Les champions nationaux gagnent de plus en plus de parts de marché sur le continent… au détriment des multinationales. Mais quelles sont les clés de leur réussite ?
Terre d’opportunités aujourd’hui convoitée par tous les grands groupes internationaux, l’Afrique peut aussi se transformer en une terre de désenchantement pour ces multinationales. En la matière, l’année 2015 a été riche en exemples. Le cas de Nestlé a particulièrement retenu l’attention. Après avoir investi 1 milliard de dollars (plus de 900 millions d’euros) depuis 2010 pour conquérir les nouveaux consommateurs africains, le géant suisse de l’agroalimentaire a annoncé en juin que les résultats obtenus n’étaient finalement pas à la hauteur des attentes et qu’il allait supprimer 15 % de ses effectifs en Afrique équatoriale. Au Cameroun et au Gabon, Unipal – le distributeur exclusif de Procter & Gamble, géant américain des produits de grande consommation – a dû plier bagage faute d’avoir su se faire une place sur ce marché. Si de manière générale les multinationales ont vu leurs revenus augmenter sur le continent, elles perdent des parts de marché, d’après une étude publiée en novembre par le cabinet Boston Consulting Group (BCG).
Principale raison : la montée en puissance des groupes africains. Pour Acha Leke, associé du cabinet McKinsey, qui travaille à la rédaction d’une nouvelle version du rapport « Lions on the Move » qui doit sortir en juin (la première édition est parue en 2010), les grandes entreprises panafricaines sont en plein boom. « Il y a cinq ans, lors de la rédaction de notre dernier rapport, le nombre d’entreprises qui réalisaient plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires en Afrique se situait entre 200 et 250. Nous avons fait le compte, elles sont désormais plus de 400, dont une proportion grandissante de groupes issus du continent ! » affirme ce Camerounais installé à Johannesburg. Le Franco-Sénégalais Alioune Gueye, directeur du cabinet Afrique Challenge, basé à Casablanca, confirme. D’après lui, « les secteurs dans lesquels excellent les champions africains sont les banques, le ciment, l’agroalimentaire ainsi que l’aérien ».
Fin connaisseur de l’Afrique du Sud et du Nigeria, Acha Leke estime que ce sont d’abord ces deux locomotives anglophones qui produisent de tels groupes : MTN dans les télécoms, Shoprite dans la grande distribution, Dangote Group dans le ciment et l’agroalimentaire, Sahara Group pour les services pétroliers… Viennent ensuite les Marocains, notamment dans la banque et les assurances, avec Attijariwafa Bank, BMCE et Saham, puis les Kényans, avec les établissements Equity Bank dans le secteur financier et Bidco dans les biens de consommation (hygiène et agroalimentaire). « L’Afrique subsaharienne francophone n’a encore donné que peu de champions en dehors de rares groupes comme l’ivoirien Sifca, qui a commencé à se développer en dehors de la Côte d’Ivoire », regrette-t-il. Quelle est donc la recette pour tirer son épingle du jeu sur les marchés africains ? Jeune Afrique livre les quatre clés du succès des plus puissants groupes du continent.
Le soutien des États
Pour éclore, certains champions africains ont habilement profité des politiques mises en place par les gouvernements de leur pays d’origine. Au Nigeria, l’embargo instauré par le pouvoir politique sur les importations de ciment et de sucre a ainsi permis au tycoon Aliko Dangote de s’imposer dans ces deux secteurs. De même, les politiques de contenu local, favorisant les sociétés du pays, dans l’extraction pétrolière ont aidé les groupes privés nigérians Oando et Seplat à se développer rapidement. Ces deux entreprises ont par exemple été retenues comme fournisseurs des programmes étatiques Gas to Power visant à électrifier le pays. Une stratégie qui permet à ces groupes nationaux de maintenir leur trésorerie à flot et donc leur capacité d’investissement, d’autant qu’elle leur garantit des prix fixes intéressants.
En Éthiopie, le « protectionnisme » est beaucoup plus « radical », note Alioune Gueye. « Là-bas, pas un seul McDonald’s à l’horizon. Dans le secteur des télécoms, encore aux mains d’un seul opérateur, l’État a éconduit de nombreuses multinationales, même quand elles faisaient des offres alléchantes, avec plus de 500 millions de dollars à la clé ! observe le directeur d’Afrique Challenge, de retour d’Addis-Abeba. Cette politique a permis l’émergence d’Ethiopian Airlines, aujourd’hui incontournable dans le ciel africain. »
« Le protectionnisme permet la création de champions nationaux mais il ne peut durer qu’un temps », nuance Acha Leke, du cabinet McKinsey. Pour lui, la diminution des barrières douanières en 2012 au Nigeria a finalement été salutaire à des entreprises comme Dangote, en les poussant à regarder dans d’autres secteurs et dans d’autres pays.
