une histoire qui remonte à bientôt six décennies. Pékin est l’un des premiers pays à reconnaître le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), cette nouvelle autorité créée en septembre 1958 qui finira par négocier quatre ans plus tard les accords d’Évian avec le général de Gaulle, mettant ainsi fin à cent trente-deux ans de colonisation française.
Pendant ces quatre années de lutte, la Chine fournit des armes à la guérilla algérienne et entraîne ses combattants dans des camps militaires. En août 1962, quelques semaines après la proclamation officielle de l’indépendance, la Chine est le premier pays au monde à ouvrir son ambassade à Alger libéré. Un an plus tard, les deux pays signent un accord de coopération militaire, avec à la clé un prêt de 50 millions de dollars.
Pour faire face à la crise du logement que nous traversions, nous avons fait appel aux Chinois, déclare un ex-ministre de l’Industrie
Mais pendant des décennies, sous les présidences de Boumédiène, Chadli et Zéroual, l’intervention de la Chine dans l’économie locale reste anecdotique. Le tournant survient au début des années 2000, quand les pétrodollars algériens, dopés par la hausse vertigineuse des prix du pétrole, croisent l’intérêt nouveau de la Chine pour un continent qui peut lui permettre de sécuriser ses approvisionnements énergétiques.
« Nous étions alors confrontés à une grave crise du logement, raconte un ex-ministre de l’Industrie. Pour la résorber, il fallait construire des habitations à la chaîne. Nous avons donc fait appel aux Chinois. » Des bataillons de travailleurs débarquent alors et s’installent dans des bases de vie, d’où ils sortent peu. Ils travaillent jour et nuit. Incrédules, les Algériens assistent au spectacle de ces employés qui ne dorment jamais et s’affairent sous la pluie, sous le cagnard ou à la lumière des projecteurs.
Une rude concurrence pour les européens
Faible coût de réalisation et rapidité d’exécution : les Européens se font damer le pion. « Les autorités ont fixé à 365 dollars le coût du mètre carré, décrypte cet ancien ministre. Les Européens n’étaient pas en mesure de s’aligner sur ces prix et ils nous l’ont d’ailleurs reproché ! Sur le marché du bâtiment, les Chinois n’avaient pas de concurrents. » La CSCEC obtiendra d’ailleurs un quota de 30 000 logements répartis à travers 35 wilayas.
Et le bâtiment n’est qu’une petite mise en bouche. Routes, hôtels, barrages hydrauliques, hôpitaux civils ou militaires, transports ferroviaires, écoles, terminaux aéroportuaires, pétrochimie, villes nouvelles, bâtiments de grandes administrations… aucun secteur n’est épargné. Leur projet le plus emblématique ?
L’autoroute Est-Ouest, longue de 1 216 km, présentée comme la réalisation « du siècle » en Algérie. Officiellement estimé à 11,4 milliards de dollars, le projet est confié en 2006 au groupement japonais Cojaal pour le tronçon est, et au consortium chinois Citic-CRCC pour les tronçons ouest (359 km) et centre (169 km). Là encore, les Chinois coiffent sur le poteau de grandes entreprises occidentales, comme l’américain Bechtel, le groupement franco-allemand Vinci-Razel-Bilfinger ou encore Italia.
Les deux firmes chinoises auraient-elles été favorisées ? Mohamed Bedjaoui, ancien ministre algérien des Affaires étrangères, a publiquement admis avoir introduit le sulfureux homme d’affaires et marchand d’armes Pierre Falcone auprès des autorités de son pays comme « facilitateur » pour le compte des Chinois. Falcone a-t-il versé des pots-de-vin à des intermédiaires ?
L’intéressé a démenti tout soupçon de concussion. Toutefois, un des prévenus, Sid Ahmed Tajeddine Addou, qui a été condamné dans le cadre du procès de l’affaire de l’autoroute Est-Ouest au tribunal d’Alger en mai 2015, a reconnu devant un juge d’instruction que des commissions qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars ont été versées à Pierre Falcone ainsi qu’à des responsables algériens, dont l’ex-ministre des Travaux publics, Amar Ghoul, chargé du pilotage du projet.
Commentaire