De fait, favoriser la naissance des grands groupes locaux est une chose, appuyer leur expansion hors des frontières nationales en est une autre. Au Maroc, où Mohammed VI a fait des liens entre le royaume chérifien et les pays subsahariens son leitmotiv, la plupart des grands groupes nationaux lui ont emboîté le pas, appuyés par des organismes publics comme Maroc Export. BMCE (le deuxième groupe bancaire de l’UEMOA en matière d’actifs détenus, derrière Ecobank et devant la Société générale), Attijariwafa Bank (numéro un du point de vue du nombre d’agences ouvertes dans cette zone) ou encore Maroc Télécom, Saham (Assurance) et Somagec (BTP) envoient des émissaires lors des différentes tournées royales en Afrique mais aussi au sein des « caravanes de l’export » sillonnant le continent pour promouvoir le commerce extérieur marocain, appuyées financièrement par le gouvernement et le patronat.
La connaissance du marché
Au-delà de l’appui qu’ils peuvent recevoir des autorités publiques de leur pays, c’est indéniablement le point qui explique le mieux le succès des groupes africains sur le continent : une connaissance des marchés locaux que n’ont pas les multinationales. « L’Afrique est la priorité absolue de ces groupes locaux et souvent le seul continent où ils opèrent. Ils y ont donc développé une grande expérience du terrain, y ont accumulé des informations pertinentes sur ces marchés et acquis une capacité à évoluer dans des environnements d’affaires informels », explique le cabinet BCG dans son rapport sorti en novembre et intitulé « Dueling with Lions ». Par ailleurs, « ayant souvent déjà expérimenté dans leur propre pays des difficultés qui sont courantes sur le continent [instabilité politique, faiblesse des infrastructures routières et énergétiques…], ils ont une perception du risque différente de celle des multinationales », nous expliquait il y a quelques mois Lindsey Domingo, le responsable de la RD Congo au sein du cabinet EY.
Ainsi, lorsque les groupes occidentaux craignent d’aller dans certains pays, les Africains s’y lancent. Le géant sud-africain de la téléphonie mobile MTN a par exemple été le premier groupe étranger à partir à la conquête du marché nigérian en 2001. Même s’il vient d’y essuyer une amende record, le Nigeria est aujourd’hui, et de loin, le plus grand contributeur de son Ebitda. Il y compte près de 63 millions d’abonnés et y a réalisé 53,9 milliards de rands de chiffre d’affaires (3,8 milliards d’euros) en 2014.
En plus de leur perception du risque moins exagérée que celle des multinationales, « c’est aussi leur meilleure connaissance des marchés locaux qui permet aux entreprises africaines d’émerger comme des champions du business to consumer. C’est-à-dire sur des segments qui se développent grâce à une société de consommation de plus en plus importante, où c’est la demande qui porte l’offre », explique Florence de Bigault, la directrice du développement de l’institut de sondage Ipsos, qui note que dans ce domaine les entreprises africaines font preuve d’audace avec « un marketing pertinent qui mélange le rationnel et l’intuitif ».
Ainsi, des groupes comme le camerounais Biopharma ont pu s’imposer sur des marchés africains en proposant des produits cosmétiques qui répondent davantage aux attentes des consommateurs quand des poids lourds mondiaux comme L’Oréal ont encore du mal à trouver la bonne formule. Le groupe dirigé par Francis Nana Djomou est aujourd’hui le leader des produits cosmétiques au Cameroun avec 30 % de parts de marché. Il exporte vers une vingtaine de pays subsahariens, où ses produits répondent davantage aux attentes et au pouvoir d’achat des consommateurs.
Autre point fort des groupes africains lié à leur connaissance du terrain : la grande adaptabilité et la flexibilité dont ils font preuve, que ce soit dans la prise de décisions stratégiques ou dans la mise en place d’un circuit de distribution. En la matière, l’expérience d’Aliko Dangote, le patron du groupe du même nom, est un bon exemple : « Il connaît parfaitement le fonctionnement du tissu économique nigérian et n’hésite pas, contrairement à nous, à recourir au secteur informel. C’est notamment le cas pour la logistique de ses cimenteries, avec l’utilisation de très nombreux chauffeurs de camion indépendants pour rallier les coins les plus inaccessibles du Nigeria et y distribuer son ciment », nous confiait récemment un dirigeant d’un concurrent. « Il a eu des déboires avec certains d’entre eux. Il teste toutes les possibilités, tous les intermédiaires, avant de trouver la bonne formule », ajoute une autre source qui l’a côtoyé. Tous ces facteurs font, d’après le cabinet BCG, que les groupes africains lancent leur entreprise avec 25 % de coûts en moins que les multinationales qui souhaitent opérer en Afrique.
Terre d’opportunités aujourd’hui convoitée par tous les grands groupes internationaux, l’Afrique peut aussi se transformer en une terre de désenchantement pour ces multinationales. En la matière, l’année 2015 a été riche en exemples. Le cas de Nestlé a particulièrement retenu l’attention. Après avoir investi 1 milliard de dollars (plus de 900 millions d’euros) depuis 2010 pour conquérir les nouveaux consommateurs africains, le géant suisse de l’agroalimentaire a annoncé en juin que les résultats obtenus n’étaient finalement pas à la hauteur des attentes et qu’il allait supprimer 15 % de ses effectifs en Afrique équatoriale. Au Cameroun et au Gabon, Unipal – le distributeur exclusif de Procter & Gamble, géant américain des produits de grande consommation – a dû plier bagage faute d’avoir su se faire une place sur ce marché. Si de manière générale les multinationales ont vu leurs revenus augmenter sur le continent, elles perdent des parts de marché, d’après une étude publiée en novembre par le cabinet Boston Consulting Group (BCG).
Principale raison : la montée en puissance des groupes africains. Pour Acha Leke, associé du cabinet McKinsey, qui travaille à la rédaction d’une nouvelle version du rapport « Lions on the Move » qui doit sortir en juin (la première édition est parue en 2010), les grandes entreprises panafricaines sont en plein boom. « Il y a cinq ans, lors de la rédaction de notre dernier rapport, le nombre d’entreprises qui réalisaient plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires en Afrique se situait entre 200 et 250. Nous avons fait le compte, elles sont désormais plus de 400, dont une proportion grandissante de groupes issus du continent ! » affirme ce Camerounais installé à Johannesburg. Le Franco-Sénégalais Alioune Gueye, directeur du cabinet Afrique Challenge, basé à Casablanca, confirme. D’après lui, « les secteurs dans lesquels excellent les champions africains sont les banques, le ciment, l’agroalimentaire ainsi que l’aérien ».
Fin connaisseur de l’Afrique du Sud et du Nigeria, Acha Leke estime que ce sont d’abord ces deux locomotives anglophones qui produisent de tels groupes : MTN dans les télécoms, Shoprite dans la grande distribution, Dangote Group dans le ciment et l’agroalimentaire, Sahara Group pour les services pétroliers… Viennent ensuite les Marocains, notamment dans la banque et les assurances, avec Attijariwafa Bank, BMCE et Saham, puis les Kényans, avec les établissements Equity Bank dans le secteur financier et Bidco dans les biens de consommation (hygiène et agroalimentaire). « L’Afrique subsaharienne francophone n’a encore donné que peu de champions en dehors de rares groupes comme l’ivoirien Sifca, qui a commencé à se développer en dehors de la Côte d’Ivoire », regrette-t-il. Quelle est donc la recette pour tirer son épingle du jeu sur les marchés africains ? Jeune Afrique livre les quatre clés du succès des plus puissants groupes du continent.
Le soutien des États
Pour éclore, certains champions africains ont habilement profité des politiques mises en place par les gouvernements de leur pays d’origine. Au Nigeria, l’embargo instauré par le pouvoir politique sur les importations de ciment et de sucre a ainsi permis au tycoon Aliko Dangote de s’imposer dans ces deux secteurs. De même, les politiques de contenu local, favorisant les sociétés du pays, dans l’extraction pétrolière ont aidé les groupes privés nigérians Oando et Seplat à se développer rapidement. Ces deux entreprises ont par exemple été retenues comme fournisseurs des programmes étatiques Gas to Power visant à électrifier le pays. Une stratégie qui permet à ces groupes nationaux de maintenir leur trésorerie à flot et donc leur capacité d’investissement, d’autant qu’elle leur garantit des prix fixes intéressants.
En Éthiopie, le « protectionnisme » est beaucoup plus « radical », note Alioune Gueye. « Là-bas, pas un seul McDonald’s à l’horizon. Dans le secteur des télécoms, encore aux mains d’un seul opérateur, l’État a éconduit de nombreuses multinationales, même quand elles faisaient des offres alléchantes, avec plus de 500 millions de dollars à la clé ! observe le directeur d’Afrique Challenge, de retour d’Addis-Abeba. Cette politique a permis l’émergence d’Ethiopian Airlines, aujourd’hui incontournable dans le ciel africain. »
« Le protectionnisme permet la création de champions nationaux mais il ne peut durer qu’un temps », nuance Acha Leke, du cabinet McKinsey. Pour lui, la diminution des barrières douanières en 2012 au Nigeria a finalement été salutaire à des entreprises comme Dangote, en les poussant à regarder dans d’autres secteurs et dans d’autres pays.
De fait, favoriser la naissance des grands groupes locaux est une chose, appuyer leur expansion hors des frontières nationales en est une autre. Au Maroc, où Mohammed VI a fait des liens entre le royaume chérifien et les pays subsahariens son leitmotiv, la plupart des grands groupes nationaux lui ont emboîté le pas, appuyés par des organismes publics comme Maroc Export. BMCE (le deuxième groupe bancaire de l’UEMOA en matière d’actifs détenus, derrière Ecobank et devant la Société générale), Attijariwafa Bank (numéro un du point de vue du nombre d’agences ouvertes dans cette zone) ou encore Maroc Télécom, Saham (Assurance) et Somagec (BTP) envoient des émissaires lors des différentes tournées royales en Afrique mais aussi au sein des « caravanes de l’export » sillonnant le continent pour promouvoir le commerce extérieur marocain, appuyées financièrement par le gouvernement et le patronat.
La connaissance du marché
Au-delà de l’appui qu’ils peuvent recevoir des autorités publiques de leur pays, c’est indéniablement le point qui explique le mieux le succès des groupes africains sur le continent : une connaissance des marchés locaux que n’ont pas les multinationales. « L’Afrique est la priorité absolue de ces groupes locaux et souvent le seul continent où ils opèrent. Ils y ont donc développé une grande expérience du terrain, y ont accumulé des informations pertinentes sur ces marchés et acquis une capacité à évoluer dans des environnements d’affaires informels », explique le cabinet BCG dans son rapport sorti en novembre et intitulé « Dueling with Lions ». Par ailleurs, « ayant souvent déjà expérimenté dans leur propre pays des difficultés qui sont courantes sur le continent [instabilité politique, faiblesse des infrastructures routières et énergétiques…], ils ont une perception du risque différente de celle des multinationales », nous expliquait il y a quelques mois Lindsey Domingo, le responsable de la RD Congo au sein du cabinet EY.
Ainsi, lorsque les groupes occidentaux craignent d’aller dans certains pays, les Africains s’y lancent. Le géant sud-africain de la téléphonie mobile MTN a par exemple été le premier groupe étranger à partir à la conquête du marché nigérian en 2001. Même s’il vient d’y essuyer une amende record, le Nigeria est aujourd’hui, et de loin, le plus grand contributeur de son Ebitda. Il y compte près de 63 millions d’abonnés et y a réalisé 53,9 milliards de rands de chiffre d’affaires (3,8 milliards d’euros) en 2014.
En plus de leur perception du risque moins exagérée que celle des multinationales, « c’est aussi leur meilleure connaissance des marchés locaux qui permet aux entreprises africaines d’émerger comme des champions du business to consumer. C’est-à-dire sur des segments qui se développent grâce à une société de consommation de plus en plus importante, où c’est la demande qui porte l’offre », explique Florence de Bigault, la directrice du développement de l’institut de sondage Ipsos, qui note que dans ce domaine les entreprises africaines font preuve d’audace avec « un marketing pertinent qui mélange le rationnel et l’intuitif ».
Ainsi, des groupes comme le camerounais Biopharma ont pu s’imposer sur des marchés africains en proposant des produits cosmétiques qui répondent davantage aux attentes des consommateurs quand des poids lourds mondiaux comme L’Oréal ont encore du mal à trouver la bonne formule. Le groupe dirigé par Francis Nana Djomou est aujourd’hui le leader des produits cosmétiques au Cameroun avec 30 % de parts de marché. Il exporte vers une vingtaine de pays subsahariens, où ses produits répondent davantage aux attentes et au pouvoir d’achat des consommateurs.
Autre point fort des groupes africains lié à leur connaissance du terrain : la grande adaptabilité et la flexibilité dont ils font preuve, que ce soit dans la prise de décisions stratégiques ou dans la mise en place d’un circuit de distribution. En la matière, l’expérience d’Aliko Dangote, le patron du groupe du même nom, est un bon exemple : « Il connaît parfaitement le fonctionnement du tissu économique nigérian et n’hésite pas, contrairement à nous, à recourir au secteur informel. C’est notamment le cas pour la logistique de ses cimenteries, avec l’utilisation de très nombreux chauffeurs de camion indépendants pour rallier les coins les plus inaccessibles du Nigeria et y distribuer son ciment », nous confiait récemment un dirigeant d’un concurrent. « Il a eu des déboires avec certains d’entre eux. Il teste toutes les possibilités, tous les intermédiaires, avant de trouver la bonne formule », ajoute une autre source qui l’a côtoyé. Tous ces facteurs font, d’après le cabinet BCG, que les groupes africains lancent leur entreprise avec 25 % de coûts en moins que les multinationales qui souhaitent opérer en Afrique.
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